RSS articles
Français  |  Nederlands

Le Déchaînement du monde - de François Cusset

posté le 01/04/18 Mots-clés  réflexion / analyse 

Notes de lecture et Bonnes Feuilles

  • La sortie du livre Le Déchaînement du monde, dernier ouvrage de l’historien François Cusset, était annoncée pour le 22 mars, journée de manifestations qui fut émaillée de quelques violences policières. Ces derniers jours, on a pu assister à plusieurs interventions très brutales de policiers à l’intérieur de campus universitaires, comme à Bordeaux, Dijon, Strasbourg et autres lieux… Cette date, ces policiers, nous rappellent certains événements d’il y a cinquante ans. Mais aujourd’hui, la violence se manifeste sous des formes différentes, et n’est plus perçue de la même manière. Saisir les mutations qui ont affecté notre rapport à la violence, telle est l’ambition de l’ouvrage de François Cusset.

Selon lui, la violence est souvent moins directement perceptible, « visible », dans les sociétés dites « démocratiques », et pour cause : on y pratique un « déni de la violence » conforté par le renforcement des conditions qui conduisent à ce que Walter Benjamin décrivait comme la « chute du cours de l’expérience ».

« Casque sur les oreilles, applis sous les doigts, les yeux rivés en temps réel sur sa correspondance, le citadin à l’ère du Web 3.0 évolue dans une alcôve, un sas perceptif. Sa bulle sensorielle rend plus proche de lui, effectivement, ses interlocuteurs lointains que les corps qu’il côtoie dans les rues ou dans les couloirs. Le déni de la violence commence là, lorsque la sensibilité susceptible de l’éprouver, ou de la partager, n’est simplement plus disponible, qu’elle s’est absentée. »

La violence est pourtant exercée, quotidiennement, contre les plus vulnérables. Directement : voyez le traitement réservé par les flics aux migrants de Calais. Indirectement : voyez les dizaines de milliers de noyades en Méditerranée, qui ne sont rien d’autre que les conséquences d’une implacable politique européenne. Ou encore, comme j’ai pu le voir de mes propres yeux ces derniers jours (alors qu’il neigeait), ces tentes sur le quai de Valmy (canal Saint-Martin à Paris, près du métro Jaurès), dressées par des personnes que la République refuse d’accueillir, prétendant qu’il faudrait les « trier » afin de séparer le bon grain « politique » de l’ivraie « économique » (la mise à distance de la violence est telle, d’ailleurs, que les responsables politiques et administratifs de cette situation se gardent bien d’employer ce verbe « trier », qui évoquerait de sombres temps, en lesquels leurs prédécesseurs collaboraient à d’ignominieux triages, justement). François Cusset cite Simone Weil qui, dans L’Iliade ou le poème de la force, texte de 1939, écrivait que « la force qui tue est une forme sommaire, grossière de la force », avant de préciser : « Combien plus variée en ses procédés, combien plus surprenante en ses effets, est l’autre force, celle qui ne tue pas, c’est-à-dire celle qui ne tue pas encore. » (C’est moi qui souligne.) Effectivement, en terres policées, la violence ne fait plus « irruption » (sauf, encore une fois, contre les plus vulnérables – pauvres, fous, personnes racisées…), elle infuse sans dicontinuer, guidée par l’envahissement de la logique économique au cœur de notre quotidien.

Quant à la violence exercée par l’Occident sur le reste du monde (ou, mettons, sur ce que l’on appelait naguère le tiers monde), et quant au terrorisme qu’elle a suscité, on pourrait aussi bien citer Bertolt Brecht : « On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent. »

Je ne peux que conseiller la lecture de ce Déchaînement du monde dont le propos échappe bien heureusement au sempiternel débat sur violence vs non-violence, que nous verrons immanquablement réapparaître, relancé et alimenté par les tenants de l’ordre établi, si les mobilisations déjà importantes de ces derniers jours devaient croître et embellir – et c’est tout le mal que je nous souhaite. Les éditions de La Découverte nous autorisent à vous en proposer quelques « bonnes feuilles ». Grâce leur soit rendue.

