Il y a 150 ans, le 28 septembre 1864, naissait l’Association Internationale des Travailleurs au Saint-Martin’s Hall à Londres. Après le long reflux de la lutte de classe suite à la défaite des grands soulèvements sociaux de 1848, le prolétariat d’Europe commençait à montrer des signes de réveil de sa conscience et de sa combativité. Le développement de mouvements de grève sur des revendications à la fois économiques et politiques, la formation des syndicats et des coopératives ouvrières, la mobilisation des ouvriers sur des questions de politique "étrangère" telles que le soutien à l’indépendance de la Pologne ou aux forces anti-esclavagistes dans la guerre civile américaine, tout cela a convaincu Marx que la période de défaite touchait à sa fin. C’est pourquoi il apporta son soutien actif à l’initiative des syndicalistes anglais et français de former l’Association Internationale des Travailleurs en septembre 1864. Comme le dit Marx dans le Rapport du Conseil Général de l’Internationale au Congrès de Bruxelles en 1868 : cette Association "n’est fille ni d’une secte, ni d’une théorie. Elle est le produit spontané du mouvement prolétaire, engendré lui-même par les tendances naturelles et irrépressibles de la société moderne". Ainsi, le fait que les raisons de beaucoup d’éléments qui formèrent l’Internationale n’aient pas eu grand-chose à voir avec les vues de Marx (par exemple, la principale préoccupation des syndicalistes anglais était d’utiliser l’Internationale pour empêcher l’importation de briseurs de grève étrangers), n’a pas empêché ce dernier d’y jouer un rôle prépondérant ; il a siégé au Conseil Général la plus grande partie de l’existence de celui-ci et a rédigé beaucoup de ses documents les plus importants. Comme l’Internationale était le produit d’un mouvement du prolétariat à une certaine étape de son développement historique, une étape où il était encore en train de se former en tant que force au sein de la société bourgeoise, il était à la fois possible et nécessaire pour la fraction marxiste de travailler dans l’Internationale à côté d’autres tendances de la classe ouvrière, de participer à leurs activités immédiates dans le combat quotidien des ouvriers, tout en essayant en même temps de libérer l’organisation des préjugés bourgeois et petit-bourgeois, et de l’imprégner autant que possible de la clarté théorique et politique requise pour agir comme avant-garde révolutionnaire d’une classe révolutionnaire.
C’est tout le sens de ce combat qu’illustre l’Adresse inaugurale rédigée par Marx à l’occasion du Congrès de création de l’Association, et dont les leçons restent parfaitement valables un siècle et demi après sa publication. Ce texte est empreint d’une remarquable combativité qui ne s’enferme ni dans la rage aveugle caractéristique de l’activisme sans lendemain, ni dans l’académisme pédant de ces Messieurs les docteurs dont il moque les "découvertes" avec beaucoup d’ironie. Mais derrière le mordant de l’ironie, apparaît aussi clairement l’indignation de l’auteur face à la misère -et particulièrement à la faim- infligée aux prolétaires et au cynisme inouï de la bourgeoisie. Les raisons de ce sursaut moral n’ont pourtant guère disparu de nos jours où la faim touche près d’un milliard de personnes, bien qu’une journée ne puisse passer sans que la classe dominante ne s’extasie encore devant "l’augmentation étourdissante de richesses et de puissance".
Face au cynisme de la bourgeoisie, Marx place également sans aucune ambiguïté la réponse du prolétariat au niveau international. Il n’y a rien de hasardeux dans le choix de reprendre la formule qui conclut seize ans plus tôt le Manifeste communiste : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !", car la solidarité internationale des travailleurs dont le socle se trouve dans le caractère associé de leur travail et de leur production est bien la condition sine qua non du triomphe de la révolution mondiale. La solidarité internationale n’est pas un vain mot ; elle ne se réduit nullement à une caisse de grève. Elle doit au contraire être mue par une dimension morale et politique déterminée. C’est pourquoi elle demeure actuellement l’atout majeur et essentiel, le moteur indispensable et déterminant du développement de la lutte de la classe exploitée contre la misère et la barbarie de ce système capitaliste aujourd’hui en pleine putréfaction.
