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Naître mère ou ne pas être

posté le 04/05/18 Mots-clés  répression / contrôle social  genre / sexualité  féminisme 

Naître mère ou ne pas être

L’idéologie nataliste en France n’a pas fléchi aujourd’hui : en effet, l’État encourage toujours à faire des enfants, comme le montrent par exemple l’attribution d’une prime de naissance, l’existence du congé maternité, la retraite précoce accordée aux fonctionnaires qui ont eu trois enfants, les réductions de tarifs pour les familles nombreuses… Un autre fait révélateur est que soit saluée comme une excellente nouvelle l’annonce que la France ait un des plus forts taux de fécondité en Europe, avec plus de deux enfants par femme.

Pourquoi cette persistance de l’idéologie nataliste en France ? Bien sûr, faire des enfants demeure le symbole de l’avenir et de la croissance. Cette idéologie repose sur l’idée que faire des enfants, c’est assurer le renouvellement d’une population et équilibrer son vieillissement dû à l’allongement de l’espérance de vie. Les enfants représentent aussi un marché important (couches, jouets, loisirs, etc.), et une source d’activité économique non négligeable (crèches, écoles, formations, apprentissages, etc.). Pourtant, s’il ne s’agissait que d’assurer la reproduction nécessaire au renouvellement des générations et à la machine économique, la croissance démographique mondiale et l’arrivée de populations venues d’ailleurs ne pourraient-elles pas y subvenir ? Ne soyons pas naïves : des rigidités nationalistes toujours vivaces contribuent à faire de l’immigration une menace de dilution de l’« identité nationale » et à compter, pour la perpétuation de cette identité, sur de nombreuses et nécessaires naissances « françaises ».

L’idéologie nataliste n’a pas été affectée par la légalisation de la contraception et la dépénalisation partielle de l’avortement. On aurait pu penser, comme certains opposants à la loi Veil, que les femmes allaient faire moins d’enfants. Ce fut certes le cas en 1975, mais le nombre d’enfants s’est stabilisé dans les années suivantes autour de 750 000 naissances par an. Il a ensuite augmenté de façon significative dans les années 2000, jusqu’à retrouver le nombre de 1974. Pas d’effet majeur sur la fécondité, donc, la grande majorité des femmes fait des enfants. Les femmes nées en 1960 sont mères à 90 %, ce qui était déjà le cas pour celles nées en 1940.

Comment se fait-il que les femmes, qui ont gagné théoriquement le libre choix de la maternité, continuent à faire le « bon » choix, conforme à l’idéologie nataliste, c’est-à-dire celui de l’enfantement ? Comment se fait-il qu’il ne reste du slogan des années 1970 « un enfant si je veux, quand je veux » que « un enfant quand je veux » ?

Si nous sommes toujours majoritairement mères, ce n’est plus seulement pour répondre aux injonctions de la patrie, par obéissance à la propagande d’État, par contrainte sociale ou économique (le mariage, par exemple), mais pour notre épanouissement individuel. C’est dans l’adhésion « librement » consentie, portée, intégrée, au bonheur d’être mère que réside le changement. La conviction qu’une des principales sources d’épanouissement pour les femmes est la maternité nous amène à faire les enfants que notre société attend. Cela ne signifie pas qu’être mère c’est être davantage soumise ou moins émancipée que de ne pas être mère. Nous avons toutes à composer avec ce modèle de la femme accomplie.

