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À propos de "la solidarité avec les zapatistes"

Début 1995, la revue de Hamburg Die Aktion s’était engagée dans une campagne de solidarité avec les zapatistes (*). Ce texte a été écrit en réaction à cette initiative.

(*) "Notre solidarité avec les zapatistes", 13 février 1995, Die Aktion, (Am Brink, 10, 21029 Hamburg). Cet appel a été repris dans la revue Etcetera (Apt 1.363, 08080 Barcelona).

À propos de "la solidarité avec les zapatistes"

Je refuse de signer votre appel et de collaborer activement à la campagne d’information que vous avez mise en place. Je fais "politiquement " si peu déjà, que ce serait pour moi un gaspillage de m’y investir. Pire, cela contredirait de façon virulente des convictions qui m’ont accompagné dès les tous débuts de ma pensée et de mon activité politiques.

Voilà tout d’un coup que je devrais soutenir une armée (d’où vient-il que des individus dénomment ainsi leur forme d’organisation ; cela me met la puce à l’oreille), alors que j’ai toujours défendu l’idée que la révolution sociale se jouait fondamentalement sur le terrain de l’organisation de la production et de la distribution et non sur le terrain de l’affrontement militaire. Qui plus est, cette "armée "se qualifie de libération nationale. Ça ne vous rappelle rien ? À part le fait que ce vocable s’inscrit dans la tradition stalino-maoïste-guévariste, comment défendre une libération "nationale" alors que je suis persuadé que la "nation" est une structure propre de la société bourgeoise et que l’émancipation de l’humanité passe nécessairement par l’éclatement de ce carcan afin de pouvoir s’affirmer comme communauté humaine, sujet de son devenir ? Ces deux aspects ont toujours constitué le b.a.-ba de ma pensée critique.

Cela dit il y a une foule d’autres éléments. La référence permanente au peuple, au droit des peuples, à l’honneur du peuple mexicain (ou autre, d’ailleurs), à son sang et autres balivernes provoque chez moi une sensation de dégoût et une envie de vomir. Bon sang, tous les escrocs et exploiteurs dans les nations, du tiers-monde et d’ailleurs, en ont la bouche pleine de "leur" peuple (auquel bien évidemment ils appartiennent), quand ils n’en sont pas les porte-parole "naturels", quand il s’agit de défendre ou d’agrandir leur part du profit extorqué au niveau planétaire. Quand le terme "peuple" est brandi ce sont toujours les exploités en chair et en os qui risquent de moderniser leurs chaînes et d’être soumis mains et poings liés à la dictature du capital. Quand on ne veut voir dans le gouvernement mexicain que des agents du capital américain et du FMI on passe sous silence l’existence d’une bourgeoisie nationale (et même de ses fractions concurrentes) qui à l’intérieur du système d’exploitation capitaliste est bien décidée à défendre, par la diplomatie ou par les armes (suivant le cas) ses propres intérêts dans le concert de bandits que sont les États nationaux.

S’il s’agissait d’un mouvement réellement "indien" il n’aurait que foutre des frontières nationales. Je reviendrai plus tard sur le mouvement social. Mais la confusion est totale quand on semble dire que les Indiens sont les exploités, comme si les noirs et les blancs étaient des exploiteurs. Il est vrai qu’en général, en Amérique latine, la majorité des classes dominantes se recrute parmi des blancs (pas partout comme le montre l’exemple de Haïti) ; mais la majorité des blancs, et la quasi totalité des noirs font partie des exploités. On ne peut tout de même pas l’ignorer. Et puis, comment est-il possible de voir dans la tradition indienne le souvenir d’une communauté supposée libre et autonome. Précisément les sociétés incas et mayas étaient caractérisées par une énorme hiérarchie sociale et une brutale exploitation bien avant l’arrivée des sanguinaires conquistadores. Paradoxalement même, c’est précisément parce que ces populations indiennes avaient été depuis des siècles soumises à une exploitation autochtone qu’elles se soumirent sans trop de résistance à cette nouvelle exploitation venue d’Europe et que ses membres individuels purent plus au moins survivre. Les populations indiennes plus proches de formes du communisme primitif livrèrent une opposition beaucoup plus acharnée. Il ne fut pas possible de les exploiter, on dut les liquider. On peut voir leur trace sur le continent américain par le vide qu’elles ont laissé et qui a dû être rempli par l’apport massif d’esclaves noirs.