En s’appuyant sur la dynamique de la lutte des classes depuis 1848, Marx inscrit également son analyse de la situation d’alors dans un contexte historique. Avec l’éclatement de la Commune de Paris en 1871, l’histoire prouva bientôt la validité de la méthode marxiste. L’approfondissement politique n’est à ce titre pas un "luxe" de révolutionnaires de salon mais une arme indispensable du prolétariat pour le développement de sa confiance en lui-même et dans la perspective du communisme. A l’heure où la décomposition du capitalisme pèse de tout son poids sur la société, où l’irrationalité et la pensée magique triomphent, ce combat pour la clarté théorique est plus que jamais valable.
Courant Communiste International - http://fr.internationalism.org
Adresse inaugurale de l’Association Internationale des travailleurs, Karl Marx (1864)
Ouvriers !
C’est un fait capital que la misère des masses travailleuses n’a point diminué de 1848 à 1864, dans cette période qui, pourtant, se distingue entre toutes par un accroissement inouï du commerce. En Grande-Bretagne, un organe modéré de la bourgeoisie, généralement bien informé, prédisait en 1850 que si les exportations et les importations s’élevaient de 50 %, le paupérisme tomberait à zéro. Hélas ! le 7 avril 1864, le chancelier de l’Echiquier affirmait, devant le Parlement ravi, que "le total des exportations et des importations se montait, en 1863, à la somme étonnante de 443 995 000 £, soit trois fois les chiffres de 1843, c’est-à-dire d’une époque assez récente". Il parlait pourtant avec la même éloquence de la "misère". "Pensez donc, s’exclama-t-il, à ceux qui sont au bord de la misère… aux salaires… qui ne se sont pas élevés, à la vie humaine qui, dans neuf cas sur dix, n’est qu’une lutte pour l’existence." Il ne parlait pas des Irlandais, qui sont peu à peu remplacés par des machines, au nord, par des troupeaux de moutons, au sud ; et pourtant le nombre de moutons diminuait dans ce malheureux pays – moins rapidement que les hommes, c’est vrai.1 Il n’a point répété ce que venaient de dévoiler, dans un violent accès de terreur, les représentants éminents de la haute société. Les étrangleurs semaient la panique. Un moment vint où la Chambre des Lords dut ordonner une enquêtes sur la déportation et les travaux forcés. C’est le gros Livre bleu2 de 1863 qui a vendu la mèche : il a prouvé, par des faits et des chiffres officiels, que les pires criminels des bagnes de l’Angleterre et de l’Ecosse travaillent bien moins durement et sont beaucoup mieux nourris que les travailleurs agricoles. Il y avait plus. La guerre civile en Amérique a eu pour conséquence de jeter sur le pavé les ouvriers du Lancashire et du Cheshire.3 Alors, la même Chambre des Lords a délégué un médecin dans les zones industrielles pour établir quelles quantités minimales de carbone et d’azote il faut administrer (sous la forme la plus simple et la moins coûteuse) à l’individu moyen "pour empêcher au moins les maladies entraînées par l’inanition". Le Dr Smith, médecin délégué, a calculé qu’en moyenne 28 000 grains de carbone et 1330 grains d’azote par semaine sont nécessaires pour maintenir un adulte ordinaire au-dessus du niveau d’inanition… Il a découvert en outre que cette dose, après tout, correspondait à la nourriture des ouvriers du coton ; et l’on sait en réalité à quelle portion misérable la détresse les a réduits.4 Mais attendez, il y a mieux. Ce même médecin, ce savant, a été chargé ensuite par le responsable médical du Conseil Privé, d’enquêter sur les conditions alimentaires des classes travailleuses les plus pauvres. Le Sixième rapport sur l’état de la santé publique, publié par ordre du Parlement dans le courant de l’année 1863, contient le résultat de ses recherches. Qu’est-ce qu’il a découvert, le docteur ? Que les tisserands en soie, les couturières, les gantiers, les tisseurs de bas, etc., ne reçoivent pas même, en moyenne, la misérable pitance des ouvriers du coton ; pas même la quantité de carbone et d’azote "strictement nécessaire pour prévenir les maladies d’inanition".
