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Dénigrer Pierre Bourdieu au nom de la génétique, dans quel but ?

posté le 16/05/18 Mots-clés  réflexion / analyse 

Le magazine « L’Express » a publié, le 26 avril dernier, une tribune signée par Laurent Alexandre et intitulée sobrement « Pourquoi Bourdieu avait tort. » Le « chirurgien, énarque et entrepreneur » y tente le tour de force de trahir à la fois la pensée et les écrits du sociologue Pierre Bourdieu et ceux du généticien et psychologue américain Robert Plomin.

Laurent Alexandre se drape dans la science pour proposer une habile triangulation au sous-texte effrayant et aux relents idéologiques inavouables. On découvre un papier aux atours scientifiques et progressistes mais en fait destiné à une énième exécution en place publique du sociologue Pierre Bourdieu.

Comme souvent dans ce genre d’exercice, la sournoiserie le dispute au manque de rigueur intellectuelle. D’abord, l’assertion en forme de fake news : « On sait aujourd’hui que l’ADN détermine plus de 50 % de notre intelligence. L’école et la culture familiale ne pèsent pas beaucoup face au poids décisif de la génétique, selon les travaux conduits par plusieurs équipes, dont celle de Robert Plomin, du King’s College de Londres. » Une déclaration qui lui sert de cheval de Troie pour tenter de discréditer les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sur le capital culturel et les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur selon les origines sociales.

« La reproduction », livre fondateur

Rétablissons les faits : Laurent Alexandre fait dire à Bourdieu et Passeron ce qu’ils n’ont jamais écrit, c’est-à-dire qu’ils auraient postulé « qu’il n’y a pas de différence innée de capacités. » La thèse de Pierre Bourdieu à propos de notre système scolaire est pourtant claire. Elle est aujourd’hui appuyée par les résultats des comparaisons internationales menées par l’OCDE : notre école est l’une des plus inégalitaires de la sphère occidentale. Elle est celle où la reproduction sociale est la plus forte. Ainsi, la dernière livraison de PISA en 2016 montrait que « les élèves issus des milieux défavorisés ont quatre fois plus de risques d’être dans les élèves ayant des difficultés en sciences. » Lors de la présentation des résultats, Gabriela Ramos, responsable de l’OCDE expliquait que « c’est la proportion la plus élevée des pays de l’OCDE. »

    • Publiées au début de ce siècle, les découvertes en génétique des équipes de Robert Plomin, vérifiées depuis par de nombreuses équipes à travers le monde, ne remettent pas en cause celles de Bourdieu et Passeron. Mieux, elles les complètent.

Pierre Bourdieu l’avait perçu dès les années 1960 et ce, malgré la très solide foi française dans la méritocratie républicaine. Pour expliquer les mécanismes de cette inégalité, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron introduisent, dans La Reproduction, dès 1970, la notion de « capital culturel ». Ce capital désigne les connaissances en matière d’expression, de culture et la capacité à apprécier les œuvres issues de la « culture savante » telles que le théâtre, la musique classique, la peinture… Et ce capital donne aux héritiers qui en disposent un avantage compétitif, une aisance sociale d’autant plus importante que notre système scolaire est tout entier orienté vers la sélection d’une élite au détriment de l’élévation du niveau scolaire du plus grand nombre.

Robert Plomin a rejoint la Grande-Bretagne en 1994 pour tirer parti des immenses bases de données britanniques, et est depuis académiquement reconnu pour son étude de 10 000 paires de jumeaux britanniques. L’étude « TEDs » (TwinsEarlyDevelopmentStudy) porte à la fois sur des « vrais jumeaux », ayant exactement le même matériel génétique et des « faux jumeaux », porteurs de gènes différents. En 2013, ces jumeaux ont atteint l’âge de 16 ans et ont passé leur GCSE, l’équivalent britannique du brevet des collèges. Et que constate Plomin ? Que ces résultats, combinés à d’autres sur les familles et sur l’adoption, confirment que l’ADN des enfants explique plus de 50% de la variance, c’est-à-dire de la distribution de leurs résultats scolaires et de leurs tests d’intelligence.

