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AFRIQUE DU SUD : Mystifications raciales, ethniques et nationales contre le prolétariat

posté le 30/04/18 Mots-clés  luttes sociales  histoire / archive 

AFRIQUE DU SUD : Mystifications raciales, ethniques
et nationales contre le prolétariat

Dans l’article précédent, nous avons examiné les enjeux impérialistes en Afrique australe. Depuis sa parution, les résultats de la conférence de Genève entre le régime blanc de Ian Smith et les divers mouvements nationalistes noirs ont été des plus maigres. La date à laquelle la Rhodésie deviendrait le Zimbabwe, c’est-à-dire le moment où la majorité noire participerait au pouvoir, a été fixée. Mais les modalités de partage du pouvoir buttent sur les exigences des blancs qui réclament la détention des ministères de l’intérieur et de la défense en priorité. A partir de là, tout s’est bloqué au niveau des négociations et la diplomatie anglaise qui, au titre d’ancienne puissance coloniale, a pris le relais provisoire de celle des Etats-Unis (Kissinger à l’époque), n’a pu empêcher la suspension de la conférence de Genève (celle-ci devrait reprendre courant janvier).

Nous allons maintenant nous intéresser aux problèmes internes du sous-impérialisme sud-africain qui était le "grand arrière" du régime de Salisbury et qui, sous la pression américaine, est devenu un des artisans de la transition nécessaire vers la reconnaissance des droits de la majorité noire en Rhodésie.

APARTHEID ET POLITIQUE DES BANTOUSTANS

La domination anglaise à la suite de la guerre des Boërs (cf. J.T n°12) n’avait pas supprimé l’anachronisme de l’apartheid instauré par les Afrikaans (colons hollandais du 17e siècle ou Boërs). En effet, l’exploitation coloniale britannique - contrairement aux promesses démagogiques antérieures - avait trouvé un profit considérable dans le maintien de la discrimination raciale. La victoire du parti Afrikaan en 1948 aux élections de l’Union Sud-Africaine qui était incorporée à l’empire anglais depuis 1910, ne changea évidemment pas cet état de choses mais contribua au contraire à le renforcer.

L’apartheid c’est un système basé sur le "développement séparé des races" et qui, au niveau économique, vise à maintenir dans l’esclavage une importante masse de main d’oeuvre taillable et corvéable à merci de cette façon. Aujourd’hui, en Afrique du Sud, cela se traduit par une domination de 4 millions de blancs (dont 58 % d’afrikaans) aux dépens de 19 millions de noirs africains, indiens, bochimans, métis (chiffres dans "Africa Contemporary record", Colin Legum. ed. Collings - Londres 1974).

Plusieurs révoltes de ces "non-blancs" eurent lieu - à l’image des "guerres cafres" du 19e siècle - contre le système de l’apartheid. La plus "célèbre" parmi les récentes demeurait celle de Sharpeville en mars 1960 : révolte au cours de laquelle l’Etat Sud-Africain décida le massacre pur et simple de milliers de manifestants obéissant à des consignes non violentes.

Poussant à bout la logique de l’apartheid, les dirigeants de l’Afrique du Sud mirent au point la politigue des "bantoustans". Ils ressuscitèrent donc les nations africaines noires basées sur les diverses ethnies d’origine bantoue : celles-ci existaient avant la colonisation qui les détruisit en tant qu’obstacles au développement capitaliste ! Ainsi, une loi de 1959 prévoyait la création de huit bantoustans. Ce nouvel anachronisme semblait avoir plusieurs avantages : il pouvait donner l’illusion aux noirs d’être des citoyens à part entière dans un Etat à eux ; de plus il tendait à favoriser l’apparition d’une petite-bourgeoisie noire qui aurait déplacé les conflits de classe ; enfin et surtout, il visait à décongestionner les villes d’Afrique du Sud du trop plein de main d’oeuvre "non-blanche" s’accumulant dans des bidonvilles et des quartiers à la périphérie de des villes ; cela constituait des ghettos gui devenait de véritables poudrières sociales ! "Diviser pour régner", si le principe machiavélien garde toute sa valeur, il se fondait en l’occurence sur des calculs politiques et économiques dépassés du point de vue de la situation objective. En effet, l’instauration de l’ordre pré-colonial des bantoustans - habile sur le papier - ne tenait pas compte des impératifs du capital sud-africain face à la crise et n’offrait pas les garanties d’une réelle restructuration économique. A l’époque de la concentration des entreprises et de la recherche à tout prix de l’exportation, les projets de décentralisation avec implantation industrielle dans les bantoustans ou autour d’eux ne pouvaient aboutir.

