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Gilets jaunes : en voiture ! Notes sur le 17 novembre 2018

posté le 16/11/18 par https://rouendanslarue.net/gilets-jaunes-en-voiture-notes-sur-le-17-novembre/ Mots-clés  luttes sociales 

Nul ne sait encore si le 17 novembre sera une réussite du point de vue des fameux « gilets jaunes » qui ont lancé cet appel ou de ceux qui comptent bien y participer. Seront-ils des milliers à tenir des points de blocage ce 17 novembre et s’agira-t-il du début d’un mouvement quelque peu singulier ? Ou au contraire l’agitation extrême sur les réseaux dits sociaux échouera-t-elle à se traduire en actes réels et effectifs dans la « vraie vie » ?

Quoi qu’il en soit le mouvement autour du 17 novembre a déjà permis de révéler nombres de tendances propre à notre époque.

Ce n’est pas le moindre des mérites de cette journée qui arrive : on partage des posts de soutien ou de critique, mais surtout on discute et on s’écharpe. À un mois près c’était le sujet d’embrouille n°1 le soir de Noël (avant la France et toute-la-misère-du-monde-qu’elle-ne-peut-pas-accueillir, le réchauffement climatique et les gamins rivés sur leurs écrans toute la soirée).

Ce qui frappe de prime abord, c’est la virulence qui anime ceux qui s’opposent à cette tentative de mobilisation à partir d’une position pourtant critique à l’égard du gouvernement et du monde tel qu’il va. Deux types de raisons sont généralement pointées. Premièrement le fait que l’extrême droite serait à l’origine de cet appel (ce qui est faux nous n’y revenons pas), ou qu’elle l’ait rejoint et fait circuler depuis (ce qui est vrai autant par opportunisme que par réflexe disons populiste). Et de toutes façons, derrière les appareils politiques, les réclamations contre le poids excessif des taxes sont alors identifiées comme le propre de la mentalité du petit commerçant fascisant.


« Poujadisme »

L’anathème est lancé. Une première critique, donc, sur la tonalité politique qui anime cette revendication. La deuxième critique porte sur le manque de sens écologique. À l’heure où l’évidence de la catastrophe éponyme se généralise autant que l’absence de toute action réelle à la hauteur de la situation, il y aurait quelque chose de déplacé, d’indécent voir d’illogique dans le fait de demander une baisse du prix du carburant. Deuxième condamnation massive donc : ceux du 17 novembre réclament en fait un permis de polluer. Alors qu’il y aurait tellement d’autres batailles à mener (réchauffement climatique, sixième extinction de masse, accueil des réfugiés, hausse des salaires, revalorisation du SMIC et des minimas sociaux, etc., etc.) – et mieux ! Poujadiste et pollueur indifférent à l’avenir de la planète. Pas terrible comme carte de visite.

Pas besoin d’être sociologue pour savoir que cette critique provient plutôt de milieux diplômés, urbains, de gauche et qui se diraient volontiers écologistes, plus enclins à se déplacer en vélo et à favoriser les transports en commun, à acheter bio sur des marchés de centre-ville à des producteurs locaux pour privilégier les circuits courts. A l’inverse, ceux qui tentent de s’organiser contre la hausse des prix du carburant vivent plus facilement en périphérie (banlieues, campagne et/ou province) où il n’existe souvent aucun transport en commun et sont intégralement dépendants de leur véhicule pour se déplacer.


Variante snob : le gilet jaune en cachemire

En vérité, le spectacle que donne à voir cet acharnement révèle ce qu’on appelle parfois un certain mépris de classe, mais il indique surtout le fait que des mondes sont inconciliables et qu’ils communiquent très peu entre eux, en tous les sens du terme : il est difficile de traduire les manières de faire et de sentir de l’un dans la langue de l’autre. Caricaturalement ça donne évidemment bobo versus prolo. Ou l’inverse. Bref, ça coince.

Il existe pourtant de nombreuses raisons 1. de démonter les arguments critiques à l’égard du 17 novembre et 2. de se suivre avec un intérêt positif ce geste politique sans précisément en rester à ces facilités critiques.

Un O.P.M.I, kézako ?

Face à l’absence de réaction générale à la somme – proprement hallucinante – des mesures prises par ce gouvernement, il y a quand même quelque chose de réjouissant à imaginer qu’un OPMI (objet politique mal identifiable) bizarrement codé puisse constituer une nuisance réelle pour ce gouvernement qui est déjà en train de chercher des ajustements dans l’urgence à coup de chèque-énergie.

Politique, cette démarche l’est assurément. Voilà des gens qui s’organisent, communiquent, se retrouvent pour de vrai, discutent, élaborent, inventent spontanément des signes de ralliement et préparent une action qui pourrait être largement suivie. Sur Rouen deux discussions préparatoires ont eu lieu sur le parking de Bois-Cany face au bowling : elles ont réuni plus d’une centaine de gilets jaunes à chaque fois.