* * * * * * * * *

Mémoire des luttes et illusions de la non-violence

Les anges ne sont pas de ce monde. Quand il y va de sa vie, ou de celle d’un peuple – à plus forte raison de celle de l’espèce humaine –, douceur et bienveillance face à la menace mortelle sont une option, parfois une tactique fédératrice, le plus souvent une attitude générale exprimant toute une vision du monde ; mais en aucun cas une obligation. Comme le savaient, et le payèrent dans leur chair, ceux que plusieurs décennies de pacification forcée ont mués, à leur insu, en icônes consensuelles de la non-violence. Quitte à faire l’impasse sur leurs moments de rage afin de les ranger sagement sur l’étagère des hagiographies. Le Mahatma Gandhi, qui lutta cinquante ans contre l’envahisseur britannique, n’a pas toujours brandi l’ahiṃsā, la doctrine spirituelle commandant de « ne causer de nuisance à nulle vie », mais envisagé souvent d’autres modes de confrontation : « [J’aimerais] mieux que l’Inde défendît son honneur par la force des armes plutôt que de la voir assister lâchement et sans se défendre à sa propre défaite [1] », répétait-il régulièrement. Henry David Thoreau, que sa théorie de la désobéissance civile, citée souvent par Gandhi, a statufié en symbole de la résistance pacifique, avait un tel dégoût pour la tradition esclavagiste de son pays qu’il n’envisageait pas de pouvoir en sortir sans violence. Il révérait même son contemporain sanguinaire, l’ancien esclave John Brown, abolitionniste fervent qui abattit des centaines de planteurs et de propriétaires : « Jamais aucun homme en Amérique n’a combattu avec autant de persistance, autant d’efficacité pour la dignité de la nature humaine [2] » résumait-il en 1859, à la veille de la guerre de Sécession, avant d’écrire son éloge funèbre.

Nelson Mandela, célébré en grand-père patelin de tous les non-violents, avait su évincer de son parti, l’ANC, la frange communiste pacifiste et répéta jusqu’à la fin du régime de l’apartheid que « violence et non-violence ne sont jamais mutuellement exclusives [3] » – lui que vingt-sept ans d’emprisonnement avaient convaincu que les doux, ceux qu’on tabasse dans le ghetto, ou ceux qui tendent l’autre joue, n’obtiendraient hélas jamais rien. Le révérend Martin Luther King lui-même, que l’historiographie officielle oppose terme à terme à Malcolm X, vu comme le « raciste noir », eut ses propres phases de doute sur les vertus, pratiques et politiques, de l’opposition non violente. Quelques mois avant d’être assassiné, alors que le Civil Rights Act était enfin entré en vigueur, il remettait en question sa propre position intégrationniste – notamment dans un dialogue avec l’acteur Harry Belafonte sur le plateau du Merv Griffin Show, en 1967. La relecture biaisée de ces quatre parcours mythiques, presque déifiés aujourd’hui, et des écrits qui les jalonnent, permet depuis quarante ans de disqualifier toute forme de défense active. Et elle permet aussi d’opposer violence et non-violence comme deux absolus, deux essences incompatibles qui diviseraient le monde. Comme le manichéisme moral des mauvais films hollywoodiens, cette polarité-là a pour effet, et pour but, l’impuissance spectatrice.

Le philosophe Emmanuel Lévinas a pu lui aussi être convoqué à la barre, à son corps défendant, pour condamner en soi la violence, de toute éternité, y compris celle qui émancipe. Lui dont l’éthique exigeante était fondée sur l’expérience première du visage d’autrui, cet « intotalisable ». Cette expérience, expliquait-il, est celle d’une « différence morale absolue » dont le « tremblement » en nous, face à ce visage qui est « dénuement et misère », nous impose la « responsabilité-pour-autrui » qui « annule toute violence [4] ». Dans un article écrit en 1963, son cadet, Jacques Derrida, se demande si la violence, que l’éthique de Lévinas fait « sortir » de la métaphysique, n’en ferait pas plutôt intrinsèquement partie. Et si le projet de la dépasser absolument, pour fonder la non-violence dans l’absolu, ne fait pas courir le risque de dissimuler la violence et, dès lors, de la répéter sans fin. Derrida, encore inconnu alors, conclut que la pensée comme l’éthique tiennent à une « tension féconde entre violence et non-violence », que leur « différence irréductible » oblige à s’expliquer sans cesse l’une avec l’autre [5]. C’est bien une telle tension, morale mais aussi énergétique, qu’éprouvent au jour le jour, et qu’ont toujours à embrasser, au fil de leurs engagements, celles et ceux qui luttent pour l’émancipation.

