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★ Capitalisme, patriotisme et fédéralisme libertaire

posté le 15/10/17 par Groupe Orwell de Martigues - Fédération Anarchiste Francophone. Mots-clés  réflexion / analyse 

Depuis que la mondialisation s’est imposée comme le terme désignant la forme du capitalisme avancé, il se trouve de plus en plus de voix qui, pour s’y opposer, en appellent au patriotisme. Le triptyque État-Nation-Patrie serait le plus sûr rempart contre un capitalisme se jouant des frontières, détruisant tous les particularismes locaux, les singularités et les identités. Le repli derrière la patrie permettrait de se défendre face au capital fluide et mobile aboutissant au déracinement généralisé.

Bien entendu, il n’est pas ici question de contester ces effets dévastateurs du capitalisme. Mais plutôt de s’intéresser à ce discours nationaliste couplé à une rhétorique vaguement socialiste ou disons anticapitaliste. Orwell pensait que le fascisme était « une perversion du socialisme ». Pour accéder au pouvoir, une organisation fascisante doit prendre appui sur les masses et donc sur ce qui reste, dans une société atomisée, de la conscience d’une exploitation. Comme l’avait remarqué Hannah Arendt, à partir du moment où un parti se dit à la fois nationaliste et socialiste, c’est-à-dire tout et son contraire, il devient très difficile de s’y opposer rationnellement « le nom même du mouvement nazi s’appropriait le contenu politique de tous les autres partis et prétendait implicitement les incorporer tous » (1). Mais le discours actuel mêlant élans nationalistes et anticapitalistes n’est pas juste terriblement dangereux, il est aussi simplement aberrant.

Car l’État a toujours été un fidèle allié du capital. Dès son origine, le capitalisme a voulu s’étendre sans fin et l’État fut son bras armé. La mondialisation est la continuation de l’impérialisme colonial. Cette expansion a trouvé devant sa route les luttes émancipatrices des colonisés bien souvent elles-mêmes animées par des visées patriotiques locales. Les indépendances ainsi conquises sont restées très relatives tant sur le plan politique qu’économique. La domination capitaliste s’est adaptée à cette nouvelle donne. Aujourd’hui, l’interventionnisme militaire se justifie pour des raisons humanitaires mais les motifs géopolitiques et économiques ne sont jamais absents. L’État continue de protéger les intérêts du capital par delà et à l’intérieur des frontières par son arsenal militaire et policier.

Les patries sont des barrières que les dominants ont dressées. Ils peuvent s’en affranchir dans les phases d’expansion ou bien les utiliser comme base de repli en temps de récession. Lorsque le capital est en crise comme aujourd’hui, l’État lui vient en secours. Une fois la recapitalisation assurée par lui, l’État facilite la tâche du patronat en permettant, par exemple, de récupérer de plus grandes marges sur le travail. Quand bien même l’État parvient à dominer les marchés voire à les faire disparaître devenant ainsi socialiste, cela aboutit à la mise en place d’une vaste bureaucratie et d’une nouvelle classe dirigeante. Le renforcement provisoire de l’État afin de juguler le capital pour mieux pouvoir disparaître ensuite est une billevesée sanguinaire dénoncée dès le départ par les libertaires et sanctionnée par l’expérience soviétique ou autres. Lorsque l’État socialiste s’installe derrière des frontières, les résistances qu’il provoque à l’intérieur et à l’extérieur induisent historiquement une dictature plus ou moins belliciste.

Comme l’ont toujours affirmé les anarchistes, le patriotisme est une guerre permanente. Lorsqu’il ne conduit pas à fournir de la chair à canon dans le cadre de guerres impérialistes, le nationalisme est un instrument de domination qui permet de gommer les antagonismes de classes au nom de l’accumulation des richesses. Le patriotisme sert la classe dominante dans sa guerre contre les dominés sans que ceux-ci s’en aperçoivent. Par ce que cette guerre est menée en leur propre nom par le jeu de la démocratie représentative. Par ce que le système éducatif d’État vise de plus en plus à former les individus selon les critères imposés par l’économie. Mais aussi par ce que l’État joue subtilement sur les soubassements affectifs du patriotisme ; la patrie étant littéralement « le pays du père ».

