Voici sept années que du Brésil je suis, solitaire, inconnu, votre œuvre d’émancipation. J’admire la ténacité et l’ardeur avec laquelle vous jetez la semence des idées sur cette douce patrie qui est la vôtre ; j’admire votre propagande désintéressée et constante à la cause de l’émancipation populaire. Ceci pour vous dire que je suis loin d’être un ennemi de vos idées. Si je prends la plume, c’est pour soumettre à votre appréciation un ensemble de considérations que je vous serais obligé de faire paraître dans votre journal, quand ce ne serait que par cette déférence que vous ne sauriez manquer d’avoir pour quelqu’un qui, pour la première et la dernière fois, prend la liberté de vous déranger.
Ce n’est ni une critique de vos idées ni de vos méthodes de lutte que je me propose de faire. J’irai plus loin. Je crois la conception anarchiste-communiste supérieure à toutes les critiques. Je crois que c’est la vision sublime d’une société idéale basée sur les lois de la nature et les plus beaux postulats de la science. C’est la divinisation de l’homme-animal, devenu un homme par le vaste exercice de sa liberté. C’est la solution hardie et unique aux problèmes les plus palpitants et les plus profonds de la vie sociale contemporaine. La pensée hétérodoxe des philosophes du dix-neuvième et du vingtième siècle ne pouvait aboutir à des cîmes d’idéalisme plus élevées quand on se rend compte des horizons ténébreux de l’époque actuelle, car l’idéal anarchiste-communiste préconise avec l’abolition de la propriété, de l’Etat, des castes, des privilèges, des frontières, des années, l’émancipation intégrale de l’homme du joug séculaire de l’exploitation et de l’esclavage de classe, la fin de toutes les misères, de toutes les infamies auxquelles l’humanité tout entière est en proie de la part de la domination bourgeoise. Contrairement aux postulats de l’évangile du Christ et aux doctrines de toutes les religions qui recommandent de renoncer sans conditions aux joies positives de ce bas monde et renvoient la solution des problèmes les plus angoissants après la mort — c’est-à-dire quand nous n’aurons plus besoin de rien et que cette solution ne nous intéressera plus — la conception anarchiste entonne un hymne à la vie, revendique les droits imprescriptibles et naturels de l’homme à toutes les joies possibles sur la terre, exige pour toutes les créatures humaines des moyens adéquats de subsistance et de lutte, un retour à la possession commune des richesses naturelles du sol, des terres, des machines, des mines, de ce patrimoine immense des biens que les générations passées laissèrent en héritage à celles de nos jours et qu’une poignée de coquins ont captés dans leur intérêt exclusif.
Mais si sortant de ce point de vue transcendantal, je me demande si cette populace abrutie, infâme, couarde, éternellement asservie à toutes les dominations politiques, orgueilleuse de ses misères et de ses chaînes, dépositaire jalouse de toutes les superstitions et de tous les mensonges, ennemie davantage d’elle-même que de ses exploiteurs ou de ses tyrans ; lors donc que je me demande si cette populace sera jamais susceptible de réaliser sa propre émancipation, j’avoue que je suis d’un scepticisme désolant.
J’eus un temps la fallacieuse illusion que la voix de la vérité, pénétrant dans les oreilles du peuple, en aurait secoué et révolutionné la conscience ; que le cri fatidique de Karl Marx « prolétaires de tous les pays, unissez-vous » aurait fait tressaillir les meurt-de-faim des deux hémisphères, que la grande armée de la révolution se serait organisée au plus vite, qu’auraient pu compter leurs jours le Capitalisme, l’Etat, l’Eglise, monstrueuse triplice politico-économico-religieuse.
Je n’ai plus celle illusion, et mon esprit s’en est libéré comme de tant d’autres mensonges. Plus pessimiste que Schopenhauer, je considère que le monde est le pire des mondes possibles et le peuple — ce peuple que tant d’efforts veulent rédimer — né uniquement pour la trique et le fouet. Il ne faut pas nous laisser tromper par les apparences : l’amour du peuple pour le bien-être, pour la liberté est une hypocrisie, une plaisanterie. Ce qu’aime le peuple, ce sont les pous, les haillons, la misère, le bâton, les maisons insalubres, son propre abrutissement, les paillasseries de la religion, la boue du mastroquet, le bagne de l’atelier.
Les doctrines, les idées émancipatrices ne pénètrent pas en sa cervelle, ne sont pas faites pour lui. Son idéalisme ne dépasse pas la périphérie de son ventre. Emplissez-lui l’estomac de haricots pourris, de pommes de terre, de pain, de riz ou de châtaignes et voici l’animal rassasié. De même que le baudet fait sa digestion insouciant des coups qui l’accablent, le peuple archicontent et ahuri que la générosité de ses maîtres lui ait laissé quelque chose à se mettre sous la dent, courbe la nuque sous la férule et travaille pour la félicité de ses bienheureux propriétaires.