La tension, ici, implique la circulation. On a vu, dans ses tours et détours, la logique circulatoire complexe de la nouvelle violence systémique. La corrélation entre la violence des guerres et celle de l’inhospitalité, dans l’exil traumatique des réfugiés. L’articulation entre la violence radicale des terroristes et la sidération éprouvée devant ses images. La diffusion, à même nos atmosphères de vie, de la violence invisible faite à l’environnement ou à tous ceux qu’on ne voit plus. Le redoublement de la violence comptable dans la violence psychique et symbolique des travailleurs qui n’y arrivent plus. La contamination par cette même violence des structures de soin ou d’éducation censées nous en protéger. L’inversion en rivalité mortelle de la concurrence du marché supposée adoucir les mœurs. La violence rentrée de l’autorépression civile des pulsions. L’épuisement du désir et des ressources, sur lequel débouche la promesse de l’abondance infinie, et la violence intérieure de ce désir trompé, parce qu’absolutisé. L’échec des dérivatifs sportifs ou culturels qui, captant l’œil, l’absorbant dans l’image, éloignant les corps, laissent inévacué ce reste de violence que la catharsis avait toujours eu pour but de purger. Ou juste, plus concrètement encore, la propagation de la violence-monde par mille vecteurs plus ou moins tangibles, du Web à l’ambiance, des flux commerciaux et migratoires aux infimes harcèlements du quotidien – une propagation qu’aucune frontière n’arrête. Car elle imprègne la vie de nos quartiers chics de la violence des esclavages asiatiques ou des extorsions latino-américaines ; le quotidien de nos HLM, de celle qui embrase l’Afrique et le Proche-Orient ; et ces destinations lointaines elles-mêmes, de celle qu’impose la logique néolibérale partout dominante, et par nous inventée – imposée comme un moindre mal et puisqu’il n’y aurait pas d’alternative.

En face, la violence émancipatrice, qu’on peut appeler résistance active (d’un mot moins suspect), a elle aussi ses lois de circulation, ses contagions et ses allers-retours, sa tension et ses oscillations. Contribuent à la diffuser, de fait, la brutalité accrue des forces de l’ordre, l’intransigeance inédite de la doctrine socioéconomique dominante, mais aussi la pérennité des luttes dans le temps, la connexion entre formes de vie et tactiques de combat, les volontés qui s’aiguisent au contact les unes des autres, leur communication continue sur les réseaux qui en popularise les projets et en teste la fermeté – et toujours la menace, plus grande que jamais, des ennemis politiques directs qui promeuvent, de leur côté, une autre alternative, celle de la préférence ethnique ou religieuse et du grand repli patriote.

La circulation de cette contre-violence peut donc être dialectique, quand l’électrise le contact direct de ses adversaires ; matérielle, à même l’économie et la logistique ; psychique bien sûr ; et, plus imperceptiblement encore, atmosphérique, écologique au sens strict : là où un combat ponctuel a sorti ses participants de l’impuissance collective, l’atmosphère, on l’a dit, s’en ressent. Elle protège, désormais, au lieu de peser, raffermit au lieu de dissoudre. Une telle circulation, parallèle à celle de la violence-monde, imbriquée avec elle, passe même par les fantômes, par la rémanence spectrale des mémoires et des histoires de la lutte millénaire pour l’émancipation. Ses défaites, ses martyrs, ses sans-nom et ses quelques victoires hantent toujours leurs héritiers. Même quand cette mémoire collective est passée sous silence ou n’est plus transmise par les aînés, même quand les jeunes contestataires réclament un droit d’inventaire sur l’héritage pesant des combats d’hier, quelque chose d’essentiel circule des insoumis d’hier et d’avant-hier à ceux d’aujourd’hui : la leçon à tirer, l’esprit à capter, la mèche à rallumer de tous les justes combats échoués.

