Le chemin qui mène à l’Unique n’est autre que celui de la libération progressive de toutes les tentatives unificatrices, de tous les absolus, qu’ils se présentent sur les plans spirituels, politiques ou religieux. [...]
Feuerbach attaque de façon franche la religion et son idée abstraite de Dieu, sur l’autel de laquelle on sacrifie si souvent l’humain. Mais Stirner montre que si Feuerbach s’en prend au contenu de la religion, il reproduit la même manoeuvre autoritaire en développant un amour de l’humanité. Bien que cette dernière ne semble pas, à première vue, être une pure création de l’esprit, Stirner va montrer qu’elle n’en est pas moins une idée abstraite. Cette humanité, bien que prétendant représenter tout le monde, ne correspond à personne en particulier. Elle constitue toujours, et parfois malgré elle, un -metron-, un étalon à partir duquel se développent des formes d’exclusion pour ceux qui ne se conforment pas à ses caractéristiques prédéfinies. Nous n’irons pas plus loin concernant la critique de Stirner au sujet des thèses de Feuerbach. Retenons qu’il dénonce que la particularité de chaque individu s’y trouve niée au nom d’une Humanité abstraite. La morale feuerbachienne ne fait qu’occuper la place laissée vacante par la religion, laïcisant l’abstraction et les idées fixes. Feuerbach n’est cependant pas le seul à réaliser une telle opération. Sur un plan plus politique, le libéralisme en fait de même. Stirner décline celui-ci selon différentes tendances. Nous en examinerons deux : le libéralisme politique (la lutte contre l’absolutisme), et le libéralisme social (la lutte contre la propriété privée). La critique stirnerienne de la première de ces formes s’appuie sur un double fondement : son culte de l’Humain et sa nature bourgeoise. Excédé par les abus du pouvoir absolu, on a, au XVIIIe siècle, pensé que l’essence humaine pouvait, mieux que n’importe quel autre principe, servir de base à une forme de gouvernement nouvelle. L’Etat devait réunir tous les Hommes d’une même Nation. Tout ce qui n’était pas purement humain, qui n’était pas propre au concept d’homme, c’est-à-dire tout ce qui relevait de l’ordre de l’individu était rejeté du domaine politique, ravalé dans la sphère privée et confié à la société. L’idéal du citoyen consistait à se défaire de sa particularité, à devenir un homme véritable au service exclusif de l’État et de la Nation. Aux yeux de Stirner, à travers le citoyen, l’État aliène l’individu au même titre que l’Homme feuerbachien aliène le Moi. Lors de l’Ancien régime, d’innombrables intermédiaires, les corporations, la noblesse, le clergé, s’intercalaient entre le pouvoir central et l’individu. Dorénavant, ce dernier n’a qu’un seul maître : l’État. Le citoyen y est conçu sur le modèle du fidèle protestant qui entretient une relation directe avec Dieu. De l’État libéral et de l’abolition des privilèges vont naître les droits et les lois qui créent et délimitent la « sphère » de chaque individu et notamment sa possession à travers la propriété privée. On essaye par de tels processus de déterminer la place que chacun doit tenir. De façon corollaire, Stirner dénonce la nature bourgeoise d’une telle société. Les travailleurs y tombent « toujours sous la coupe des possédants, c’est-à dire de ceux qui disposent d’un bien d’État quelconque — et tout ce qui est possédable est bien d’État et lui appartient, n’étant que fief pour les individus — principalement argent ou biens au soleil, en un mot des capitalistes » [1]. L’Etat libéral et son droit, de même que l’économie capitaliste qu’ils instaurent à travers la propriété privée, ne sont encore que des leurres, des manoeuvres autoritaires pour soumettre le monde à un ordre factice. Leur but, dit Stirner, est « “un ordre raisonnable”, un comportement moral, une “liberté limitée” et non l’anarchie, l’absence de lois, le règne de la particularité » [2]. Pour Stirner, la critique du libéralisme ne peut pourtant se résumer à une simple critique de la propriété privée. Il qualifie une telle démarche de libéralisme social, ou en d’autres termes de socialisme [3]. C’est dans cette perspective qu’il mène une critique de Proudhon. Celle-ci s’articule autour de la célèbre phrase : « la propriété, c’est le vol ». Aux dires de Stirner, elle est un non-sens dans la mesure où l’on ne peut concevoir le vol qu’à partir d’une propriété préexistante. Ce n’est pas la propriété qui est le vol mais la propriété qui permet le vol. Comment peut-on voler si la propriété n’existe déjà ? Mais Stirner pousse plus loin son raisonnement : de même que Feuerbach escamote le moi au profit de l’homme abstrait, Proudhon sacrifie l’individu sur l’autel d’une société tout aussi abstraite. Sa célèbre proclamation « la propriété, c’est le vol » implique la conviction que la propriété originaire appartient à une entité supérieure : à l’Homme, nouvelle abstraction qui impose une nouvelle domination.