Voyez le paysan : sale, malpropre, squelettique, les veines dépourvues de sang autant que le cerveau d’idées, il est aussi attaché à la bêche qu’à son maître. Il travaille 12 à 13 heures par jour, se nourrit comme un chien, dort comme un animal, soutire un enfer devant lequel pâlit celui des chrétiens, voit languir et mourir les siens avant leur temps, comme il meurt, lui, prématurément, d’inanition. Mais ne lui parlez pas de socialisme, ne lui parlez pas d’anarchie, d’émancipation, de liberté. Il vous regardera de travers, il vous traitera en ennemi, il dira que vous êtes un jeteur de sorts, un propagateur d’épidémies, il vous fuira. Le propriétaire qui l’exploite, qui l’exsangue, qui l’opprime, ah ! certes, c’est lui l’homme bon, le bienfaiteur sincère, un saint digne de toutes les estimes et de toutes les adorations. Maintenant, dites-moi, est-ce que jamais nous émanciperons cet animal ? Si ce n’était pas absurde, cela me paraîtrait criminel. Notez que si je parle là d’une certaine espèce de paysan, le cas pourrait être généralisé. Tous — à part de rares exceptions — se trouvent au même niveau intellectuel et moral.
Que dire des ouvriers de la ville ? Pour ceux-ci, nous aimons montrer de l’indulgence, je le sais, et leur attribuer des caractéristiques sympathiques lesquelles, le plus souvent, n’existent que dans notre imagination. Leur sort n’est ni moins dur ni moins infâme que celui des colons les plus abrutis de la pire des fazendas, exploitations agricoles. Ils n’en finissent pas de travailler, de peiner. C’est avec difficulté qu’ils aperçoivent le soleil. A six heures du matin, ils pénètrent dans leurs bagnes et jusqu’à ce qu’aient sonné 5 ou 6 heures du soir, souvent 7 ou 8, ils ne revoient pas le ciel. Quand le bagne les vomit, ils sont méconnaissables, ils n’ont plus rien d’humain, ni d’animal. Ils semblent être quelque chose de moins que l’animal, des êtres indéfinissables, inclassables qui paraissent appartenir à un monde et à un règne animal qui n’est pas le nôtre. Allez chez eux, rendez-vous compte comment ils vivent, comment ils mangent, comment ils dorment. L’odeur qui s’exhale de leurs taudis vous empoisonnera ; leurs lits, leurs matelas, leurs draps constituent, d’horribles centres d’infection, nids de saleté et d’insectes. Leur femme, leur progéniture sont en général anémiques, maigres, l’ombre d’elles-mêmes.
L’inanition, la souffrance est peinte sur leur visage, éclate en leurs yeux. Prenez un peu place en leur milieu, essayez d’y faire un peu de propagande, de parler d’émancipation, de reprise, d’une société à venir où l’homme, redimé de toutes les formes d’exploitation et d’esclavage, cessera d’être la grosse brute qu’il est pour devenir une créature intelligente, bonne, heureuse. Ils ne vous comprendront pas, ils ne voudront pas vous écouter. Vos idées ne les intéressent pas, ne les regardent pas. Ils sont heureux, ils travaillent, ils souffrent, ils vivent comme des bêtes et s’en contentent. La misère ? Les souffrances ? Leur peau s’est endurcie : ils ne les sentent plus, ou s’ils les sentent encore, patience ! Il est urgent de souffrir en ce monde pour acquérir dans l’autre la béatitude éternelle. O vaine tentative d’émancipation ! Les saints et les saintes vierges larmoyantes cloués aux murs sont comme de muets témoins de leur hébétement, comme un argument, irréfutable que ces pauvres cerveaux sont irrémissiblement perdus. Qu’on remarque bien que je ne cite pas ceci comme un cas isolé, sporadique qui représente une exception. Non. La masse entière des ouvriers — en pays latins — se trouve à peu près dans ces conditions et ceux qui se soustraient à la règle générale sont bien peu de chose. Ces quelques-uns d’ailleurs ne signifient nullement, par leur présence, qu’un pas ait été fait en avant. Ils ne constituent pas davantage l’avant-garde de notre époque. Il y eut des mécontents et des révolutionnaires dans tous les temps et dans tous les lieux ; et le nombre est peu élevé de ceux, qui parmi ces éléments avancés réussissent, au milieu de la pourriture envahissante, à conserver une conscience saine et intègre.
