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L’intersectionnalité pour les nuls

posté le 01/06/18 Mots-clés  luttes sociales  répression / contrôle social  antifa  Peuples natifs 

Dossier Black Revolution : Intersectionnalité : Le Black Feminism : à la croisée de oppressions.

Revenir sur l’histoire des féministes noires permet de comprendre le concept d’intersectionnalité des rapports sociaux (de sexe, race, classe...). En effet, ce sont aux luttes et aux analyses des Black feminists que l’on doit en grande partie cet apport majeur pour l’analyse des rapports de pouvoir.

A lire sur le site d’Alternative Libertaire les autres article du dossier.

Le féminisme Noir [1] émerge dans les années 1970-1980 aux États-Unis dans un contexte marqué par de multiples mouvements sociaux (mouvement contre la guerre au Vietnam, mouvements des droits civiques...). Il est le fruit d’un héritage historique multiple.

L’histoire du féminisme noir est indissociable de l’histoire de l’esclavage nord-américain et des mouvements abolitionnistes. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, des femmes Noires et blanches s’associent pour combattre l’esclavage au Sud des États-Unis. Beaucoup d’entre elles participent activement à l’évasion des esclaves par le célèbre « Underground Railroad » [2]. Harriet Tubman est une des femmes afro-américaines qui a activement lutté pour l’abolition de l’esclavage et contre le racisme. De ces combats émergent des revendications féministes, qui plus tard se concrétiseront par le mouvement suffragiste américain (« première vague » féministe) qui alliera les luttes pour le suffrage des Noirs et le suffrage des femmes. C’est là que les choses se compliquent. Les débats d’alors ont plutôt été de savoir quelle était la priorité : les femmes ou les Noirs. De quel côté se situent donc les femmes Noires  ?

Abolition de l’esclavage

Lors d’une conférence sur les droits des femmes dans l’Ohio (1851), composée en grande majorité d’hommes blancs et de femmes blanches, la discussion bat son plein pour savoir si les femmes (blanches) étaient capables ou non de prendre des responsabilités politiques. Les femmes sont alors décrites comme trop fragiles et délicates pour pouvoir assumer de telles responsabilités.

Face à ces stéréotypes bien utiles pour évincer les femmes de la scène politique, Sojourney Truth (1797-1883), femme Noire, esclave émancipée, prend la parole  : « Regardez mes bras ! J’ai labouré, planté et stocké dans des greniers, comme le ferait un homme – et ne suis-je pas une femme ? J’ai travaillé et mangé autant qu’un homme à chaque fois que j’ai pu, autant que j’ai enduré les coups de fouet ! Et ne suis-je pas une femme ? J’ai donné naissance à treize enfants et j’ai vu la plupart d’entre eux vendus en esclavage, et quand je hurlais mon chagrin de mère, seul Jésus m’a entendu – et ne suis-je pas une femme ? » [3].

Par cette intervention, Sojourney Truth montre qu’il y a un gouffre entre le mythe idéologique de « la féminité » (entendre blanche) et la réalité des expériences concrètes des femmes Noires. Ce sont des femmes Noires comme elle qui se sont positionnées de façon critique dans les luttes en mettant en avant leur propre expérience des multiples oppressions qu’elles subissaient. Les femmes Noires fuient les mouvements féministes d’alors qui sont sous le joug des femmes blanches des classes dirigeantes.

Mouvement des féministes afro-américaines

Dans les années 1970 aux États-Unis, les expériences concrètes des femmes Noires ne sont pas prises en compte dans le féminisme dit de la « deuxième vague ». En effet, celui-ci, monopolisé là encore par des féministes blanches de classe moyenne, s’axe uniquement sur l’oppression de sexe et sur les besoins du moment. Par exemple, les revendications des féministes blanches portent sur l’accès au travail et sur la mobilité sociale, alors que les femmes Noires, pour la plupart travaillent pour ces femmes blanches ou sont ouvrières. De plus, comment s’allier aux femmes blanches et s’opposer aux hommes Noirs et à « La Famille » quand justement les hommes noirs et les familles élargies de la communauté noire et les églises noires sont des alliés face à une société raciste et de classes.

Il y a une barrière sociale entre les féministes Noires et blanches, et comme le souligne bell hooks : « tant que les femmes n’auront pas compris qu’il faut redistribuer les richesses et les ressources des États-Unis et qu’elles ne travailleront pas dans ce sens, elles ne pourront s’associer par-delà les barrières sociales » [4]. La question de la sexualité a également été à l’origine d’un clivage, toutes les féministes Noires en parlent dans leurs écrits. Car quand les femmes blanches des classes aisées sont exposées à de multiples grossesses et aux avortements clandestins, les femmes Noires sont confrontées à la stérilisation forcée et aux essais contraceptifs massifs.

Les féministes Noires ont donc «  le cul entre deux chaises sans pouvoir se sentir comme des poissons dans l’eau  », comme le résume parfaitement un ouvrage fondateur du féminisme Noir All The Women Are White, All The Blacks Are Men, But Some of Us Are Brave [5]. Les féministes Noires s’engagent donc de façon autonome dans les luttes sociales et politiques. Elles font face au racisme d’un féminisme blanc et au sexisme du mouvement noir. Michele Wallace, femme Noire, militante féministe ne décolère pas dans ses écrits du machisme des groupes militants noirs  : « Il m’a fallu trois ans pour comprendre que Stokely Stokely [6]était sérieux quand il disait que ma position dans le mouvement était “couchée”, trois ans pour réaliser que je n’étais pas incluse dans les innombrables discours invoquant “l’homme noir”... J’ai appris. » [7].

