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Contre le marxisme : la révolution hors-classe

posté le 24/05/18 Mots-clés  histoire / archive 

EXTRAIT de « Déclassement et révolution chez Bakounine » par Jean-Christophe Angaut => https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01534397

Contre le marxisme : la révolution hors-classe

Pour ces derniers en effet, l’histoire de toute société est déterminée par une lutte pour la domination entre les classes sociales qui la composent. Cela signifie que les sociétés qui ne connaissent pas de structure de classe sont en dehors de l’histoire et qu’il ne saurait y avoir de révolution sans que les classes dominées renversent la domination qu’elles subissent. Le clivage qui tend de plus en plus à prédominer dans l’histoire des sociétés, en tant que celle-ci tend à faire triompher le mode de production capitaliste, est celui qui sépare les propriétaires des moyens de production et ceux qui ne possèdent rien d’autre que leur force de travail et sont donc contraints de la vendre. Cette perspective s’appuie sur le pronostic que les classes sociales intermédiaires seront de plus en plus résorbées dans ces deux classes, que Marx et Engels désignent comme la bourgeoisie et le prolétariat : par exemple, les travailleurs indépendants (artisans, commerçants, paysans) sont condamnés dans leur écrasante majorité à rejoindre les rangs du prolétariat, lequel constitue la classe dominée, qui peut seule valoir dès lors pour sujet révolutionnaire(6). Outre les présupposés très lourds de cette conception en termes de philosophie de l’histoire, outre aussi ses effets potentiellement démoralisants qu’a pu illustrer l’histoire du marxisme (l’attente des fameuses « conditions objectives », dont la réunion rend seule possible la révolution), elle s’avère incapable de rendre compte des révolutions effectives, que ce soit celles intervenues dans le passé, du vivant de Marx et Engels(7), ou même de celles qui se sont réclamées d’eux au XXe siècle, et encore moins de mouvements révolutionnaires plus récents.

L’intérêt que porta Bakounine au rôle révolutionnaire des populations qui n’entraient pas dans la structuration (présumée) binaire des sociétés du capitalisme avancé repose aussi sur l’acuité de son regard sur les processus révolutionnaires – ce qui n’a rien d’étonnant de la part de quelqu’un qui était avant tout un révolutionnaire et n’avait rien d’un sociologue ou d’un économiste. Cela le conduisit à contester plus avant les vues marxiennes touchant au caractère nécessairement révolutionnaire du prolétariat industriel, en soulignant qu’y étaient à l’œuvre des tendances à l’embourgeoisement, et conséquemment à la défense paradoxale de l’ordre social dans lequel les ouvriers de l’industrie pouvaient faire valoir leurs revendications spécifiques.

Mieux encore, on trouve chez Bakounine une critique explicite de la notion même de classe, notamment en tant qu’on l’applique à la position du prolétariat industriel au lendemain de la révolution sociale. Ainsi, dans un projet de lettre à La Liberté de Bruxelles en octobre 1872, Bakounine signale qu’il y a dans le programme des socialistes allemands une « expression qui nous est profondément antipathique, à nous anarchistes révolutionnaires qui voulons franchement la complète émancipation populaire : c’est le prolétariat, le monde des travailleurs présenté comme classe, non comme masse. Savez-vous ce que cela signifie ? Ni plus ni moins qu’une aristocratie nouvelle, celle des ouvriers des fabriques et des villes, à l’exclusion des millions qui constituent le prolétariat des campagnes et qui, dans les prévisions de Messieurs les démocrates socialistes de l’Allemagne, deviendront proprement les sujets de leur grand État soi-disant populaire. Classe, pouvoir, État sont trois termes inséparables, dont chacun suppose nécessairement les deux autres, et qui tous ensemble se résument définitivement par ces mots : ’l’assujettissement politique et l’exploitation économique des masses.’ »(8) Il serait erroné de tirer de cette citation l’idée que Bakounine récusait toute pertinence à la théorie selon laquelle les sociétés, et notamment celles qui vivent sous le mode de production capitaliste, sont structurées en classes, elles-mêmes déterminées par le rapport au capital et au travail. En revanche, ce que redoute Bakounine, c’est que tout ou partie du prolétariat des villes ne demeure une classe après la révolution sociale. Or dans ce qu’il connaissait du marxisme (à savoir essentiellement le Manifeste), c’est bien ainsi que les choses se passent : de classe dominée, le prolétariat doit devenir classe dominante, avant de faire disparaître tous les instruments de la domination de classe (l’État) et réaliser la société sans classes. Le risque est alors que, sous prétexte de retourner l’ancienne domination de la bourgeoisie contre cette classe, le prolétariat urbain ne devienne une nouvelle classe exploitant le prolétariat des campagnes – et éventuellement, pourrait-on ajouter, aussi celui des villes dans la mesure où il n’a pas l’heur d’appartenir à cette aristocratie ouvrière. En allant partiellement au-delà de ce que dit Bakounine lui-même, peut-être faudrait-il dès lors considérer le processus révolutionnaire lui-même non comme un moment d’affirmation de classe, mais comme le moment de dissolution des classes sociales, le moment par excellence du déclassement et du déplacement(9).