"En outre, (nous citons textuellement le rapport) l’examen de l’état des familles d’agriculteurs a démontré que plus du cinquième d’entre elles reçoit moins que le minimum d’aliments carbonés considéré comme suffisant ; plus du tiers reçoit moins que le minimum d’aliments azotés ; dans les districts de Berks, d’Oxford et de Somerset, l’insuffisance des aliments azotés est une constante du régime alimentaire local." "Il ne faut pas oublier, ajoute le rapport officiel, que la privation de nourriture est supportée de mauvais gré et qu’en règle générale ces grandes privations alimentaires ne font jamais que suivre bien d’autres restrictions… La propreté même est regardée comme une chose très chère et difficile et, quand le respect de soi-même s’efforce à l’entretenir, chacun de ces efforts représente une aggravation des affres de la faim." "Ce sont là des réflexions douloureuses, d’autant plus qu’il ne s’agit pas ici, notons-le, d’une pauvreté méritée par la paresse ; dans tous les cas, nous parlons de la pauvreté des populations travailleuses. En vérité, le travail qui n’assure qu’une si maigre pitance est, en général, prolongé à l’excès." Le rapport révèle un fait étrange, et même inattendu : "De toutes les parties du Royaume-Uni", c’est-à-dire l’Angleterre, le Pays de Galles, l’Ecosse et l’Irlande, "c’est la population agricole de l’Angleterre (c’est-à-dire de la partie la plus riche) qui est de loin la plus mal nourrie" ; quoique les journaliers eux-mêmes, dans les comtés de Berks, d’Oxford et de Somerset, soient mieux nourris que le grand nombre d’ouvriers qualifiés qui travaillent à domicile dans l’Est de Londres.
Telles sont les données officielles publiées par ordre du Parlement, en 1864, en plein millénium du libre-échange, au moment même où le chancelier de l’Echiquier raconte à la Chambre des Communes "que la condition des ouvriers anglais s’est améliorée, en moyenne, d’une manière si extraordinaire, que nous n’en connaissons point d’exemple dans l’histoire d’aucun pays, ni d’aucun âge". Mais un grincement vient de se faire entendre parmi ces congratulations officielles. C’est une remarque toute sèche du non moins officiel Rapport de la santé publique : "La santé publique d’un pays signifie la santé des masses, et il est presque impossible que les masses soient bien portantes si elles ne jouissent pas à tout le moins, jusqu’au plus bas de l’échelle sociale, d’une modeste prospérité."
Les statistiques dansent devant les yeux du chancelier. Ebloui par le "progrès de la nation", il s’écrie dans un délire extatique : "De 1842 à 1852, l’augmentation dans les revenus imposables de ce pays avait été de 6 % ; de 1853 à 1861, c’est-à-dire dans huit années, si l’on prend pour base le chiffre de 1853, elle a été de 20 % ! Le fait est si étonnant qu’il est presque incroyable !... Cette augmentation étourdissante de richesse et de puissance, ajoute M. Gladstone, est entièrement restreinte aux classes qui possèdent."
Si vous voulez savoir ce qu’il entre de santés brisées, de morale flétrie et de ruine intellectuelle dans cette "enivrante augmentation de richesse et de puissance, exclusivement restreinte aux classes possédantes" quand ce sont les classes laborieuses qui l’ont produite et qui la produisent, voyez la description des ateliers de tailleurs, d’imprimeurs et de modistes dans le dernier Rapport sur l’état de la santé publique ! Voyez le Rapport de la Commission d’enquête sur le travail des enfants où il est constaté, par exemple, que "comme classe, les potiers, hommes et femmes, représentent une population dégénérée au moral et au physique" ; que "les enfants mal portants seront un jour des parents mal portants" ; que "la dégénérescence de la race en est une conséquence absolue" ; que "la dégénération de la population du comté de Stafford serait beaucoup plus avancée, n’était le recrutement continuel dans les campagnes avoisinantes, et le croisement par mariage avec des races plus saines." Jetez les yeux sur le Livre bleu de M. Tremenheere sur les plaintes et doléances des journaliers de la boulangerie. Et qui n’a pas frémi d’indignation à la lecture des paradoxes des inspecteurs des fabriques, illustrés par le Registrar general : la santé des ouvriers du comté de Lancaster, alors même qu’ils en sont réduits à des rations de famine, s’est réellement améliorée, parce que le manque de coton les a chassés des filatures ; et la mortalité des enfants d’ouvriers a diminué, parce qu’enfin il est permis aux mères de leur donner le sein, au lieu de calmants opiacés.