En réponse à ces oppressions multiples qu’elles rencontrent, les féministes Noires s’organisent en 1973 en NBFO (National Black Feminist Organization). Cette organisation ne durera que deux ans, mais le mouvement était lancé. Ainsi, en 1974, le Combahee River Collective (CRC) est fondé par Barbara Smith, Cheryl Clarke et Gloria Akasha Hull, toutes militantes déçues des mouvements Noirs, du mouvement féministe et des luttes politiques de gauche  : « Ce sont nos expériences et nos désillusions à l’intérieur de ces mouvements de libération [mouvements pour la libération Noire  : droits civiques, nationalisme Noir, Black Panthers] ainsi qu’à la périphérie de la gauche masculine blanche, qui nous ont poussées à développer une politique qui soit antiraciste, à la différence de celle des femmes blanches, et antisexiste, à la différence de celle des hommes Noirs et blancs ». Elles se lancent dans une lutte à la fois militante et théorique.

Ce groupe féministe, un des plus actifs du moment, réunit des féministes et des lesbiennes Noires, participe aux nombreuses actions et manifestations, organise des « groupes de conscience » et publie de nombreux tracts, affiches, ouvrages. Pour mener à bien leurs luttes, qui sont simultanées/imbriquées, elles rejettent le séparatisme noir et le séparatisme lesbien, elles appellent à la coalition avec les autres groupes militants et à l’action révolutionnaire  : « Nous ne sommes pas convaincues qu’une révolution socialiste qui ne soit pas en même temps une révolution féministe et antiraciste garantisse notre libération » [8].

Nous voyons donc l’utilité pratique et théorique d’une analyse intersectionnelle des systèmes d’oppression (sexe, « race », classe...). Les féministes Noires, par leurs réflexions et leurs luttes politiques, nous montrent qu’il n’est pas pertinent de ne combattre que sur un seul de ces axes, car tout est entremêlé. L’action révolutionnaire sera féministe et antiraciste ou ne sera pas !

Prise de conscience et mobilisation d’un savoir situé

Les « groupes de conscience » sont un élément fondamental pour comprendre la construction des luttes féministes Noires. Ces groupes en non mixité, de « race » et de sexe, ont permis à beaucoup le désapprentissage du racisme et du sexisme qui avaient jusqu’alors embrigadé leurs vies et leurs constructions personnelles. Comme l’a décrit Angela Davis, « La Femme Noire » a été stigmatisée par l’idéologie masculine blanche dominante, au choix comme matriarche, mauvaise mère, libertine, brute [9].

Ces stéréotypes ont « servi » aux hommes blancs à sévir en toute impunité : viol, violences physiques et morales, séparation mère-enfant et plus tard stérilisation forcée, tests illégaux de contraceptifs. Par ces « groupes de conscience », les femmes et les féministes Noires ont pu ainsi, comme les y engage Audre Lorde, femme Noire, féministe, lesbienne et poétesse, « transformer le silence en paroles et en acte ».

L’expérience concrète, matérielle que les femmes Noires partageaient entre elles leur a permis de créer leur propre savoir alternatif et subversif : (re)écrire elles-mêmes l’histoire/herstory  [10] a été l’un des enjeux essentiels de l’autonomie de leur mouvement. La culture a une place énorme dans cette (re)appropriation des savoirs. De nombreuses femmes artistes comme Nina Simone et Billie Holiday ont été les porteuses des espoirs et des revendications de la communauté Noire. Le soul et le hip-hop ont repris par la suite, en quelque sorte, le flambeau du jazz et du blues par des artistes comme Lauryn Hill, Erikah Badu et Queen Latifah.

Le maître mot est donc l’autodétermination pour échapper à toutes sortes de pouvoirs  : « Car, comme l’écrit Audre Lorde, les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître. » [11]

Mouvement queer of color

Depuis les années 1960, d’autres femmes et hommes issu-e-s de « groupes minoritaires » luttent au côté du Mouvement Noir. Le queer of color en fait partie. Issu de la rue et des squats, il se réapproprie une insulte (queer = bizarre) et réunit des chican@s [12], latinos, caribéennes et caribéens, « Native americans » (amérindiens), Asiatiques, issus des îles Pacifique et métisses.

Ne se limitant pas aux frontières des États-Unis, les luttes des queers of color sont ouvertement féministes, anticapitalistes, décoloniales, anti-impérialistes et radicales et luttent simultanément contre de multiples systèmes d’oppression. Gloria Anzaldua est une des premières chicanas, féministe, lesbienne, militante, universitaire, auteure et poétesse à s’être identifiée comme queer [13]. Comme les luttes noires, les queers of color utilisent de nombreuses formes de transmission de savoir alternatifs, comme la poésie, les romans, la musique, les arts plastiques...

Les réflexions sociales, politiques et historiques des femmes et des hommes issus de groupes minoritaires apportent une vision plus globale et imbriquée des multiples systèmes d’oppression. Selon la position dans laquelle nous nous trouvons, ou selon notre entourage et les personnes que nous côtoyons, notre vision du monde sera orientée d’une manière ou d’un autre. C’est ce qui fait la richesse du multiculturalisme. Le parcours du mouvement noir et particulièrement celui des féministes Noires en est une illustration exemplaire.

Pour ce qui est des mouvements féministes en France, il n’y a pas (encore !) d’équivalent au mouvement des féministes afro-américaines. Cependant, pour donner quelques exemples, les groupes des Lesbians of Color, et le « groupe du 6 Novembre » [14] sont sûrement des mouvements qui s’inspirent des luttes et des réflexions des nombreux mouvements de contestation à travers le monde qui refusent le néolibéralisme, l’impérialisme et le post-colonialisme et luttent contre ces derniers en prenant en compte toutes les facettes de l’oppression.

https://paris-luttes.info/blackrevolution-intersectionnalite-3468


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