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La catalogne après la tourmente

posté le 08/12/17 par https://cras31.info/IMG/pdf/la_catalogne_apres__la_tourmente_t_ibanez_12_2017.pdf Mots-clés  réflexion / analyse 

« Tout ce qui est construit d’en bas est bon…
à moins que cela ne s’érige sur des socles préparés d’en haut… »

Au moment où la campagne électorale est sur le point de commencer et de nous plonger à nouveau dans le lamentable spectacle de la compétition entre partis pour récolter le maximum de voix, il n’est peut être pas inutile de faire le bilan de l’intense période de confrontation entre, d’une part, le gouvernement et l’Etat espagnols et, de l’autre, le prétendant au titre d’État catalan. Une confrontation dans laquelle les secteurs révolutionnaires, ainsi que beaucoup d’anarchistes et d’anarcho-syndicalistes, ont participé sous prétexte qu’il fallait prendre parti, être là où le peuple était, et qu’il était nécessaire de choisir de lutter.

- Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir si, partant de positions libertaires, il était logique de collaborer avec un projet dont le but ultime était la création d’un Etat, ou s’il était cohérent de participer à un affrontement dirigé par le nationalisme catalan. Il s’agit plutôt de savoir maintenant si la partie du mouvement anarchiste qui s’est lancée dans cette bataille va examiner le pour et le contre de sa démarche, ou si, au contraire, elle va élaborer un discours destiné à justifier sa participation dans cet affrontement et à montrer que, finalement, elle a fait ce qui était le plus approprié dans une situation certainement complexe.

Le fait est que les principaux arguments de ce discours sont déjà en train d’émerger et pointent vers une mythification de certains événements qui sont fortement magnifiés. S’il s’agissait d’une simple divergence concernant l’évaluation subjective de ces événements, le fait ne serait pas inquiétant ; il le devient lorsque nous nous trompons nous-mêmes sur ce qu’a été le chemin que nous avons parcouru, car cela engendre des zones aveugles qui troublent notre perception quant au comment, et par où, continuer à avancer.

Ce discours souligne à juste titre le fait que le défi catalan présentait des facettes susceptibles de motiver la participation des adversaires du statu quo existant. En effet, le conflit qui a éclaté en Catalogne a mobilisé les partisans d’une société plus juste et plus libre, teintée de démocratie participative et de touches anticapitalistes, et qui étaient opposés, entre autres points :
– au régime né en 1978, aux pactes honteux de la transition, à la monarchie, au bipartisme, et à la sacralisation de la Constitution espagnole ;
– au gouvernement autoritaire et réactionnaire d’un Parti populaire corrompu, attelé à retailler les acquis sociaux et les libertés ;
– à la répression policière et à la violence de ses interventions ;
– aux obstacles dressés contre la libre autodétermination des peuples.

Ceux qui se sont impliqués dans la lutte ont raison de souligner la pluralité des aspects pouvant justifier leur participation ; cependant, ils se tromperaient eux-mêmes s’ils n’admettaient pas que les rênes de la bataille contre l’Etat espagnol étaient entièrement entre les mains du gouvernement catalan et de ses associés nationalistes (l’ANC – Assemblée nationale catalane – et Omnium culturel), dans le seul but de forcer la négociation sur une nouvelle répartition du pouvoir et d’obtenir, à terme, la reconnaissance de l’État catalan.

En outre, ils se tromperaient également eux-mêmes s’ils se refusaient à voir que le caractère politiquement, et pas seulement socialement, transversal du conflit catalan répondait en grande partie au besoin absolument impératif qu’avaient les dirigeants du défi lancé à l’Etat espagnol de construire la seule arme capable de leur fournir une certaine capacité de résistance contre leur puissant adversaire, à savoir l’ampleur du soutien populaire dans la rue, ce qui obligeait à rassembler autant de secteurs que possible et, par conséquent, des sensibilités fortement hétérogènes.