Le rôle fondamental de l’environnement

Ces découvertes viennent confirmer ce que nombre d’enseignants et de parents constatent tous les jours. Nos enfants n’ont pas les mêmes aptitudes et capacités à apprendre. Leurs besoins en matière d’éducation sont différents. Ni plus, ni moins.

Ces découvertes ne nient pas, contrairement à ce que fait croire Laurent Alexandre, l’influence de l’environnement : bien au contraire, elles lui donnent une place fondamentale. C’est ce qu’explique Robert Plomin dans un article de 2004 publié par l’American Psychological Association qui récapitule l’ensemble de ces découvertes : « si l’influence des facteurs génétiques sur l’intelligence est d’environ 50 %, cela signifie que les facteurs environnementaux expliquent le reste de la variance. »

C’est aussi ce que dit le sociologue Gérald Bronner. S’il critique l’école bourdieusienne a laquelle il reproche d’ignorer aujourd’hui les neurosciences, Bronner défend les neuroscientifiques de l’accusation du« tout inné ». « Les neurosciences intègrent parfaitement l’hybridation entre l’inné et l’acquis » déclare-t-il au Journal du Médecin.

C’est d’autant plus vrai que s’ouvre aujourd’hui un champ de recherche scientifique nouveau, l’épigénétique, tout entier dédié à l’étude des mécanismes qui permettent à l’environnement d’influer sur l’expression des gènes. En 2011, Joël de Rosnay expliquait que la mise en lumière récente de moyens épigénétiques d’adaptation à l’environnement est « la grande révolution de la biologie de ces 5 dernières années« car elle montre que dans certains cas, notre comportement agit sur l’expression de nos gènes. « C’est un concept qui dément en partie la ‘fatalité’ des gènes », relève Michel Morange, professeur de biologie à l’ENS, dans un entretien au Monde en 2013. Il va sans dire que l’épigénétique bouleverse le rapport entre l’inné et l’acquis, démontrant chaque jour un peu plus combien ils sont inextricablement liés.

La « number one fallacy »

Le psychologue et généticien américain du comportement Robert Plomin n’est évidemment pas dupe des détournements de la science. Forcé de prendre part au débat face à la dangerosité politique du mésusage de ses travaux de génétique du comportement et des contrevérités innéistes qui pullulent, il remet inlassablement les pendules scientifiques à l’heure. La tribune de Laurent Alexandre est un bon exemple de ces détournements. On peut notamment relever l’ambiguïté manifeste de l’assertion du chroniqueur : « l’ADN détermine plus de 50 % de notre intelligence. »

Nombre de lecteurs de bonne foi peuvent comprendre que l’intelligence de leur enfant est à plus de 50 % déterminée par les gènes dont il a hérité. Mais voilà, c’est précisément cette manière de « comprendre » qui est la plus importante contre-vérité, la plus grave erreur, la « number one fallacy » contre laquelle nous prévient Plomin, notamment dans son interview à la BBC en octobre 2015. Il explique que si la science démontre que la taille des êtres humains est déterminée par des facteurs génétiques à 80 % ou à 90 %, cela ne signifie pas que la taille d’une personne est prédéterminée à 90 % par ses gènes et que le reste est dû à son environnement.

Robert Plomin rappelle ensuite que ses découvertes portent sur la « variance » au sein d’une population donnée. La variance est une mesure qui décrit, résume les différences individuelles, leur distribution au sein d’une population : toute mesure sur une population donnée, comme le poids, la taille, l’intelligence, le taux de cholestérol est distribuée selon une courbe dite normale, la courbe en cloche ou courbe de Gauss. Et la variance mesure la forme de cette courbe.

Quand la génétique est instrumentalisée pour justifier les inégalités sociales et le racisme

Si Robert Plomin est sorti de la tour d’ivoire du chercheur dans laquelle il s’est longtemps abrité, ce n’est pas parce que des lecteurs commentaient involontairement une erreur d’interprétation. Mais parce depuis les années 1970 et certainement depuis le début des années 1990, la droite extrême a renoué avec sa ténébreuse et obsessive manie d’utiliser les découvertes génétiques, notamment aujourd’hui la génétique comportementale, pour justifier les inégalités sociales et le racisme.