Début 1940, exilé depuis sept ans en France, Walter Benjamin assiste impuissant à la victoire totale des forces mêmes que son travail de vingt ans sur « la tradition des opprimés » avait pour tâche de combattre. Dans l’urgence, il y rédige, elliptiques et étrangement imagées, dix-huit brèves thèses « sur le concept d’histoire », qu’il emporte avec lui sur des feuillets volants dans sa traversée de la frontière espagnole, à partir de Banyuls. Mais après vingt heures de marche, arrivé à Portbou, le refus de la police espagnole de lui délivrer un sauf-conduit le persuade de mettre fin à ses jours, dans le petit hôtel en face du commissariat. Où l’on retrouvera, dans sa sacoche en cuir, les feuillets en question.

Il s’agit, y écrit-il, de « prendre l’Histoire à rebrousse-poil » (thèse VII), afin de retrouver cet « accord secret entre les générations passées et la nôtre » qui réveillera peut-être l’espoir, la « faible puissance messianique sur laquelle le passé a une prétention » (thèse II). À mesure que s’efface la mémoire des luttes, c’est l’énergie présente de leurs successeurs qui faiblit, et que ne suffira pas à ressusciter la promesse improbable de lendemains meilleurs : « À cette école, la classe [opprimée] a largement désappris autant la haine que la volonté de sacrifice », commente Benjamin, « car toutes deux se nourrissent de l’image des aïeux asservis, et non de l’idéal des petits-enfants libérés » (thèse XII). Ce qu’il faut, dans cet accès aux fantômes, cette mémoire sans archives toujours à renouer, c’est arriver à « retenir une image du passé telle qu’elle s’installe, à l’improviste, pour le sujet historique, à l’instant du danger » (thèse VI). Car la défaite d’hier, qui a bien eu lieu, n’en est plus une au moment d’engager ses forces dans le combat présent, qui rouvre les possibles : « De la même manière que les fleurs tournent leur tête vers le soleil, un héliotropisme de mystérieuse nature veut que ce qui a été ait tendance à se tourner vers le soleil qui se lève au ciel de l’Histoire » [6] (thèse IV).

S’il s’agit, ajoute-t-il, d’« allumer dans le passé l’étincelle d’espoir qui en est pénétré », c’est que « les choses subtiles et spirituelles sont présentes malgré tout dans la lutte des classes d’une autre manière que comme représentation d’un butin qui revient au vainqueur. Elles sont vivantes dans ce combat, sous forme de confiance, de courage, d’humour, de ruse, de persévérance, et elles ont un effet rétroactif sur le lointain du temps [7] ». Ces qualités-là, qu’on a vues de retour parmi les combats d’aujourd’hui, ne sont pas des traits psychiques, ni de simples comportements, mais la part « spirituelle » de la lutte, selon le mot de Benjamin, et de sa circulation énergétique. Du dernier Benjamin à son contemporain Ernst Bloch, dont Le Principe espérance fait dépendre l’utopie de « l’enrichissement ou [de] l’appauvrissement de l’espérance [8] », c’est la tradition perdue, anéantie par les tragédies du premier XX e siècle, d’un communisme non seulement social mais, plus essentiellement, spirituel, mystique, voire surnaturel. Un communisme sorcier, pour lequel les existants et les oubliés, les présents et les morts résistent tous ensemble. Une solidarité dans le temps, par les affects et les fantômes, à laquelle la vision strictement mécaniste du communisme « scientifique » a substitué les pires dévoiements. C’est la tradition d’un espoir actif, en somme, en vertu duquel seul le soubassement spirituel de l’action émancipatrice garantira ses chances de l’emporter, de faire reculer la violence systémique, par un recours à la violence qui ne soit, lui, qu’instrumental, ponctuel, stratégique. « Spirituel », ici, se dit au sens des esprits, donc, de l’air ambiant et de ses humeurs, de l’exigence éthique aussi, et d’une puissance inextinguible de l’espoir qui n’ait à voir ni avec la procrastination des lendemains promis ni avec l’eschatologie des grandes religions.