Le discours justificatif qui commence à apparaître repose lourdement sur la mythification des journées des 1er et 3 octobre, et passe par la surévaluation de la capacité d’auto-organisation populaire qui s’est manifestée à propos de la défense des urnes.

Il ne fait aucun doute que la journée du 1er octobre (date du référendum) a connu un succès considérable, non seulement en raison de l’afflux massif d’électeurs, dont il est impossible de vérifier le nombre, mais surtout parce qu’ils ont déjoué tous les obstacles dressés par le gouvernement espagnol. Cependant, nous nous tromperions nous-mêmes si nous nous cachions que si tant de personnes se sont rendues aux urnes, c’est aussi parce que les plus hautes autorités politiques de la Catalogne l’ont exigé, à commencer par le gouvernement catalan au complet, pour continuer par la mairesse de Barcelone, en passant par plus de 80% des maires de Catalogne. Il est tout à fait vrai que les interdictions lancées par le gouvernement espagnol ne furent pas respectées, mais il ne faut pas ignorer que les injonctions d’un autre gouvernement et de nombreuses autorités, elles, le furent.

La mythification du 1er octobre se nourrit aussi de la glorification de la capacité d’auto-organisation du peuple lorsqu’il « protégea » les urnes, en oubliant que parallèlement à de beaux exemples d’auto-organisation cette protection fut assurée sur toute l’étendue du territoire catalan par l’intervention disciplinée de milliers de militants des partis et des organisations indépendantistes (depuis l’ERC [Gauche républicaine catalane] jusqu’à la CUP [Candidatures d’unité populaire], en passant par l’ANC et Omnium culturel). Le fait de mettre l’accent sur les cas d’auto-organisation ne doit pas occulter complètement la verticalité d’une organisation qui compta avec des personnes entraînées depuis des années, dans les manifestations du 11 septembre*, à respecter scrupuleusement et avec une extraordinaire discipline les instructions transmises par les directions des organisations indépendantistes.

Nous savons bien, ne serait-ce qu’à travers l’expérience personnelle, que la désobéissance à l’autorité, la confrontation avec la police et la lutte collective contre la répression font naître des sentiments intenses et ineffaçables qui tissent une forte solidarité et des liens affectifs entre des inconnus qui fusionnent soudainement dans un « nous » chargé de sens politique et d’énergie combative. Cela fait partie de l’héritage le plus précieux que nous lèguent les luttes, et cela justifie largement l’enthousiasme qu’elles nous insufflent. Cependant, cela ne devrait pas servir d’excuse pour que nous nous trompions nous-mêmes. Bien que le 1er octobre ait représenté un échec retentissant pour l’Etat espagnol, il ne marque pas du tout un avant et un après, et il ne remplit pas les conditions pour entrer dans l’histoire comme l’un des actes les plus emblématiques de la résistance populaire spontanée. Nous nous tromperions nous-mêmes si nous nions cette réalité.

Le 3 octobre fut également une journée mémorable pendant laquelle le pays fut paralysé et les rues s’emplirent de centaines de milliers de manifestants. Toutefois, si nous ne voulons pas nous tromper nous-mêmes et mythifier cet événement, il nous faut bien admettre que même si la grève générale fut impulsée par l’efficacité et l’enthousiasme des syndicats alternatifs (notamment anarcho-syndicalistes), elle n’aurait jamais obtenu un tel succès si la « Table pour la démocratie » (composée par les principaux syndicats, par une partie du patronat, et par les grandes organisations indépendantistes) n’avait appelé à un « arrêt du pays », et si le gouvernement catalan n’avait pas soutenu cet arrêt en fermant tout ce qui dépendait de lui, y compris les écoles, et en annonçant qu’il n’y aurait pas de retenue de salaire pour fait de grève.
La constante et massive capacité de mobilisation manifestée par de larges secteurs de la population catalane tout au long de septembre et d’octobre a fait éclore la thèse selon laquelle le gouvernement catalan aurait craint de perdre le contrôle de la situation. Il est vrai que la peur a joué un rôle majeur dans les agissements erratiques du gouvernement au cours de ces mois, mais ce ne fut pas la peur d’un éventuel débordement provoqué par les secteurs les plus radicaux des mobilisations qui explique les multiples renoncements des autorités catalanes, c’est plutôt leur progressive prise de conscience que, finalement, elles ne parviendraient pas à battre leur adversaire et que celui-ci disposait de suffisamment de moyens pour les pénaliser sévèrement.