Mais revenons à l’EZLN et à son subcommandant. Il n’y a pas que le "peuple", il y a aussi le drapeau national (souillé bien entendu), la patrie (vendue bien entendu), la souveraineté nationale, les traîtres au pays et, pour culminer le tout : "tout pour tous, rien pour nous ". Dit en passant cela démontre à quel point l’EZLN ("nous") et le mouvement ("tous") sont loin d’être une unité mais plutôt une opposition. Cet esprit de sacrifice du "servir le peuple" m’est plus que suspect.

Et puis le fameux "dialogue" que l’EZLN désire avec le gouvernement. Comment ça, dialoguer ? Peut-on "dialoguer" pacifiquement entre exploiteurs et exploités sur la suppression de l’exploitation ? Cette reconnaissance implicite de l’état comme institution appropriée pour instaurer le credo bourgeois de la "paix, la justice et l’égalité" en dit long sur le caractère non subversif de l’EZLN.

Quand au subcommandant Marcos, qui reconnaît n’être qu’un guérillero recyclé, il fait preuve d’intelligence, d’humour et même de poésie. Je n’ai pas de mal à le reconnaître. Cela n’empêche pas que le contenu est maigre et qu’il se plaît à jouer ce rôle du héros modeste, du personnage inconnu et mystérieux, du visage masqué (Zorro !). J’y vois tous les signes classiques d’un certain machisme latino-américain. Sa déception d’avoir une correspondance réduite avec des femmes peut être interprétée comme ironique, elle a pour moi un relent nauséabond de l’homme fort, point d’attractions des regards féminins admiratifs. Un vrai caudillo.

Cette impression est renforcée par le fait que Marta Duran venue interviewer les Indiens du mouvement termine, pour des raisons " pratiques"(?), par interviewer leur "interprète". Nous voilà de nouveau devant la délégation des pouvoirs à vie. Et cela ne la gêne absolument pas ! D’ailleurs Marcos non plus ne semble pas être trop gêné ; à aucun moment il insiste pour jouer le rôle de traducteur réel et laisser l’expression à d’autres "combattants" et encore moins à des simples paysans (ou plutôt semi-prolétaires comme le montre assez bien le texte de Garcia de Léon, mettant au moins un doute sur le caractère "indien" du mouvement, alors que, si mouvement il y a, il s’agit d’un mouvement social, lié à la situation de cette population dans la production globale de la société).

Parlons-en un peu. En Amérique latine les mouvements d’occupation des terres par des paysans (très souvent des femmes) semi-prolétarisés, qui s’opposent aux exactions des grands propriétaires terriens est un phénomène endémique. Ces mouvements sont, d’un côté, un exemple de lutte sociale, d’insubordination, mais, d’un autre côté, n’ont jamais été capables de s’articuler avec des mouvements sociaux urbains et sont souvent imbibés de vagues notions sur la propriété de la terre, le "retour" à la nature ou la demande d’aide financière et juridique à l’État, de façon que les éléments subversifs de la société moderne y sont rares. Ces mouvements ont toute ma sympathie, mais sont loin de me donner l’espoir d’un bouleversement total des structures de la société capitaliste.

Ainsi donc si j’ai déjà du mal à trouver source d’espoir dans ces mouvements sociaux, je suis particulièrement déprimé quand en Europe des individus se réclamant d’une vision social-révolutionnaire s’enthousiasment non pas pour le mouvement social mais sont apparemment fascinés par le spectacle de masques, de fusils, par le mythe de la résistance armée. Voilà pour moi un problème : à quel degré de désespoir réel face à la réalité de tous les jours doit-on être arrivé pour s’accrocher au personnage d’un beau-parleur ? Il est frappant que dans tous les documents que vous avez publiés et malgré le fait que l’accès aux zones "libérées" soit assez facile il n’y a pas une description un tant soit peu détaillées de la vie quotidienne, du travail, du partage des tâches, de la distribution des biens, de la prise de décision, des rapports entre les générations, entre les sexes, de l’éducation, etc. Pourquoi prête-t-on plus d’importance aux déclarations politiques, aussi poétiques soient-elles, qu’aux mécanismes de fonctionnement matériel et social des populations prétendument insurgées ? Dans tout ça je n’ai pas eu l’occasion de toucher les aspects du rôle du Mexique pour l’économie des États-Unis, de l’utilisation que fait le gouvernement mexicain de l’EZLN dans ses tractations internationales ni de l’insertion du Chiapas dans les tensions sociales présentes dans d’autres secteurs du Mexique. Il faudrait y dédier plus de temps pour comprendre la nature réelle et profonde de ce qui se passe dans la forêt Lacandon et ses lisières. Mais cela ne changera pas grand chose à la prise de position de base face à l’attitude que vous avez adoptée.

Marc Geoffroy
Berlin, juin 1995

https://sites.google.com/site/comuneiro/home/ezln/reeve


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