Dans son dernier numéro en version papier, le journal libertaire « Article 11 » consacre deux pages aux attentats de début janvier et aux dérives politiciennes qu’ils ont provoquées. Et exhume au passage une citation incroyable de Charb.
Article 11, journal libertaire qui paraissait depuis quatre ans tous les trois mois en kiosque, a sorti son dernier numéro en version papier il y a une semaine – le site, lui, "ne baissera pas pavillon", promet la rédaction. Cet ultime numéro recèle quelques trésors, dont un article de deux pages signé Serge Quadruppani, intitulé “Toucher le fond”. Il revient à froid sur la séquence d’attentats de début janvier, "l’émotion et sa manipulation", et analyse l’évolution de Charlie Hebdo depuis sa refondation en 1992.
"Dessiner ne sert à rien. Mieux vaut s’armer d’une kalachnikov"
En guise d’introduction, l’auteur place son article sous l’égide d’une citation incroyable de Charb, exhumée d’un article paru dans Paris Match le 15 décembre 2004 :
« En vingt-cinq ans, ’Charlie’ est passé de la gauche à la droite. Plus les années s’écoulent, plus je me rends compte que dessiner ne sert à rien. Mieux vaut s’armer d’une kalachnikov. Si je n’avais pas été dessinateur, j’aurais été kamikaze. »
Contacté par Les Inrocks, Serge Quadruppani explique qu’une de ses connaissances qui travaille à Paris Match lui avait signalé l’existence de celle-ci, dans un article intitulé "Charlie ne se fera jamais hara-kiri". Au regard des événements de début janvier, elle suscite au moins un moment de méditation, voire la perplexité du lecteur.
Pour le journaliste, cette pensée constitue “un moment de lucidité ou de folie, je ne sais pas”. Elle le conduit en tout cas, avec celle de Wolinski rapportée par Delfeil de Ton dans L’Obs le 14 janvier (où le dessinateur regrette, en 2011, la provocation à outrance envers l’islamisme radical), à considérer de manière critique l’histoire récente de Charlie.
La difficile adaptation de Charlie à l’ordre néo-libéral
Serge Quadruppani se livre alors à une monographie mettant l’accent sur le changement de contexte entre la première mouture de Charlie Hebdo (1970-1982) et sa renaissance en 1992 : l’avènement de "la contre-révolution néo-libérale" et "la disparition de l’esprit 68", "récupéré par le néo-libéralisme", ont changé la donne. Dans ces circonstances, il a été difficile pour Charlie de s’adapter :
« Le vieux Charlie mourait ainsi en 1982, faute de lectorat. Et dix ans plus tard, les couilles et les culs de l’hebdo ressuscité n’ébranlaient plus rien dans un monde où toutes les morales étaient invitées à cohabiter".
Serge Quadruppani décrit l’infléchissement éditorial qui s’ensuivit "sous la férule ultra-autoritaire de Val" : "le rédactionnel ne cessa de se droitiser", estime-t-il, pour transformer Charlie en "canard enchaîné au néo-conservatisme à l’extérieur et à l’intégrisme citoyenniste à l’intérieur". Manière de critiquer la ligne éditoriale imposée par Caroline Fourest et Philippe Val dans leurs textes respectifs. Ce reproche largement répandu dans la gauche radicale a été le motif de plusieurs départs de membres de Charlie Hebdo à cette époque : Mona Chollet en 2000, Olivier Cyran en 2001, Michel Boujut en 2003 et Philippe Corcuff en 2004.
Quelle critique des religions ?
Certes, convient l’auteur, Charlie était encore lu par des lecteurs de gauche, qui le défendaient "au nom de la critique de ’toutes les religions’". Mais de quelle critique s’agit-il exactement, s’interroge-t-il ? Selon lui, la stratégie adoptée par Charlie pour critiquer les croyances est contestable. Dans le sillon d’un précédent article, d’Olivier Cyran, paru en décembre 2013 dans Article 11, il reproche à l’hebdo d’avoir choisi "avec une certaine régularité d’enfoncer le clou de l’anti-islamisme". A partir de là, et compte tenu des succès d’audience remportés par les couvertures sur ce sujet, la rédaction aurait selon lui dû s’interroger : "Parmi leurs si nombreux acheteurs inhabituels, combien de racistes et d’électeurs du FN ?" Ou encore : "L’islamophobie [...] est-elle sortie entamée ou renforcée par les provocations de Charlie ?"
L’auteur n’a pas de réponse, mais une certitude : “L’indispensable critique de la religion aura été rendue encore plus difficile par la dérive charliesque, et malheureusement plus encore par la dérive jesuischarliesque qui s’est manifestée après le 7 janvier".
Outre cet article des plus iconoclaste sur Charlie Hebdo, l’ultime numéro d’Article 11 résout dans son édito l’énigme du nom du journal. Pourquoi "Article 11" ? Il s’agit d’une référence à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui dispose dans son article 11 : "La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi." Le numéro dans son ensemble lui est fidèle.