Un troisième élément que certains secteurs libertaires, dont ceux impliqués dans les Comités de défense de la république (CDR), mythifient, a trait à la perspective de construire une république depuis le bas. C’est peut-être parce que j’ai vécu pendant des décennies en république (française, en l’occurrence), et peut être aussi parce que mes parents ne se sont pas battus pour une république, mais pour construire le communisme libertaire et qu’ils durent faire face aux institutions républicaines, que je ne vois pas la nécessité de placer sous le parapluie républicain l’effort pour construire une société qui tende à faire disparaître la domination, l’oppression et l’exploitation. Je ne comprends pas pourquoi il nous faudrait nous en remettre à des schémas conventionnels, qui ne semblent capables de distinguer qu’entre la monarchie, d’une part, et la république, de l’autre. Il faut répéter que combattre la monarchie n’implique nullement de lutter pour la république, et que notre lutte n’a pas à se référer à la forme juridique/politique de la société que nous voulons construire, mais au modèle social que nous défendons (anticapitaliste et luttant contre toute forme de domination). Notre objectif ne devrait pas être exprimé en termes de « construction d’une république depuis le bas », mais en termes de « construction d’une société radicalement libre et autonome ». C’est pourquoi je pense qu’il est intéressant de retenir l’expression utilisée par Santiago López Petit dans un texte récent quand il dit : « En partant d’une logique d’Etat (et d’un désir d’Etat), nous ne pourrons jamais changer la société », mais j’insisterai, pour ma part, sur le fait que nous ne pourrons jamais, non plus, changer la société à partir d’un quelconque « désir de république ».
Bien sûr, après la tempête qui a secoué la Catalogne ces derniers mois, nous ne devrions pas laisser s’installer le calme plat. Il nous faut travailler pour que les énergies accumulées ne se dispersent pas, pour que les complicités établies ne s’évanouissent pas, et pour que les illusions partagées ne se flétrissent pas. Il s’agit de ne pas repartir de zéro une fois de plus, mais d’utiliser ce qui a été « fait » pour continuer dans un autre « faire » qui évite la diaspora militante. Recomposer les énergies n’est pas une tâche aisée, mais pour y parvenir il est essentiel de réfléchir sur les erreurs commises, et surtout ne pas nous tromper nous-mêmes en magnifiant les moments les plus spectaculaires des luttes et en surévaluant certains de leurs aspects les plus positifs.

Bien sûr, qu’elle soit anarchiste ou non, chaque personne est libre d’introduire un bulletin de vote dans une urne si elle le souhaite ; cependant, arrivés à ce point, il ne nous manquerait plus que les anarchistes s’impliquent, directement ou indirectement, dans l’actuelle joute électorale catalane, en pensant que ce sera la manière de préserver les minces espoirs d’un changement révolutionnaire, ou en croyant, plus prosaïquement que c’est la voie à suivre pour mettre fin au régime de 1978. Dans son texte, cité plus haut, López Petit déplore qu’au lieu d’accepter de participer à des élections imposées, les partis politiques n’aient pas « choisi de les saboter au moyen d’une abstention massive et organisée ». C’est, à mon avis, l’option que les secteurs libertaires devraient adopter et mettre en pratique pour le 21 décembre.

Tomás Ibáñez
(Barcelone, 1er décembre 2017)


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