Et si l’espoir autant que l’énergie active de l’émancipation circulent eux aussi, et à ce point, il serait erroné de les cristalliser autour d’un événement, de les réduire à l’image du couteau entre les dents ou à l’imminence du Grand Soir. À ce titre, la désactivation de ce mythe révolutionnaire du Grand Soir est une excellente nouvelle. Du moins si elle permet enfin la dissémination des énergies en question dans le temps plus ordinaire des luttes, des micro-résistances quotidiennes et même des longues phases de sommeil social. Ni Grand Soir, donc, ni droite doctrine. Pour sortir du choix impossible entre la verticale de la prise du pouvoir, que les activistes d’aujourd’hui n’ont plus en tête, et l’horizontale des collectifs en sécession, qui désertent le combat faute d’y avoir une chance, il y a la diagonale de l’action collective, que ravivent aujourd’hui maintes luttes dispersées. Ce temps ordinaire, sans mythe de la révolution, et cette diagonale en acte, sans parti ni doctrine, se montrent plus à même que tous les dogmatismes de sortir les opprimés de l’impuissance collective. Grâce au pragmatisme qu’ils autorisent, et qui caractérise, sur le terrain, les résistances contemporaines : on tâtonne, on essaie, on esquive, on expérimente, on prend tel virage tactique à la faveur d’une circonstance inattendue, on mesure surtout la valeur des refus à leur efficacité réelle pour entraver la machine socioéconomique.

Pragmatique et spirituel, donc. Les deux ne sont pas incompatibles, au contraire. C’est ce que rappelle le sous-commandant Marcos, qui y voit les deux apports complémentaires pour la lutte sociale de la forme de vie indigène, que lui-même a adoptée il y a plus de trente ans, débarquant de l’université de Mexico où il haranguait les étudiants en jeune guévariste péremptoire : « Quand on est arrivés on était carrés, comme des professionnels de la politique, et les communautés indiennes, qui sont rondes, nous ont limé les angles [9] ». De fait, le processus d’autogouvernement intégral dans lequel elles sont engagées n’a rien d’un programme ; il relève davantage, avec ses réussites et ses échecs, de l’expérimentation, de l’apprentissage, de la discussion permanente. Pragmatisme aussi, dans ce même sens, de celles et ceux qui rejoignent l’écologie radicale, ses enclaves « zadistes » ou son militantisme ordinaire : ils le font moins pour la fiction d’un Sujet ou d’un Ennemi historiques, prolétariat ou bourgeoisie, que parce que, concrètement, la destruction du vivant est aussi leur destruction. « Nous ne défendons pas la nature, répondent-ils aux journalistes pressés, nous sommes la nature qui se défend. »

Ce double visage pragmatique et spirituel des luttes d’émancipation est leur meilleure arme contre la violence-monde. Il leur donne accès à l’archipel émietté des savoirs et des cultures, qu’elles parcourent plutôt pour le vertige qu’ils procurent, la curiosité attentive et l’égarement qu’ils suscitent, que pour les consolations symboliques de la « diversité ». Et au-delà, il ouvre sur toute une politique, et une poétique, de la relation, soucieuse d’inclure les plus isolés, de faire place au fragile, d’entendre les silences et les grondements telluriques de l’histoire. Pragmatique et spirituelle, cette politique de la relation l’est aussi par ses dynamiques latérales, son appel, même quand il est bavard, à croiser les causes et les combats, à favoriser la connectivité énergétique – cet horizon d’une convergence tactique pérenne entre les luttes sociale, ethnique, sexuelle, culturelle, territoriale, auquel les rares universitaires intéressés ont donné le nom barbare d’intersectionnalité. Un nom barbare mais un enjeu capital.

Une telle association des luttes passées, présentes et futures n’invite pas à la reconduction ni même à l’inversion de la violence dominante, mais à la constitution d’un sujet collectif en acte, labile et composite, humble et extensible. C’est un tel sujet – on ne lui appliquera pas le qualificatif d’universel, tant ses usages historiques l’ont disqualifié – que travaillent à constituer toutes celles et tous ceux qui affrontent la violence systémique au nom d’autres causes que l’exclusivisme identitaire ou le recroquevillement national. C’est à quoi participe, autrement dit, pas mal de monde : les militants communautaires des inner cities nord-américaines, les autonomes des grandes villes d’Europe, les collectifs néoruraux partout dans le monde, les bases syndicales actives, les ONG engagées dans l’aide aux migrants, les réseaux clandestins d’ouvriers chinois ou d’activistes sociaux du monde arabe, les artistes en lutte, mais aussi les Indiens d’Amérique latine, les activistes des townships sud-africains ou les communautés kurdes du bourbier moyen-oriental. Et tant et tant d’autres, partout dans le monde, qu’aucune enquête sécuritaire d’État ni aucun panorama plus complice ne parviendront jamais à dénombrer, ou même à repérer.

