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#BalanceTonPorc : la libération de la parole sous caution médiatique ...

posté le 21/12/17 Mots-clés  médias  antifa 

L’ « affaire » Weinstein et le hashtag #BalanceTonPorc lancé le 13 octobre sur Twitter par la journaliste Sandra Muller ont provoqué un mouvement massif de libération de la parole des femmes et porté sur le devant de l’espace public et médiatique le sujet du harcèlement et des violences qu’elles subissent. Très nombreuses sont celles qui ont publié – et continuent de publier – sur les réseaux sociaux, des témoignages de harcèlements, violences et viols, en nommant parfois leurs agresseurs [1]. Parmi elles, de nombreuses journalistes, dénonçant des comportements sexistes et des violences au sein de leurs rédactions.

Le traitement médiatique – massif – de ce mouvement interroge à bien des titres : de quoi parlent les médias depuis le lancement du hashtag ? Comment parlent-ils des violences ? À qui donnent-ils la parole ? Comment les journalistes traitent-ils des cas de violences et de harcèlement mis en lumière dans leurs propres rédactions ou dans des structures « concurrentes » ? Comment les journalistes enquêtent-ils sur le sujet ? Autant de questions que nous essaierons de traiter dans une série de trois articles.
Ce premier volet revient sur les traits et les biais les plus récurrents et les plus critiquables de la couverture par les médias dominants des révélations qui, depuis plusieurs semaines, mettent en évidence l’ampleur et le caractère structurel des violences et du harcèlement sexistes.
Depuis le mois d’octobre, nombre de médias, tous supports confondus, se sont emparés de la question des violences faites aux femmes, relayant des faits, donnant de l’écho aux plaintes, publiant des enquêtes. La masse de témoignages – ciblant l’espace public, les lieux de travail, la sphère privée ainsi que tous les milieux sociaux et professionnels – a poussé et contraint médias et journalistes à rendre visibles les violences faites aux femmes comme un phénomène structurel et politique. Ces violences ont ainsi pu apparaître comme un « fait social » et non plus comme de simples « faits divers ». Reléguées dans cette dernière catégorie, les violences sexistes ne pouvaient être perçues que comme des événements extra-ordinaires, cantonnés à l’intimité des vies privées et dont la singularité excluait qu’elles puissent avoir quelque caractère général ou systématique.

Pourtant, même arraché à la dimension anecdotique et épiphénoménale des rubriques « fait divers », le traitement médiatique de la question des violences et du harcèlement est resté tout au long de ces semaines largement contestable. Nombreux sont en effet les médias et les journalistes n’ayant pas su éviter les écueils et les tares qui caractérisent habituellement la couverture réservée à ces sujets : occultation de la parole des femmes au profit de celle des hommes, focalisation sur la forme de la dénonciation plutôt que sur le fond de ce qui est dénoncé, absence de remise en perspective des violences, etc.

« Ce n’est pas la bonne méthode », ou la fabuleuse histoire médiatique de la « délation »
Attaquant le sujet de biais, de nombreux journalistes ont substitué au débat de fond une discussion médiatique sur autre chose. Au cours des premières semaines de médiatisation des révélations consécutives au lancement du hashtag, il aura fallu que le tourbillon médiatique s’emballe et parle en premier lieu et en priorité non du fond, non du contenu, non de ce que les femmes disaient avoir subi, mais de la forme et de la manière dont elles avaient choisi de le dire. C’est ainsi que le désormais fameux terme de « délation » – et les indignations qu’il a suscitées – a envahi les colonnes de journaux, les plateaux TV et les antennes radio.

En substance, on a la plupart du temps condamné les violences, on s’est réjoui de la libération de la parole, mais… très souvent, on a préféré transformer sa chronique, son édito, ou son article en réquisitoire ! Un réquisitoire au choix attristé, indigné ou condescendant, contre l’impureté du processus : les réseaux sociaux prendraient la place des commissariat, Twitter serait devenu un tribunal médiatique, la délation ferait des ravages et salirait des innocents. Une tendance médiatique largement répandue, qui n’a pourtant pas empêché certains journalistes de crier à l’ostracisation de leur pensée « critique ». Illustration en images :

N’en déplaise à Anna Cabana [2], les réserves furent légion.

