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Disparition de Domenico Losurdo, philosophe humaniste et révolutionnaire

posté le 06/07/18 par Julien Auberger - http://lvsl.fr/disparition-domenico-losurdo-philosophe-humaniste-et-revolutionnaire Mots-clés  histoire / archive 

les néo-stalinien-ne-s et autres communistes autoritaires d’un certain courant sont en pleurs :

Nous avons appris avec tristesse la disparition de Domenico Losurdo, professeur à l’université d’Urbino, philosophe marxiste éminent et spécialiste de la pensée hégélienne. C’est un théoricien et un militant de premier plan que perd le mouvement progressiste italien et international.

Dans sa Contre-histoire du libéralisme, il a analysé l’histoire violente, coloniale, patriarcale, ayant pieds et mains liées avec la réduction en esclavage de millions d’êtres humains, les exécutions de masse, l’enfermement des pauvres et des vagabonds, d’une idéologie supposément émancipatrice, mais qui ne profite en réalité qu’à une poignée de propriétaires blancs. Il a mis en exergue les « clauses d’exclusions » des droits dont la pensée libérale se glorifie : femmes, ouvriers, hommes de couleurs, nations entières sont mis à l’écart des privilèges de la minorité. On retrouve dans cette histoire, des théories et des techniques de guerres qui seront à l’œuvre dans les fascismes européens. Fascisme qu’il faut comprendre comme un produit endogène du capitalisme en crise et en lutte contre l’ennemi communiste : non comme une monstruosité tombée du ciel, qui n’aurait aucun rapport avec la réalité préalable des sociétés européennes.

Parallèlement à cette critique sans concession du voile idéologique que revêtent les atrocités commises par les centres capitalistes, Domenico Losurdo dénonça ce qu’il a appelé l’ « autophobie communiste » de ceux qui sont appelés à lutter contre cet ordre des choses. Autophobie qu’il distingue du travail essentiel d’auto-critique. L’intériorisation des valeurs des classes dominantes par les dominés en lutte, amènent ceux-ci à se mépriser et à rejeter progressivement ce qui fait la puissance du mouvement pour l’émancipation universelle : « au narcissisme hautain des vainqueurs, qui transfigurent leur propre histoire, correspond l’autoflagellation des vaincus » écrit-il dans Fuir l’Histoire visant ainsi la réaction suscitée par l’effondrement du bloc de l’est. Dans cette perspective, Losurdo remet rigoureusement en cause une lecture facile, intellectuellement et politiquement paresseuse, qui consiste à voir l’étatisme en tant que tel ou l’autorité d’un individu supposément diabolique (Staline) comme raison des échecs de l’URSS. Prenant à contre-pied cet axe de critique libertaire, il voit au contraire dans l’injonction au dépérissement rapide de l’État, dans la difficulté à fonder des institutions juridico-politiques stables, dans les affres de l’utopisme, les principales causes de l’état d’exception permanent qui a marqué l’histoire du « socialisme réel » et qui a pu ouvrir les voies aux violences les plus inacceptables.

Dans le champ plus strictement philosophique, il nagea à contre-courant – suivant ainsi les pas de Lukacs – dans un travail rapprochant la pensée de Hegel de celle de Marx et Engels. Contre-courant des travaux de Louis Althusser par exemple, cherchant à déshégélianiser les propositions de Marx (en jouant au classique Marx contre Engels), rejetant les concepts d’aliénation, de négation de la négation, d’humanisme, etc. Dans son Hegel, critique de l’apolitisme, Losurdo revient au contraire sur l’intérêt fondamental de la philosophie hégélienne dans son rapport à la politique et la revitalisation qu’elle autorise de certains aspects du marxisme : « La vision nihiliste de la liberté « abstraite » ou « formelle », qui a prévalu dans la tradition ou dans la vulgate marxiste, représente un incontestable appauvrissement par rapport à celle bien plus articulée de Hegel. ». La dissolution de l’État et de la famille dans la société civile mise en avant par les jeunes Marx et Engels, lui semble théoriquement erronée : l’État doit prendre la main sur cette société civile que Hegel désignait comme une « bête sauvage » .

Dans la lignée de Gramsci, il insista sur la catégorie d’aufhebung – que nous pouvons traduire improprement en français par « dépassement » – qui lui permet de se démarquer de l’illusion de pouvoir, et du danger de vouloir, « faire table rase du passé » en tant que tel. Nous pouvons toujours uniquement nous démarquer d’un passé déterminé, des aspects négatifs d’une époque particulière et non de ce qu’elle laisse de positif. Les mouvements populaires doivent savoir s’approprier les meilleures moments de l’ascension au règne du capital, par exemple l’avènement de la pensée des Lumières qui vient briser les dogmatismes féodaux, qui invite l’homme à penser librement, à se fixer lui-même ses propres règles. Lumières dont la bourgeoisie s’écartera à mesure qu’elle intègrera les restes de féodalisme pour mieux maintenir sa domination sur la classe travailleuse. Il n’existe pas pour Losurdo de coupure absolue dans l’histoire ; c’est faire preuve de fanatisme et d’aveuglement que de désirer une telle coupure. Il ne s’agit pas d’anéantir l’adversaire historique, mais conquérir la domination, l’intégrer, le faire travailler pour l’intérêt général (il prend comme exemple la NEP en 1921 en URSS), jusqu’à ce que sa fonction soit absolument obsolète.

« Le dépassement, ce n’est pas la négation abstraite et totale, c’est hériter de quelque chose. Le dépassement de l’ordre bourgeois n’exclue pas l’héritage des meilleures choses de la révolution bourgeoise. » Domenico Losurdo, « Togliatti, Gramsci, un entretien »

Domenico Losurdo travailla ainsi a peaufiner la dialectique matérialiste dont Marx et Engels jetèrent les premières fondations, de manière à la sortir de toute caricature, tout réductionnisme et toute unilatéralité. Dans son livre sobrement intitulé La lutte des classes, il balaye les lectures naïves, utopiques de cette notion, en montrant la pluralité des formes et des réalités qu’elle peut recouvrir : luttes d’émancipation des femmes exploitées par l’homme, luttes d’émancipation des nations dominées contre les nations dominantes, et non simplement lutte du prolétariat contre la bourgeoisie. Nous n’avons jamais à faire à des luttes de classes pures entre prolétaires et bourgeois dont les figures seraient clairement identifiables et dont nous pourrions nous faire des images stéréotypées.

    • Il défendit, dans la même perspective, une vision réaliste de l’internationalisme comme solidarité entre nations, opposée à celle, ubuesque, d’une dissolution des nations dans une société communiste planétaire. Prenant l’exemple du continent européen, il citait une phrase d’Engels d’une actualité brûlante : « Une sincère collaboration internationale des nations européennes n’est possible que lorsque chaque nation singulière est pleinement autonome dans le cadre de son territoire national. ». De sorte que le philosophe italien su ne jamais céder aux sirènes de l’immédiateté : il n’a jamais rien concédé aux eurobéats émanant de la destruction du Parti Communiste Italien qui ont annihilé la gauche italienne, et permis la casse austéritaire du pays et la remontée de l’extrême-droite. Il ne s’est jamais laissé tromper par les discours belliqueux toujours plus vigoureux de l’impérialisme1, qu’ils fussent russophobes, sinophobes, serbophobes, etc. Tout cela, dans les pires années de réaction néo-libérale qu’ont été les années 1990 et 2000.

« Le caractère concret n’est pas synonyme d’immédiateté : il peut y avoir une immédiateté « abstraite » et même une vitalité « abstraite ». L’abstraction n’est pas un processus purement mental. »


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