Le phénomène social, considéré dans son ensemble et dans sa réalité, se présente donc à nous sous deux aspects : force d’inertie, abrutissement moral, bestialité, couardise, cela d’un côté, c’est-à-dire pour la grande masse ; — de l’autre côté, épuisements d’énergie, défection, apostasies, c’est-à-dire pour le petit nombre des émancipés et des conscients. A la longue, la passivité générale décourage ; elle altère les tempéraments les plus résistants, les mieux trempés. La contagion de la lassitude est un phénomène collectif qui se répète dans toutes les périodes de l’histoire et contre lequel sont inutiles toutes les résistances.
On pourra m’objecter qu’il est question ici d’une crise sociale momentanée qui sera résolue tôt ou tard ; on pourra me faire remarquer que les temps ne sont pas encore mûrs pour l’émancipation du peuple ; que le progrès des idées est infini et qu’aux conquêtes du passé devront faire suite inévitablement celles de l’avenir, mais cet optimisme commun à nombre de nos contemporains n’affaiblit ni ne renverse ma thèse. En effet, sur quoi se basent ces prévisions optimistes ? Sur le désir très vague et en même temps très pieux de voir l’humanité s’engager sur le chemin de son émancipation ? — Entendu. Sur une observation superficielle de certains événements politiques, intellectuels et moraux qu’on trompette comme de grands pas en avant faits par l’humanité dans le domaine des conquêtes sociales ? Je l’accorde, mais sur des conquêtes positives, incontestables, réelles au point de vue de l’émancipation sociale comme nous l’entendons, cela je le nie absolument.
Le fait que l’humanité ait mis en pièces le monde païen pour substituer au Dieu Mammon celui du fantoche un et trois inventé par les chrétiens ; — et aux idoles sacrées des Indiens et des Egyptiens les bienheureux canonisés de l’Eglise catholique, — ce fait-là ne prouve nullement qu’elle se soit débarrassée d’aucune superstition religieuse dans le cours incommensurablement long de ces vingt siècles.
Le fait que les peuples d’Occident et en partie d’Orient se sont détachés de l’empire de Rome pour constituer des nationalités et des états indépendants, se soumettant de bonne grâce à la tyrannie, non moins débilitante et non moins infâme de leurs propres gouvernements : cela ne prouve pas qu’ils aient marché d’un pas accéléré sur le chemin de la liberté.
Le fait que la révolution française ait abattu la monarchie de Louis XVI pour implanter la République, qu’elle ait supprimé les privilèges de la noblesse pour les reporter sur la bourgeoisie ; qu’elle ait proclamé la formule Liberté, Egalité, Fraternité tout en continuant à laisser le peuple jouet et esclave des nouvelles classes parasitaires installées au pouvoir, le fait que chez d’autres peuples l’esprit d’émulation ait engendré de semblables événements et produit des résultats identiques : cela ne prouve pas qu’envisagé au point de vue politico-économique le sort du peuple se soit modifié.
Tous ces faits, tous ces événements, toutes ces prétendues conquêtes prouvent une seule chose : c’est qu’à travers les temps le peuple n’a fait que changer de maîtres et de chaînes. République ou monarchie, théocratie ou empire, il suffit qu’il y ait des maîtres à maintenir, des humiliations à subir, des formes d’exploitation et d’esclavage à entretenir, des poux, des loques et des misères à conserver ; pour le peuple, alors, tout va bien. Peu importe la forme politique. L’essentiel, c’est que la trique ne manque pas et que le fouet ne se repose pas : qu’en un mot, le peuple puisse goûter l’ineffable consolation de perpétuer dans le temps son état d’ignorance, d’abrutissement moral, d’abjection héréditaire et de consigner à l’histoire le témoignage ineffaçable de sa bestialité.
Mais le peuple est égoïste, dit-on, il ne demanderait certes pas mieux que pouvoir se débarrasser de toutes les misères et de toutes les oppressions qui le tourmentent, mais il voudrait enlever les marrons du feu avec une patte de chat, sans risquer ?
C’est inexact. Le peuple n’a pas la dignité de l’égoïste et du couard idéal.
Jetez à bas les statues de tous les tyrans, il les réédifierait le jour d’après. Abolissez les républiques et les monarchies, il retournerait à la papauté.
L’habitude de l’esclavage a tellement saturé l’âme du peuple que si on l’en dépouillait, elle n’existerait plus.
UN DOCTEUR.
L’Unique, suppl. aux n° 128-129, 1958.
[réédition de l’anarchie n° 376, 27 juin 1912]