Et peu importe si nombre de ces diatribes ne reposaient jamais sur la moindre enquête, ou sur le moindre bilan documenté et chiffré des violences faites aux femmes. Peu importe encore si certains articles fort documentés sont venus exposer point par point les entraves à la dénonciation judiciaire. [3]

Peu importe à Raphaël Enthoven notamment qui, dès le 16 octobre, gratifiait ses auditeurs d’une énième morale philosophico-médiatique, et donnait aux femmes une énième leçon de bonne conduite. Extrait :

Depuis deux jours la parole se libère, enfin ! […] Ne plus se taire, Patrick [Cohen], est un enjeu démocratique, la liberté est accrue dans un monde où la parole remplace la loi du silence. Mais une chose est de dire ce qui s’est passé. Toute autre est de balancer les gens. [Patrick Cohen : Oui, balancer, c’est quand même ce que le mot-clé suggère de faire.] Bah quand même oui, c’est écrit dessus. [...] Quand je dis que le problème c’est de balancer les gens, on me répond que pas du tout, le problème ce sont les porcs, c’est vrai, dans la mesure où tous les porcs traités à la même enseigne ne sont pas également dégueulasses : une incivilité c’est moins grave qu’un viol. Mais le vrai problème de cette démarche reste le fait que la meilleure intention du monde culmine parfois dans la délation. […] Mais quand la parole qui libère devient elle-même une parole qui enferme, ce qu’elle est minoritairement, quand la parole qui se libère devient elle-même une parole qui enferme, qui livre en pâture, qui juge sans procès et qui, ne faisant aucune différence entre les types de « porcs », traite de la même façon Jean-Claude Dus et Harvey Weinstein, le nettoyage de la porcherie court le risque, pour lui-même, de dégénérer en épuration. [Patrick Cohen : Le fin mot de l’info ?] Dénonce ton porc à la justice.

Comme à l’accoutumée, Raphaël Enthoven sermonne. Il sermonne en enrobant ses prises de position d’atours pseudo-philosophiques [4].

Le problème n’est pas tant que certains journalistes et éditorialistes livrent leurs opinions, mais que celles-ci, souvent ciselées et distillées à cet effet, soient reprises, puis commentées à tort et à travers, jusqu’à constituer le cadre de nombre de discussions. En lieu et place des débats de fond, c’est ainsi que les accusations et les craintes de « délation » ont occupé un temps d’antenne considérable, nourrissant « la circularité circulaire de l’information » de l’une de ces « polémiques » dont les médiacrates font leur miel.

Le 21 octobre, la pastille « L’édito de Blako » de l’émission « Salut les terriens », titrée « On ne peut plus rien dire : et si c’était vrai », s’attardait avec effroi sur le fond du problème. Les violences faites aux femmes ? Que nenni ! Le « tribunal populaire [ayant] vite fait de vous clouer au pilori » :

[Aux États-Unis, le « Name and Shame »] est une forme de justice populaire qui consiste à détruire la réputation de quelqu’un en le dénonçant sur Internet. Alors évidemment en France, la dénonciation, ça nous rappelle un peu les lettres anonymes envoyées à la Kommandantur, sauf que cette fois, il s’agit de dénoncer notre voisin pour la bonne cause. Par exemple est-ce qu’il ne faudrait pas dénoncer tous les gros porcs comme Harvey Weinstein ? C’est le principe du #BalanceTonPorc : inciter les femmes à balancer le nom d’un homme qui les a harcelées pour détruire sa réputation, c’est ça le progrès ! Plus besoin de juges ni de tribunaux, place à la justice 2.0. Désormais, la vindicte populaire peut s’abattre sur n’importe qui. Par exemple au début du mois, c’est notre Baffie national qui a eu droit à un lynchage virtuel pour avoir soulevé de deux centimètres la jupe de son amie Nolwenn Leroy.