L’échec de cette politique de "partition du pays" comparable à celle qu’envisageaient les chrétiens-phalangistes au Liban trouve également son origine dans les bouleversements de l’environnement extérieur immédiat de l’Afrique du Sud. Au printemps 1975, John Vorster, Ier ministre du régime de Prétoria, avait lancé une offensive diplomatique en direction des chefs d’Etat dits "modérés" d’Afrique noire. Avec la bénédiction américaine, elle visait à faire cautionner "l’indépendance" prévue des bantoustans. La victoire du M.P.L.A en Angola, du FRELIMO au Mozambique, l’affaire rhodésienne, vinrent tout brouiller. Le projet révéla ouvertement son caractère désuet. Et pourtant, aiguillonnée par les révoltes de l’été 1976, sans autre solution de rechange, l’ Afrique du Sud persista dans sa politique - ainsi le 26 octobre, l’indépendance du Transkei (Ier bantoustan à être doté d’un gouvernement et d’une administration "autonomes") fut proclamée dans l’indifférence ou l’hostilité des pays d’Afrique noire et du reste du monde !

Autant à l’extérieur, le gouvernement Vorster a su s’adapter aux nouvelles données et même prendre des initiatives (cf. les pressions sur la Rhodésie pour accepter le plan Kissinger), autant à l’intérieur, il manque singulièrement d’imagination. En fait, il se heurte et se plie aux diktats du parti Afrikaan qui est peu soucieux de mettre fin à des anachronismes assurant tous ses privilèges.

La majorité des descendants des colons hollandais ne veut donc pas une politique de "développement multinational" en Afrique du Sud. Les Etats-Unis les ont forcé à "sacrifier" Ian Smith : jusque là, mais pas plus loin ! Cette majorité a pour base les "petits blancs" c’est-à-dire les classes moyennes et une partie du prolétariat dont les avantages reposent essentiellement sur la surexploitation des travailleurs noirs. Le capital national ainsi que le capital international dont les investissements sont considérables dans cette partie du monde, voudraient bien malgré tout forcer l’évolution nécessaire vers la formation d’une bourgeoisie noire et la promotion des indiens et des métis. Mais la seule possibilité serait de brader les intérêts de ces "petits blancs", de les prolétariser intégralement en quelque sorte. Là est la contradiction : comment demander au parti Afrikaan de lâcher ceux qui votent massivement pour lui... et en fait de se passer la corde au cou ? Le capital sait que les petits-fils des Boërs se battront le dos à la mer et il ne peut pas courir le risque de provoquer une crise au sein de sa fraction politique principale s’il n’est pas assuré à l’avance d’une relève et de sa solidité.

POUVOIR NOIR ET LIBERATION NATIONALE

Dans les révoltes des travailleurs noirs contre leur surexploitation, les différents groupes nationalistes réclament le "Pouvoir noir" et la libération de "l’Azanie" (nom bantou de l’Afrique du Sud). Loin d’être un pas en avant dans la prise de conscience, ces revendications ne sont que des mystifications visant à dévoyer les travailleurs noirs de leur terrain de classe et à les faire massacrer pour instaurer un Etat où les noirs seraient exploités non par des blancs mais par... des noirs !

La plus ancienne organisation nationaliste, l’A.N.C (African National Congress) existe depuis le début du siècle et a connu une assez forte influence à l’époque de la domination anglaise. En 1958, considérant que l’A.N.C sombrait dans le légalisme, se créa un groupe hostile à toute coopération multiraciale, le P.A.C (Pan African Congress). Il sera à l’origine des manifestations pacifiques qui aboutiront au massacre de Sharpeville dont nous avons déjà parlé. L’interdiction de ces deux organisations date de cette époque.