Dans Patrie et humanité, Élisée Reclus définit le patriotisme comme « l’amour exclusif de la patrie, sentiment qui se complique d’une haine correspondante contre les patries étrangères ». C’est « le produit d’un égoïsme agressif ne pouvant aboutir qu’à la destruction, à la ruine des œuvres humaines et à l’extermination des hommes » Reclus ajoute : « Mais le peuple est naïf, et sous ce mot de "patrie", on lui a fait comprendre mille choses douces ou belles qui ne comportent nullement la division de la terre en parcelles ennemies. La suave odeur du sol nourricier, les figures souriantes des vieillards qui nous aimaient, les chers souvenirs de l’étude et de l’effort avec de hardis compagnons, les œuvres entreprises en commun dans la jeunesse, et surtout le langage qui résonna le premier à nos oreilles et dans lequel nous avons entendu les paroles décisives de notre vie, tout cela est l’héritage naturel de chaque homme, dans quelque partie du monde que soit placé son berceau, tout cela est antérieur à l’idée d’une patrie délimitée, et c’est pur sophisme de vouloir rattacher ces sentiments à l’existence des polygones éphémères que l’on a découpés sur la rondeur de la planète. Au contraire, il y a complète opposition entre ces impressions premières qui nous relient à la Terre et à la société des hommes, et ces lignes de partage qui empêchent la libre formation des groupements humains, et qui essaient de fixer ce qui, par la nature des choses, est insaisissable, la sympathie des hommes les uns pour les autres, leur esprit de bienveillance mutuelle et de solidarité.

Historiquement, la patrie fut toujours mauvaise et funeste. Ce fut toujours un domaine revendiqué en propriété exclusive, soit par un maître unique, soit par une bande de maîtres hiérarchisés, soit, comme de nos jours, par un syndicat de classes dirigeantes. Toujours, aussi loin que nous regardions dans le passé, toujours les citoyens paisibles parqués dans l’enceinte aux contours changeants furent dressés à travailler, à payer et à se battre ; toujours ils furent opprimés par des parasites, rois, seigneurs, guerriers, magistrats, diplomates, milliardaires. Et ce sont ces parasites, en lutte avec d’autres bandes de jouisseurs, qui ont marqué ces barrières de séparations entre des voisins que des intérêts communs avaient rendus frères. Et c’est pour défendre ou reporter plus loin ces absurdes limites que les guerres ont succédé aux guerres : il a fallu que chaque borne se plantât sur des cadavres comme autrefois chaque porte de cité. » (2)

En sorte, pourrait-on conclure avec le célèbre géographe, que cet amour exclusif du

« pays du Père » aboutit fatalement à la haine de celui du Frère. L’attachement des hommes à l’environnement culturel et naturel dans lequel ils sont nés est un sentiment largement partagé. Le patriotisme le transforme en un ressentiment par ce qu’il l’utilise à des fins de pouvoir. C’est bien à partir de notre singularité que nous pouvons nous ouvrir à l’autre. L’universel se construit à partir du local. Il est absurde d’en faire une idéologie, c’est-à-dire une division permettant aux maîtres de perpétuer leur pouvoir. À un moment donné, une telle idéologie peut s’avérer émancipatrice dans le cas d’une nation dominée par une autre (décolonisation, minorités ethniques) mais comme l’affirmait l’anthropologue Ernest Gellner, il n’y a pas concrètement de nationalisme universaliste : « Il se peut que l’efficacité politique du sentiment nationaliste soit très entamée si les nationalistes sont aussi sensibles aux méfaits commis par leur nation qu’à ceux qu’elle subit (...) Il est impossible que tous les nationalismes soient satisfaits (...) La satisfaction de certains implique la frustration des autres ». (3)

Ce que nous proposons en tant qu’anarchistes est différent. Le fédéralisme libertaire, la libre association ne conduisent pas à une perte de repères ou d’identité. Au contraire, c’est par ce que nous sommes conscients de nos limites que nous pensons qu’il est souvent nécessaire de s’associer pour démultiplier nos forces. Mais cette entraide ne doit jamais se faire contre l’autonomie. Un individu, un groupe peut toujours se dé-fédérer si il se sent dominé. De même, la fédération si elle veut s’étendre ne peut le faire qu’avec l’accord du groupe qui souhaite se fédérer. L’association puis la fédération entre les groupes et les individus se fait sur un contrat qui repose sur la liberté et l’égalité. Le fédéralisme libertaire n’est pas simplement politique mais aussi économique et social. Les individus, les associations, les quartiers, les communes, les régions, les nations peuvent se fédérer mais aussi les forces productives à travers les coopératives ou les syndicats. C’est sur cette horizontalité auto-instituée qu’est basé le projet anarchiste.

Les premiers mouvements d’émancipation ont très tôt cherché à dépasser les frontières. De manière constitutive le socialisme est internationaliste. Ce qui n’a jamais signifié qu’il entendait, à l’instar du capitalisme, uniformiser toutes les cultures et anéantir le singulier puisque, dans sa conception libertaire, il part nécessairement d’une base locale. C’est bien au contraire le socialisme de caserne qui conduit à un anéantissement des différences. Or l’histoire a condamné depuis bien longtemps les errements atroces et staliniens du socialisme dans un seul pays.

(1) Le système totalitaire, Seuil, 2005.
(2) Élisée Reclus, Écrits sociaux, Heros-Limite, 2012.
(3) Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Payot,1994.


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