Entre comparaisons outrancières (dont Éric Zemmour propose la pire version [5]) et « défense-réflexe » corporatiste d’un confrère épinglé pour son comportement sexiste, le ton de la chronique donne un aperçu de la façon dont l’émission présentée par Thierry Ardisson choisit de traiter le sujet : avec un professionnalisme tout masculin.

Et comme toute polémique est bonne à prendre dès lors qu’elle facilite le clic et occulte le débat de fond, certains médias, comme le Huffington Post, coutumier du genre, ne ratent pas une occasion d’attirer l’internaute :

Violences faites aux femmes ? Donnons la parole aux hommes !
La marginalisation de la parole des féministes et expertes (membres de collectifs de soutien aux victimes, représentantes de collectifs féministes contre les violences faites aux femmes, etc.) sur certains plateaux, émissions radio ou éditions papier, voire l’occultation de la parole des femmes au profit de celle des hommes a été problématique. Si nous ne prétendons pas à l’exhaustivité, nous avons néanmoins relevé quelques exemples dignes du « meilleur du pire ».

Le 12 octobre, en pleine « affaire Weinstein », voilà à quoi ressemblait le plateau de l’émission « Grand angle » de Jean-Baptiste Boursier :

Raphaël Stainville, rédacteur en chef du service politique de Valeurs actuelles et Pierre Jacquemain, journaliste chez Regards, débattaient en compagnie du présentateur Jean-Baptiste Boursier de la question « Comment expliquer le silence autour du harcèlement sexuel ? » ou encore « Victimes : comment prendre la parole ? » Peut-être en commençant par les inviter plus souvent ?

Le 16 octobre, soit quelques jours plus tard sur la même chaine, c’est à Laurent Bouvet que le présentateur choisissait de donner la parole, en face de Caroline de Haas, militante féministe.

Là encore, la pertinence d’une telle invitation interroge. Pourquoi Laurent Bouvet ? Parce que la veille, ce dernier publiait un tweet [6] qui à défaut d’élever le niveau du débat public a eu le double avantage d’être un « bon pour invitation sur BFM-TV » et de cadrer le débat : le sujet du harcèlement a en effet été introduit par… le tweet de Laurent Bouvet ! Et, cynisme des habitués de plateaux oblige, le politologue médiatique ne s’y est pas trompé :

Je suis ravi que vous m’invitiez pour en parler, c’est amusant parce que quand j’ai fait ce tweet, je ne pensais évidemment pas qu’il y aurait de polémiques à partir de ce tweet.
Il ne pensait pas à la polémique. Mais maintenant que la polémique est là, autant en profiter pour l’alimenter davantage ! Le « professeur de science politique » a ainsi entonné, dès le début de son intervention, la sempiternelle complainte masculine du « On n’est pas tous pareil », qui non seulement appauvrit considérablement le débat, mais focalise surtout toute l’attention sur… les hommes (et sur lui-même) :

Donc soit les hommes sont des porcs, ceux qui agressent effectivement les femmes, ceux qui harcèlent les femmes, ceux qui usent de violence ou, comme on disait avant, sont « un peu lourds » avec les femmes. Ou alors ce sont des gens normaux donc de toute façon, il n’y a rien à dire, on n’en parle pas, etc. Or il me semble qu’il y a une immense majorité d’hommes qui ne rentrent pas dans la catégorie des « porcs » dont il s’agit dans ce hashtag et qui sont des gens qui eux aussi sont contre le harcèlement des femmes et qui pour eux si vous voulez ne seraient jamais, ça ne viendrait jamais à l’idée de se conduire comme des porcs avec les femmes mais défendent aussi la cause des femmes.
Applaudissements.