Dans la clandestinité depuis 16 ans, l’A.N.C et le P.A.C ont entrepris une série "d’actes exemplaires" allant du sabotage aux lettres piégées. Nombre de leurs dirigeants condamnés à la prison à vie font figure de martyrs. Le leader actuel de l’A.N.C, Oliver Tambo, a fait des déclarations tonitruantes récentes du genre : "Nous luttons non seulement contre l’apartheid mais pour conquérir le pouvoir". Mais il n’envisage pas pour autant le passage à la guerilla ou à la lutte armée car l’implantation de son organisation au sein de la population noire est loin d’être suffisante.

Ces dernières années, sont apparus plusieurs nouveaux groupes en marge de l’A.N.C. Ils viennent des milieux étudiants et lycéens qui se composent en grande partie des enfants de la petite-bourgeoisie noire (commerçants, fonctionnaires, ...) qui était promise à un rôle privilégié dans le cas de l’indépendance des bantoustans. Comme les gauchistes européens par rapport à leurs P.C respectifs, ces groupes ne remettent pas en cause le programme capitaliste de la vieille organisation (à part quelques modifications de détails mais son manque de combativité. Par exemple, la S.A.S.O (South African Student’s Organisation), s’inspirant des black-panthers américains, prône une résistance armée tout en développant son idéologie de la "conscience noire" (!). Lors des émeutes de l’été 1976, tous ces groupes ne furent pas à l’initiative des mouvements de lutte et ne les contrôlèrent pas, mais ils agirent en leur sein et furent des facteurs de dévoyement vis-à-vis des possibilités d’une réelle prise de conscience ouvrière.

Les victoires du M.P.L.A et du FRELIMO ont renforcé le mythe de la libération nationale par la lutte armée. Le développement des actions de la SWAPO (Organisation du peuple du sud-ouest africain) en Namdbie et de la ZIPA (Armée populaire du Zimbabwe) en Rhodésie, a conduit à leur reconnaissance par plusieurs organismes internationaux. Cela alimente la thèse des partisans de la violence pour "libérer l’Azanie" ! Les pressions externes favorisent donc la recrudescence de la résistance interne des nationalistes noirs en Afrique du sud, - même si l’appareil coercitif (police et armée) de la minorité blanche impose par sa puissance des conditions d’affrontement plus difficiles que partout ailleurs.

Il faut noter que ces pressions externes s’étaient ralenties à partir de la volte-face de Vorster par rapport à la Rhodésie que Kissinger avait orchestrée. Les Etats "libérés" dits durs (Angola, Mozambique) poussèrent alors les guerilleros luttant contre le régime de I.Smith à accepter une solution "négociée"(cf. J.T n°12). Depuis la suspension de la conférence de Genève, face à l’intransigeance des blancs rhodésiens, la guerilla s’est quelque peu intensifiée et la propagande pour une solution "armée" semble reprendre le dessus. Mais tout cela n’est qu’un jeu de dupes et les enjeux impérialistes sont trop importants pour que les compromis ne réapparaissent pas à nouveau.

L’IRRUPTION DE LA LUTTE DE CLASSE

Avec son développement industriel jusqu’en 1970, le sous-impérialisme sud-africain avait accru la prolétarisation des populations noires. S’ils étaient restés stables dans les mines, les besoins de main-d’oeuvre s’étaient en effet accélérés dans diverses branches de l’industrie et dans la construction en particulier. Au niveau agricole, la concentration des exploitations et l’élimination du métayage des "non-blancs" ont engendré la formation d’une classe d’un million et demi d’ouvriers, noirs et métis.

Cette prolétarisation a conduit les travailleurs noirs à quitter leurs bantoustans, à ne plus les habiter et à s’amasser au contraire dans d’immenses "townships" à la périphérie des principaux centres urbains du pays.