Dans toutes les critiques menées par Stirner, on peut retrouver des traits propres à l’ontologie de l’anarchisme. Elles sont des dénonciations d’idées abstraites ou de pratiques autoritaires qui recherchent (vainement) à imposer un ordre menant à détruire la multiplicité, la particularité. Mais Stirner ne s’arrête pas à cette simple critique. L’avènement de l’Unique va donner une véritable valeur affirmative à sa pensée. Pour que celui-ci se réalise, il faut que le moi se libère de toutes les abstractions qui le rabaissent, de toutes les formes d’ordre qui l’enserrent. L’Unique nécessite un retour à l’anarchie dans le sens le plus commun du terme. En un renversement de la pensée de Hobbes, bien loin de celui que les postanarchistes attribuent aux anarchistes, Stirner proclame qu’« est déclarée la guerre de Tous contre Tous » [4]. Il n’insinue pas que cet état soit enviable en tant que tel. Il faut plutôt comprendre sa proposition comme une provocation envers toutes les prétentions à créer un ordre qui ferait cesser le chaos des choses. Stirner insiste sur la nécessité d’un retour à cette anarchie ontologique que l’on s’acharne à réprimer. Celle-ci rend possibles les seules perspectives pouvant se prétendre véritablement émancipatrices ; ce que Stirner thématisera notamment à travers le concept d’association. L’association ne dépend en effet d’aucun lien de sang, d’aucun lien moral, d’aucune abstraction, mais toujours des individus qui la composent dans des conditions particulières. Elle débarrasse chacun de ses chaînes politiques et sociales en tant qu’elle est volontaire. Quand bien même elle mettrait au monde de nouvelles formes de domination, il est toujours possible de faire évoluer sa structure ou de s’en retirer. L’association ne revêt pas une forme prédéterminée, fixe, et coupée des mouvements de la vie, elle recherche au contraire à épouser ces derniers en ne se considérant jamais comme définitive. [...]
On peut utiliser comme exemple la conception stirnerienne de la subjectivité. Conception souvent mal interprétée, qui plus est, réappropriée de façon douteuse par les libertariens, elle est généralement considérée comme analogue à celle de la pensée libérale. Pourtant, elle se fonde sur le même modèle général que les conceptions des autres anarchistes. Comme nous l’avons déjà évoqué, Stirner, visant particulièrement Feuerbach, s’en prend violemment à l’idée abstraite d’une Humanité que porteraient en eux tous les êtres humains. Celle-là ne conduit qu’à faire disparaître la particularité de chacun, à réduire le multiple sous une unité ordinatrice fictive. Ainsi Stirner précise-t-il que « ce n’est pas en tant qu’homme que Je Me développe, ce n’est pas non plus l’homme que Je développe en Moi, mais c’est en tant que Moi que Je Me développe Moi-même » [5]. Mais alors, nous sommes en droit de nous poser la question « qui suis-je ? ». Stirner y répond de la sorte : chaque Unique n’est qu’« un abîme d’instincts sans règles ni lois, de convoitises, de désirs et de passions, un chaos sans lumière ni étoiles pour guide ! » [6]. Le Moi stirnerien n’est pas le Moi d’un sujet : c’est un processus, un flux chaotique de forces d’origines diverses. Ce Moi, auquel Stirner met une majuscule pour tourner en dérision toutes les abstractions, n’est rien. Cette idée est exposée dès le titre du court texte qui ouvre l’Unique et sa propriété : « J’ai fondé ma cause sur rien » [7]. De même que Stirner subvertit la dialectique, il subvertit la notion de sujet. Le « Moi » est d’autant plus affirmé qu’il n’est rien. Pour le bien comprendre, on doit rapprocher ce propos d’un autre concept stirnerien qu’on a bien rarement pris au sérieux : celui de la propriété. Contrairement au Moi, la propriété est une réalité. Pour l’expliquer, Stirner prend l’exemple d’un maître et de son esclave réticent, qui aurait été attaché par le premier et fouetté. S’il ne peut se libérer des tortures et des coups de fouet du maître, le corps qui subit les outrages n’en reste pas moins celui de l’esclave ; c’est son bien inaliénable. Qu’on lui arrache une jambe et on verra que ce n’est plus sa jambe qu’on tient entre les mains mais une jambe morte, une jambe qui n’en est plus une. La propriété n’est pas propriété du Moi, qu’un autre Moi (le maître par exemple) pourrait s’attribuer. C’est bien plutôt Ma propriété. La propriété ne doit de ce fait pas être confondue avec la propriété privée ou la propriété collective. Ces dernières ne sont que des distributions de possessions à ceux qu’une autorité présumée supérieure considère comme les plus méritants. La propriété n’est pas non plus un droit, qu’il me soit conféré par une autorité ou qu’il soit prétendu naturel. De telles considérations ne feraient qu’introduire une opposition entre le Moi et la propriété. Le Moi n’est pas un sujet possédant. Comment, sinon, pourrait-on expliquer que Ma volonté, Ma force, soient pour Stirner Ma propriété ? En fait, le Moi n’est rien, ou peut-être rien d’autre que Ma propriété. Dit autrement, Stirner ne définit pas le Moi en terme d’être mais en terme d’avoir. Je ne suis que ce que j’ai : le Moi n’est ni un sujet, ni le dépositaire d’une essence, il est un néant en perpétuelle construction. L’idée, là encore, est celle d’un « sujet », si l’on ose employer ce mot, qui n’est qu’une résultante jamais fixe, toujours en devenir. [...]
Vivien García
L’anarchisme aujourd’hui (2007)
Notes
1. Ibid., p. 174.
2. Ibid.,p. 166.
3. Cela n’implique cependant pas, que Stirner soit un ennemi de toute forme de socialisme. Il affirme qu’il « est toujours souhaitable de Nous entendre sur les travaux humains, afin qu’ils ne prennent pas, comme sous le régime de la concurrence, tout notre temps et toute notre peine. C’est dans cette mesure que le communisme pourra porter ses fruits ». Ibid., p. 309.
4. Ibid., p. 299.
5. STIRNER M., L’Unique et sa propriété et autres écrits, trad. Gallissaire P. et Sauge A., Lausanne, L’Âge d’Homme, 1992, p. 392.
6. Ibid., p. 214.
7. Ibid., p. 79.