Et ça commence tôt. Une des principales différences dans la construction sociale des filles et des garçons est la préparation des filles au futur rôle de mère : par les jouets qui surchargent les rayons roses des magasins (poupons, landaus, dînettes, etc.), par les encouragements à s’occuper des plus petits (et des autres en général), par la valorisation chez elles de la douceur, de l’écoute, de l’attention, du dévouement… Le fait que les enfants imitent en général les adultes de leur sexe joue aussi dans la reproduction par les petites filles des tâches « maternelles ». Et les modèles de vie de femmes véhiculés par la famille, l’école, les adultes de l’entourage, les images publicitaires, les films, les livres, la presse enfantine, etc., sont peu variés. Avec ça, difficile pour les filles d’échapper à ce destin tout tracé : être mère un jour. Difficile aussi d’avoir une identité de femme par-delà ce destin. Rien de tel pour les petits garçons : où et quand apprennent-ils qu’un jour ils devront changer les couches, se lever la nuit, faire quatre lessives par jour, qu’une grande partie de leur temps va être consacré à ces occupations parentales et que, en plus, cela les rendra follement heureux ?

Après ce « formatage », il apparaît difficile d’envisager, adulte, une vie de femme accomplie sans enfant. La maternité est même tellement « naturalisée » pour les femmes, c’est-à-dire vue comme leur destin naturel, qu’il est difficile de l’interroger ou de douter du bonheur censé l’accompagner. Autant il est possible de remettre en question son couple, son boulot, d’en être insatisfaite, autant il est très difficile d’interroger la maternité, même si nous savons que la réalité est beaucoup moins radieuse que la belle histoire promise. Ne pas vivre la maternité comme un bonheur, ou ne pas avoir d’enfant, révèle un problème. Refuser une maternité est suspecté de pathologie : la question est traitée sous l’angle psychologique, individuel, occultant ainsi l’obligation sociale faite aux femmes d’enfanter. Ce jugement est intériorisé par les femmes, qui peuvent être féroces entre elles à ce sujet. La pression sociale nous formate toutes et s’y conformer procure un confort psychologique. Il est difficile de vivre le refus ou l’impossibilité de maternité en toute sérénité. Les femmes qui ne sont pas mères ne peuvent entièrement appartenir à la « communauté des femmes », comme si il leur manquait une part essentielle de leur identité. Et comme elles ne représentent qu’une minorité (10 %), leur place n’est pas confortable.

La société encadre depuis longtemps la question de la maternité. Il y a toujours plus de marge de manœuvre pour les hommes concernant la paternité que pour les femmes concernant la maternité. Les hommes sont moins assignés à la paternité, on n’attend pas d’eux qu’ils donnent une grande partie de leur temps à la gestion des enfants ; à la rigueur, on compte sur eux pour apporter la sécurité financière dans le foyer et jouer le rôle de l’autorité si nécessaire à l’éducation de notre progéniture – rôle que les femmes sont bien incapables de tenir, elles qui sont si douces et aimantes. On ne châtie pas avec la main qui caresse. Le rôle que les mères ont à tenir est beaucoup plus précis et le jugement plus dur si ce rôle n’est pas tenu. Les attentes vis-à-vis des mères sont socialement partagées et portées alors que la responsabilité en cas d’échec devient une affaire personnelle. Être une mauvaise mère, c’est être une mauvaise femme puisque ces deux notions ne sont pas dissociables. Une femme complète est une mère. Oser mettre sur la table ses doutes de mère, ses ras-le-bol, c’est prendre le risque d’être considérée comme une femme ratée.

Par ailleurs, la maternité façonne notre statut social : en étant mère, on est utile et reconnue par la société. Dans un contexte social où la précarité s’accroît et touche particulièrement les femmes, être mère est un moyen de trouver une place et une reconnaissance. Si la maternité annoncée par un ventre rond confère soudain une aura, attire les sourires, les sympathies, si les félicitations fusent à l’annonce d’une future naissance, le refus de maternité est à l’inverse un acte réprouvé, difficilement pensable pour une femme digne de ce nom. Le libre choix de la maternité avec le pack bonheur intégré implique que les femmes qui refusent cette perspective suscitent l’incompréhension, la condamnation plus ou moins violente, proportionnellement à l’avancée de la grossesse. L’opprobre est jeté sur celles qui, par tous les moyens dont elles disposent – comme des milliers de femmes avant elles –, n’auront pas cet enfant qu’elles ne veulent pas avoir.

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