Si la révolution sociale est un moment de remise en cause complète de l’ordre social, si à ce titre elle est le moment où les divisions de cette société éclatent de toutes parts, il est finalement assez naturel que les éléments qui ne se retrouvaient pas dans cette société puissent jouer un rôle déterminant dans le processus révolutionnaire. Et c’est tout particulièrement le cas de ces couches sociales qui, à des titres divers, se refusent à entrer dans cette division en classes. Toutefois, toutes les formes de résistance à l’intégration(10) dans la modernité capitaliste n’obéissent pas aux mêmes causes ni aux mêmes motifs et il y a sans doute lieu de distinguer entre les éléments qui ont fait le choix du déclassement (ce qui pourrait se rapprocher du thème, propre au syndicalisme révolutionnaire français du début du XXe siècle, du refus de parvenir), et ceux qui sont déclassés par position sociale. Bien entendu une telle distinction a quelque chose de schématique et consiste bien plus à identifier des types qu’à décrire des groupes sociaux bien identifiés : bien souvent, on se trouve mis en position de choisir le déclassement social, ou l’on fait des choix politiques qui se traduisent de facto par le déclassement, sans que celui-ci ait été visé. Compte-tenu de la thématique de ce volume, mais aussi de la postérité ultérieure de ce thème et sans doute de son actualité, on peut toutefois s’en tenir à tout ce qui, dans les écrits du révolutionnaire russe, porte sur ces fractions de la jeunesse qui se refusèrent à leur destin social, se dérobèrent au rôle qui leur était socialement assigné, celui de perpétuer la domination, et allèrent au peuple, tant dans leur vie que dans leur activité de propagande.

Mais comme on le voit, il ne saurait être question d’identifier ce thème du déclassement volontaire à celui du refus de parvenir. Refusent en effet de parvenir des personnes qui, venant d’en bas, sont confrontées, à un moment ou à un autre de leur trajectoire sociale, à la question d’accepter ou pas telle position avantageuse économiquement ou tel poste de pouvoir. Or d’une certaine manière, la thématique du déclassement volontaire, telle qu’on la trouve traitée dans quelques textes de Bakounine, correspond à une question qui est l’exacte symétrique de la précédente. Si l’individu qui refuse de parvenir est issu du peuple et se trouve confronté à une opportunité d’ascension sociale, celui qui se déclasse volontairement est issu des classes privilégiées et renonce à ses privilèges pour « aller au peuple ». Il reste toutefois un point commun à ces deux phénomènes ou mots d’ordre, c’est qu’ils concernent avant tout la jeunesse, en tant qu’elle est amenée à se poser la question de sa trajectoire sociale – et peut-être aussi, comme le suggère Bakounine, en tant qu’elle est un élément idéaliste.

Pour l’essentiel, Bakounine a cru pouvoir souligner le rôle révolutionnaire du déclassement social dans deux pays : la Russie et l’Italie. Cela tient aux liens qui furent les siens avec les mouvements révolutionnaires de ces deux pays, par le contact avec la jeunesse émigrée dans le cas de la Russie, et par le rôle que joua Bakounine lors du premier essor du socialisme dans le cas de l’Italie(11). Mais cela n’a rien d’étonnant non plus si l’on songe que ces deux pays ont connu des exemples, voire des mouvements de déclassement volontaire au sein de la jeunesse révolutionnaire, exemples et mouvements qui ne sont pas sans rappeler, à nouveau, le refus de parvenir. (...)

6 Cette lecture de l’histoire a aussi son versant international : les pays où le capitalisme industriel se développe, et où par conséquent le clivage entre bourgeoisie et prolétariat devient structurant pour la société, ont plus de chance de voir apparaître des mouvements en faveur de la révolution sociale.

7 D’ailleurs, lorsqu’il eut à analyser des révolutions réelles, Marx fut contraint (comme dans Les luttes de classes en France et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte à propos de celle de 1848) de compliquer singulièrement le schéma présenté dans le Manifeste.

8 Bakounine, Œuvres complètes, édition citée, vol. III, p. 160-161.

9 Cela correspond, du reste, à certaines descriptions que Bakounine nous a léguées à propos du Paris révolutionnaire de 1848 dans sa Confession (1851). Voir Bakounine, Confession, Neuvy-en-Champagne, Le Passager Clandestin, 2013, p. 64-67.

10 Cette thématique de l’intégration, que l’on trouvera plus tard chez Herbert Marcuse, ne se trouve pas chez Bakounine. Elle constitue néanmoins un outil commode pour présenter les critiques qu’il adresse à une partie du mouvement ouvrier.

11 Bakounine séjourna en Italie de 1864 à 1867 et il y conserva jusqu’à la fin de sa vie de nombreux contacts. Voir David Ravindranathan, Bakunin and the Italians, Montréal, McGill University Press, 1989.


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