Mais le comble fut sans doute atteint le 23 novembre sur France inter, lorsque Léa Salamé réussit l’exploit de demander son avis à Joey Starr [7] :

Léa Salamé : Joey Starr, vous avez été condamné il y a huit ans pour violences conjugales. Le mouvement de libération de parole des femmes, « BalanceTonPorc », tout ça, vous en pensez quoi ?
Joey Starr : C’est une bonne chose et il le faut [Léa Salamé : Est-ce qu’il n’y avait pas un couvercle ?] Mais est-ce qu’on va pas se retrouver comme en 39 où ton voisin va te dénoncer parce que si… parce que t’as pas acheté le lait.
Léa Salamé : Est-ce que même s’il y a des excès, ça ne va pas dans le bon sens ?
Nous remarquerons que pour Léa Salamé, les « excès » ne résident pas dans les rapprochements historiques douteux, ni dans le fait de comparer des accusations de violences sexistes au reproche de « ne pas avoir acheté le lait », mais bien dans les témoignages portés sur la toile par les femmes !

Quelques jours plus tôt (le 17 novembre), sur la même station, c’est à Philippe Sollers que Nicolas Demorand posait la question. L’auteur ose alors quelques saillies sexistes du plus bel effet sans qu’une sérieuse contradiction ne lui soit opposée. Avec, en prime, les rires du studio :

Oui, je suis tout à fait pour que cette parole s’exprime, car il n’y a rien de plus ridicule qu’un homme qui se précipite sur une femme sans lui demander si elle est d’accord pour se laisser tripoter. […] Nous vivons une époque très bizarre, où cette parole se déclenche, et très bien, mais je trouve ça très injuste pour les porcs. [Rires dans le studio.] La liberté régresse dans tous les domaines, la liberté de penser, d’imaginer, de faire à peu près ce qu’on veut en demandant la permission. […] Hélas, la Française a baissé de niveau depuis le XVIIIe siècle. On est passé par le romantisme, ça a été une sorte de cure, de mélancolie. Le XVIIIe siècle c’est l’humour, les libertés, le libertinage et les Lumières. La Française ne fait guère partie de mes fréquentations. Je ne sais pas trop où elle en est.

Et Nicolas Demorand, goguenard, de feindre l’indignation : « Vous savez que vous allez être crucifié là pour ce que vous êtes en train de dire au micro de France inter »…

L’indigence circulant aisément de médias en médias, on se demande, en lisant le très inspiré Jacques Julliard dans Marianne, qui de l’éditorialiste ou de l’écrivain à plagié l’autre :

Balancetonporc ? Ma première réaction fut un franc rejet parce que je déteste les balances et que j’aime beaucoup les cochons. On ne saurait oublier que la délation est en France une espèce de sport national ; je vais y revenir.
Autre exploit signé Le Parisien : celui de faire une « Une » le 25 octobre avec… seize hommes s’engageant contre le harcèlement sexuel [8] :

Nous cherchons encore une « Une » similaire dédiée à l’engagement des femmes sur la question, faisant par exemple figurer seize militantes féministes, responsables de collectifs, etc.

Un choix qui apparaît d’autant plus malvenu lorsque l’on constate, comme l’a soulevé Caroline De Haas, que les personnalités prétendant « exprimer leur solidarité avec les femmes » ne sont guère toutes connues – c’est le moins qu’on puisse dire – pour leurs idées féministes et progressistes. On se demande ainsi ce que David Pujadas, par exemple, peut bien venir faire dans ce panel d’ « hommes engagés », lui qui proclamait le 29 mars dernier « la fin du patriarcat » depuis les années 1960. Une énormité en guise de lancement d’un reportage chargé des clichés les plus réactionnaires et sexistes sur un camp viriliste censé répondre, toujours selon Pujadas, à « un doute existentiel des hommes » [9].

***

Fort heureusement, certains journalistes ne sont pas tombés dans ces chausse-trappes médiatiques et, enquêtes à l’appui, ont permis de documenter davantage le système de domination patriarcale, dont les violences sexuelles commises envers les femmes sont un symptôme et un rouage.

Des articles loin des chemins de traverse polémiques, que l’on a pu trouver parfois dans les grands médias – preuve qu’ils peuvent produire ponctuellement autre chose que du bavardage et des polémiques stériles. Mais aussi et surtout dans des médias alternatifs et indépendants : symptomatique.

Pauline Perrenot


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