La croissance économique réclama une augmentation de la main-d’oeuvre qualifiée. L’immigration blanche était insuffisante et l’apartheid empêchait la spécialisation des "non-blancs". Malgré ce dernier obstacle, le patronat sud-africain d’avant-garde décida de former des noirs qualifiés. Mais ceux-ci tout en occupant une fonction identique à celle des ouvriers blancs, ne recevaient que des salaires en moyenne cinq fois inférieurs. Une vague de grèves eut lieu en 1971 et elle contribua à faire des entreprises le centre de gravité du véritable combat de classe. Par la négociation, des augmentations substantielles et la tolérance de certains syndicats noirs qui réclamaient d’ailleurs leur adhésion à la TUCSA (centrale "blanche"), ces luttes économiques furent récupérées et se cantonnèrent par la suite dans la défense corporatiste des intérêts d’une "aristocratie ouvrière noire".

Cependant, à travers le phénomène de concentration, l’Etat était devenu peu à peu le premier patron sud-africain. Or, de par la Constitution, il demeurait l’Etat de l’apartheid, donc des blancs. Il lui était impossible par rapport à une "démocratie européenne" de pouvoir se poser en arbitre d’un conflit patronat-prolétariat. Dans ces conditions, comme dans les pays "fascistes" ou capitalistes d’Etat, il n’y a pas en Afrique du sud d’intermédiaires plus ou crédibles entre l’Etat-patron et la masse majoritaire des travailleurs non-blancs.

L’Etat, toujours incapable de se restructurer sur le plan politique, réprima sauvagement les grandes grèves de 1973 (245 grèves, près de 80 000 ouvriers impliqués). Cela ne fit que confirmer aux travailleurs noirs et autres qu’ils devaient se préparer à l’affrontement social.

De plus, à partir de cette date, la crise économique mondiale vint s’ajouter aux difficultés propres de l’Afrique du sud imputables à ses structures archaïques (étroitesse du marché interne due aux bas salaires et manque de main d’oeuvre qualifiée) pour faire obstacle à une reprise de la croissance qui commençait alors à connaître un sérieux ralentissement.

De 1974 à 1976, l’approfondissement de la crise et l’immobilisme politique et social du gouvernement (maintien de l’apartheid, utopie du projet des bantoustans) aggravèrent les tensions. L’entassement autour des grandes villes d’une "masse de travailleurs, culturellement et racialement disparates, qui dégénéreraient en un prolétariat urbain inassimilable et déraciné" (selon les propres termes d’une étude publiée par le département à l’information de Prétoria et intitulée "le développement multinational en Afrique du sud : une réalité" !) devenait de plus en plus un facteur de fermentation de classe. En juin 1976, suivant puis dépassant le refus des lycéens et étudiants d’étudier la langue afrikaan rendue obligatoire par le régime de Vorster, les poudrières sociales explosèrent. Le centre des principales villes fut envahi et les émeutes se succédèrent durant tout l’été. Soweto, la banlieue ouvrière de Johannesbourg, fut un des symboles les plus clairs de l’irruption de la lutte de classe : face aux forces de répression, les émeutes renaissaient et s’étendaient sans cesse. La police, le plus souvent submergée, fut renforcée maintes fois et se déchaîna. Ainsi, d’après l’O.U.A (organisation de l’unité africaine ), le bilan des affrontements sanglants entre le 15 juillet et le mois de septembre était de 630 morts ou blessés graves du côté des manifestants.

En dépit des tentatives de récupération de ce mouvement social par des formules journalistiques du genre "le Mai 68 sud-africain" ou par les diverses idéologies nationalistes, malgré les nombreuses mystifications auxquelles il aura encore affaire, il montre la seule voie réelle que doivent suivre tous les travailleurs : celle de la lutte de classe contre le Capital et son Etat quel qu’il soit ! Kissinger, derrière la formule qu’il lança lors de sa "tournée sud-africaine" : "la guerre des races est commencée en Afrique australe", ne s’est pas trompé sur la nature de l’adversaire de toutes les tentatives de restructuration impérialiste face à la crise. Cet adversaire, ce ne sont pas les nationalistes noirs ou autres, mais le prolétariat qui, en Afrique du sud, comme en Espagne, en Egypte ou en Pologne, commence à prendre l’offensive de façon autonome !

Pour une intervention communiste
Jan. - Fev. 77


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