Mais voilà ce qui trouble dans cet OPMI : ceux qui s’organisent ne sont pas des « professionnels » de la contestation politique qu’elle soit syndicale ou radicale. Un invité inattendu s’est installé à la table des chasubles rouges et des K-way noirs, et il ignore même jusqu’à l’existence de cette table. J’ai nommé Bernard le gilet jaune. On en connaît parmi nos oncles et nos cousines qui ont prévu de se joindre à des blocages alors que de leur vie, ils ne sont jamais déplacés pour une manifestation !

C’est pourquoi aussi il semble peu pertinent d’attaquer cette tentative à partir de ce qu’elle n’est pas comme le fait une partie de l’extrême gauche. Ainsi sur Facebook, Poutou (candidat à la présidence pour le NPA en 2012 et 2017) verrait d’un meilleur œil un « mouvement social » et politique visant une baisse de tous les tarifs et finalement « une révolte générale » (NDLR : chose souhaitable, on est d’accord) appelée par les partis et les syndicats contre « les possédants » pour « partager les richesses et remettre du service public ». En somme ramener l’inconnu sur du connu, trop connu même. Un philosophe disait qu’il fallait prendre les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’on voudrait qu’ils soient. Disons qu’il en va de même pour les devenirs politiques.

Ce ne sont pas non plus les places des centres-villes qui vont être occupées, ni même les rues des centres-villes que l’on va arpenter à grands coups de sono. Ce sont des ronds-points, des bretelles d’autoroute, des périphériques, des péages, des zones industrielles qui sont ciblées, retrouvant ainsi une intuition solidement ancrée depuis quelques années : dans ce monde de circulation permanente de flux (données, corps, véhicules, marchandises) tout geste effectif doit s’en prendre à cette circulation et tenter de la bloquer.

Rouges et jaunes : des bêtes à cornes aux vaches à lait…

Autre singularité, il ne s’agit pas cette fois de contester une loi encadrant directement les formes et les conditions de l’exploitation salariale (CPE, réforme des retraites, loi travail, etc.) comme le fait classiquement un mouvement social. L’expérience répétée des dernières années montre assez que les structures syndicales sont impuissantes à lancer de telles mobilisations (elles ont pris soin d’ailleurs de ne pas appeler au blocage pour le 17 novembre, ou dans un premier temps d’appeler à ne pas y aller).

Il est donc de bonne guerre de prendre les choses par un autre bout et de s’attaquer non plus (seulement) à la gestion gouvernementale du salariat mais à celle de la consommation, qui en est l’autre versant en fait, via les taxes sur les dépenses (type TVA). Certes tout ce qui bouge n’est pas rouge, mais tout ce qui conteste une mesure fiscale ayant une incidence directe sur le mal nommé pouvoir d’achat n’est pas en son essence même réactionnaire ou crypto-fasciste.
Source : Nordpresse.be

Réduire toute contestation de la fiscalité au poujadisme est une aberration historique comme le prouvent les nombreuses révoltes et autres soulèvements populairesi qui ont accompagné certaines mesures fiscales dans l’histoire, du moyen-âge jusqu’à la deuxième république. S’il s’avère que des milliers de gilets jaunes sont déterminés à agir ce 17 novembre, ça ne sera pas seulement parce que le coût de l’essence prend une part de plus en plus importante dans leur budget. À ce moment précis, une colère généralement écrasée par sa propre impuissance aura trouvé une forme d’expression. Ça n’est pas absolument négligeable.

Ça n’est pas dire pour autant que ce mouvement, comme toute contestation fiscale, n’est pas confus. Tout comme l’était davantage encore le mouvement des bonnets rouges piloté par les entreprises de transport routier et la FNSEA. Par clientélisme, différentes formations racistes ont surfé sur cette vague. Et on trouve de tout dans les appels au 17 novembre, même si les administrateurs de certaines pages Facebook essaient de virer les militants fachos. Il y aura sans doute des électeurs FN et, distinction importante, des gens qui auront voté une fois au moins pour ce parti, à ces blocages. Est-ce suffisant pour dire qu’il faut les fuir ? Non. Pensons-nous franchement que parmi ceux avec lesquels il nous est arrivé de tenir des blocages d’axes routiers ou de dépôts pétroliers aucun n’avait voté FN ? Ignorons-nous à ce point l’importance du vote FN chez les syndiqués de la CGT même s’il est plus faible que pour le reste des votants ?