Ce sujet-là, qui autorise à parler au singulier d’une telle multitude de causes et de champs de bataille, n’est pas un concept philosophique préétabli, ni une figure politique mythique. Il est plus proche du sujet grammatical comme agent de l’action, et du concept intraduisible en français d’agency, pour dire précisément cette capacité autonome d’agir : celle d’un individu, d’un groupe, ou d’une entité plus abstraite, du moment qu’elle a des effets dans le monde. Et ce sujet-là n’a pour limite effective que l’espèce humaine, et au-delà d’elle, en fait, toutes les formes du vivant. Le vivant qui marche, le vivant qui lutte, le vivant qui se défend. Seul ce sujet en acte de la contre-violence autorise à dire encore « nous », là où le système socioéconomique dominant ou même le pieux projet d’hier d’une « civilisation » humaine ne sont plus habilités à le dire. Ce « nous » planétaire est constitué précisément par les flux et les circulations d’une même violence aux quatre coins du monde, et de l’échelle sociale, d’Alep à la City de Londres, de l’Est congolais aux trottoirs de Los Angeles, des territoires palestiniens aux « barres » de nos banlieues, et en réaction contre elle, par la mise en œuvre de résistances éclatées, de combats infimes, de guerres plus ouvertes, de luttes durables.

*

On l’aura compris : le mot « violence » était un piège, à force de connotations, d’arrière-pensées, morales et morbides. Et à force, surtout, de renvoyer dos à dos le juste et l’injuste, l’accidentel et le structurel, la haine raciste et le mouvement émancipateur. On peut enfin se débarrasser du mot, pour dissiper les malentendus. On peut jeter en tout cas le substantif, qui substitue l’entité au mouvement, l’essence à la circulation, outre qu’il parle le langage des pouvoirs et la langue intimidante des origines. Et lui préférer un usage ponctuel de l’adjectif, qu’on entendra, du côté des sujets qui vivent, dans le sens d’un circuit d’énergie. Celui-ci peut leur être mortel ou vital, nuisible ou plus fécond, en fonction de nombreux facteurs, qu’on espère ici avoir éclairés – certains prévisibles et d’autres plus aléatoires, y compris la part active d’espérance qu’ils y mettront.

Autrement dit, ce qui est opposé à la brutalité du système-monde par ceux qui lui résistent activement n’est pas la violence, mais une capacité d’agir multiple, que rien n’empêchera de s’accroître. Elle comprendra aussi, s’il le faut – ou plutôt parce qu’il le faudra –, des actes ou des gestes violents. Car le déchaînement au sens des chaînes qu’on déverrouille passe toujours par des moments de déchaînement, au sens plus commun du chaos des fureurs et de leurs excès. Il y en aura, donc, de la violence ; mais l’important est ailleurs. Ce long voyage dans le sillage d’un seul mot pour finir, ici, par s’en défaire pour de bon. Pour chasser les nuages qu’il accumule sur son passage et retrouver, intacte, la ligne d’horizon.

notes

[1] Gandhi, Tous les hommes sont frères, « Folio », Paris, 1990, p. 182-183.

[2] Voir son Plaidoyer pour John Brown, tr. fr. Thierry Gillybœuf, Pauvert, Paris, 1977.

[3] Cité in Sylvie Laurent, « La non-violence est-elle possible ? » (http://www.laviedesidees.fr/La-non-violence-est-elle-possible.html).

[4] Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, Fayard, Paris, 1982.

[5] Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », in L’Écriture et la Différence, « Points », Seuil, Paris, 2014 [1967].

[6] Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, tr. fr. Olivier Mannoni, Payot, Paris, 2013, p. 55-72.

[7] Ibid., p. 57-58.

[8] Ernst Bloch, Le Principe espérance, vol. 1, tr. fr. Françoise Wullmart, Gallimard, Paris, 1976.

[9] Voir François Cusset, « Au Chiapas, la révolution s’obstine », Le Monde diplomatique, juin 2017.


posté le Alerter le collectif de modération à propos de la publication de cet article. Imprimer l'article

Commentaires

Les commentaires de la rubrique ont été suspendus.