En 1994, le très polémique ouvrage The Bell Curve : Intelligence and Class Structure in American Life (« La Courbe en cloche »), de Richard Herrnstein, professeur de psychologie à Harvard, et du politiste libertarien d’extrême droite Charles Murray, tente de justifier les prétendues inégalités entre les Noirs et les Blancs par des différences de Q.I. Le livre nourrit toujours les thèses des scientifiques de comptoir et autres suprémacistes et racistes.

Plus récemment, en 2013, c’est un conseiller de Michael Gove, secrétaire d’État britannique à l’Éducation au cabinet du conservateur Cameron qui défraie la chronique. Dans une note de 250 pages et en s’appuyant sur les travaux de Robert Plomin, il tente d’expliquer à son ministre que les gènes comptent bien plus que tout le travail des enseignants, des éducateurs et des familles et l’invite à mettre en place des tests de Q.I. pour détecter les futurs innovateurs qui permettront à la Grande-Bretagne de tenir son rang face aux géants asiatiques…

Mais Robert Plomin ne baisse pas les bras et la même année publie avec Kathryn Asbury, psychologue de l’éducation de l’Université de York, G is for Gene, sous-titré De l’impact de la génétique sur l’éducation et la réussite. Ils avancent une série de 11 propositions de politique éducative qui rappelleront bien des initiatives aux observateurs français : la préscolarisation dès deux ans des enfants de milieux défavorisés, le renforcement de la liberté pédagogique et la mise en place de la pédagogie différenciée, des cours gratuits ou subventionnés d’équitation, de piano ou de danse classique, etc.

Dans une interview au Guardian, Robert Plomin explique que ses découvertes sur l’importance de la génétique ne signifient pas que l’environnement ne compte pas. Et donc que Bourdieu n’a évidemment pas tort. L’environnement « compte beaucoup », ajoute-il, en plaidant pour une éducation différenciée. Robert Plomin réfute également les thèses racistes et les tentatives de justification par la génétique des inégalités sociales.

Il pointe que « les différences entre groupes sont faibles comparées à celles que l’on observe au sein d’un groupe. » En effet, « au sein d’un groupe, la génétique peut expliquer beaucoup des différences mais la différence entre ce groupe et un autre peut être entièrement due à l’environnement si l’un des groupes est discriminé ou maintenu dans la pauvreté », conclut-il dans la même interview.

- Voilà pourquoi l’article de Laurent Alexandre tient plus de l’exploitation politique, voire propagandiste de la science que d’une honnête vulgarisation scientifique. Le dernier exemple choisi par l’entrepreneur est celui de l’échec d’une école à élever le faible Q.I. d’enfants de classes défavorisées. Essaie-t-il ainsi, dans l’ambiguïté, de justifier par la génétique les inégalités et même temps d’appeler à les résorber ? Les lecteurs n’en sauront pas plus.

Cette ambiguïté est gênante. Car sauf à nourrir un bien inquiétant dessein, un tel sujet ne peut, ne doit pas laisser de place à l’équivocité.

Bibliographie en ligne (cliquer sur les liens) :

https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2011-4-page-6.htm

Interviews Robert Plomin – BBC The Life Scientific :
Sur You Tube : https://youtu.be/zb8oVOYK2kE?t=15m48s
Sur le site de la BBC : https://www.bbc.co.uk/programmes/b06j1qts

La sociologie déterministe défiée par les neurosciences

Prof. Robert Plomin wants educators to take notice of genes and has a new big idea

The Real Problem with Charles Murray and « The Bell Curve »

Épigénétique, le dossier INSERM

L’épigénétique, l’hérédité au-delà de l’ADN

Joël de Rosnay aux Université de la Terre en 2011.

Et le livre de Joël de Rosnay, La symphonie du vivant, aux éditions Les Liens qui Libèrent.


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