Bernard le gilet jaune, deuxième épisode

Tentons une hypothèse et gardons-nous de tout antiracisme moral et abstrait. Sous sa forme principale, le racisme entendu comme racisme d’État désigne la matrice idéologique propre à la civilisation occidentale qui s’incarne, depuis la colonisation jusqu’à la gestion actuelle de l’immigration, dans des formes politiques républicaines (police, lois, centre de rétention, emplois réservés dans la fonction publique, etc.) et tous les partis de gouvernement en ont été et en sont les agents : PS, RPR, UMP, LR, LREM en premier lieu. Ensuite il y a le racisme en acte du petit nazillon qui bastonne du sans-papier ou qui fait la vigie aux frontières, racisme qui sait prendre aussi une forme plus institutionnelle dans des partis comme le FN qui ont fait de la xénophobie leur fond de commerce.

Il va falloir s’habituer à l’idée que mettre le nez dehors c’est toujours prendre le risque d’avoir de mauvaises fréquentations…

S’il est aussi problématique, le racisme éventuel de Bernard le gilet jaune, c’est-à-dire en fait de toute personne atomisée et aigrie dont l’impuissance l’a poussé à glisser un bulletin FN dans l’urne, n’est pas à mettre sur le même plan. Le racisme n’est pas non plus le Mal qui nous fait face : il y a aussi un racisme structurel et diffus qui a façonné nos imaginaires et qui nous traversent à nos corps défendants. Si l’on veut en tout cas quitter le confort idéologique des structures politiques dans lesquels nous sommes généralement installés, il va falloir s’habituer à l’idée que mettre le nez dehors c’est toujours prendre le risque d’avoir de mauvaises fréquentations et parier sur l’idée que ça n’est malheureusement pas les leçons de morale antiraciste qui peuvent transformer les gens. Déserter le 17 novembre au motif de cette confusion (en écrasant tous ceux qui en sont sur cette suspicion discriminante de sympathie pour le FN) n’est en tout cas pas la solution.

« PUTAIN DE 17 NOVEMBRE »

Dernière critique enfin : un tel mouvement ne serait pas la hauteur de la nécessité d’agir face au réchauffement climatique. Pince sans rire, le gouvernement présente lui-même la hausse des taxes sur le carburant comme un moyen de lutter contre le réchauffement climatique en incitant les gens à ne pas prendre leur voiture – ou en les décourageant de le faire. Les fonds récoltés permettraient aussi de financer la « transition écologique ». Certains écologistes semblent prendre au sérieux cette justification.

À l’heure où il est officiellement reconnu qu’aucun pays de l’UE ne respecte ses engagements – pourtant dérisoires – pris à la COP 21, et où s’accumulent les grâces fiscales en direction des grosses fortunes une telle prétention donne envie de sourire… ou de tout bloquer. A défaut de tout casser.

Tout le monde ou presque l’accorde, la situation est catastrophique et la consommation des énergies fossiles en est la cause. Mais il n’y a pas grand sens à apostropher et faire porter le chapeau à ceux qui ne peuvent se passer de leur voiture et pour qui la hausse des taxes sur le carburant est un affront de plus. Nous continuerons de toutes façons à rouler que le prix du gazole soit à 1 euros ou 1 euro 80. A moins que nous ne restions enfermés chez nous.

L’ironie du sort veut aussi que la mobilisation des gilets jaunes tombe deux jours après le 15 novembre, date à laquelle un collectif il est encore temps lance un défi #onestprêtii où chacun pourra s’obliger pendant un mois à manger bio, à consommer moins de viande, à ne pas produire de déchets ou à ne pas prendre sa voiture – tout en faisant part de son expérience via les réseaux sociaux.

En voiture !

Étrangeté et télescopages des mondes disions-nous. Ce genre de geste qui exprime lui aussi un désarroi réel laisse entendre qu’il faut changer ses propres pratiques, de consommation par exemple, pour changer le mondeiii. De ce fait il participe intégralement d’une conception libérale qui individualise systématiquement la responsabilité tout en masquant les mécanismes sociaux et historiques. Or la voiture par exemple, son usage et sa généralisation, ne relève en rien d’une décision individuelle contrairement à l’idéologie qu’elle véhicule (rires). L’ensemble de la métropole, des centres urbains aux zones périphériques, des zones commerciales aux zones pavillonnaires, est aménagée autour de la voiture, qui ne produit au passage que 25% des émissions de GES, transport routier compris. La voiture (ou le pétrole) est un rapport social, une civilisation incarnée. Notre problème est de savoir comment en sortir (nous y reviendrons ailleurs).

Nous serons donc présents le 17 novembre aux côtés des gilets jaunes. « Pour voir », comme on dit au Poker. Pas de façon extérieure et passive mais pour voir comment les cartes en présence peuvent permettre de continuer à jouer, ou à défaut, de se coucher. Vivement le 17 !


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