Retournez la médaille encore une fois. Le relevé des impôts sur le revenu et sur la propriété, présenté à la Chambre des Communes le 20 juillet 1864, nous apprend que le 5 avril 1863, treize personnes ont grossi les rangs de ces heureux de la terre dont les revenus annuels sont évalués par le collecteur des impôts à 50.000 £ et plus : oui, leur nombre est monté, dans une seule année, de 67 à 80. Le même relevé laisse apparaître que 3000 personnes environ partagent entre elles un revenu annuel d’environ 25 millions de £, plus que le revenu total distribué annuellement entre tous les travailleurs agricoles de l’Angleterre et du Pays de Galles. Ouvrez le registre du cens de 1861, et vous trouverez que le nombre des propriétaires terriens du sexe masculin, en Angleterre et dans le Pays de Galles, s’est réduit de 16 934 en 1851 à 15 066 en 1861 ; qu’ainsi, la concentration des terres s’est accrue en dix années de 11 %. Si les terres de ce pays se concentrent dans quelques mains suivant le même rythme, la question agraire deviendra d’une simplicité singulière. Ce fut le cas dans l’Empire romain : ainsi Néron grinça des dents en apprenant que la moitié de la province d’Afrique était possédée par six chevaliers.
Nous nous sommes appesantis sur ces "faits si étonnants, qu’ils sont presque incroyables", parce que l’Angleterre est à la tête de l’Europe commerciale et industrielle. Il y a quelques mois, souvenez-vous en, un des fils réfugiés de Louis-Philippe félicitait publiquement les travailleurs agricoles anglais de la supériorité de leur sort sur celui, moins prospère, de leurs camarades d’outre-Manche. En vérité, avec un changement de couleur locale, et sur une échelle plus restreinte, la situation anglaise se reproduit dans tous les pays industriels qui progressent sur le continent. On assiste dans tous ces pays, depuis 1848, à un développement inouï de l’industrie ; leurs exportations et leurs importations prennent une ampleur dont on n’avait jamais rêvé. Partout "l’augmentation des richesses et de la puissance, exclusivement restreinte aux classes possédantes" a été véritablement "grisante". Là, comme en Angleterre, au sein des classes travailleuses, une minorité a obtenu un certain progrès du salaire réel ; alors que dans la plupart des cas la hausse des salaires en monnaie ne signifie pas un bien-être accru, pas plus que les pensionnaires de l’hôpital des pauvres ou de l’orphelinat ne se trouvent mieux de l’augmentation du coût de leur entretien (par personne, 9 £ 15 shillings 8 pence en 1862 contre 7 £ 7 sh. 4 p. en 1852). Partout on a vu le gros des classes travailleuses s’enfoncer plus profond, dans la même proportion, à tout le moins, ou les classes supérieures se sont élevées dans l’échelle sociale. Il y a une vérité que tout esprit non prévenu tient aujourd’hui pour démontrée, et que seuls dénient ceux-là qui ont intérêt à barricader les autres dans le paradis des imbéciles : cette vérité, c’est que dans tous les pays d’Europe, il n’y a pas de perfectionnement des machines, pas d’applications scientifiques dans la production, pas d’inventions pour communiquer, pas de colonies nouvelles, pas d’émigration, pas d’ouverture de marchés, pas de libre-échange, il n’y a là rien, et même si l’on met toutes ces choses ensemble, qui puissent mettre fin à la misère des classes laborieuses ; et qu’au contraire, sur cette base faussée, tout nouveau développement des forces productives doit aboutir à des contrastes sociaux plus vifs, à des antagonismes sociaux plus tranchés. Mourir de faim, mais c’est devenu une manière d’institution dans la métropole de l’Empire britannique, au cours de cette grisante époque de progrès économique. Cette époque est marquée dans les annales du marché mondial par la récurrence toujours plus rapide, par l’action toujours plus étendue, par les effets toujours plus mortels de cette peste sociale qu’on appelle la crise commerciale et industrielle.
Après l’échec des révolutions de 1848, une main de fer a broyé toutes les organisations et toute la presse de parti des classes travailleuses ; les plus éclairés des fils du travail perdirent tout espoir et se réfugièrent dans la république d’outre-Océan ; les rêves d’émancipation avaient été de courte durée : ils s’évanouirent devant la fièvre industrielle, le délabrement moral, la réaction politique. La défaite des classes travailleuses du continent, due pour une part à la diplomatie du gouvernement anglais qui, alors comme aujourd’hui, opérait dans une fraternelle solidarité avec le Cabinet de Saint-Pétersbourg, allait bientôt faire sentir ses effets de ce côté-ci de la Manche. Si la déroute de leurs frères du continent décourageait les travailleurs anglais, brisait la foi qu’ils plaçaient en leur propre cause, en revanche elle raffermissait chez les seigneurs de la terre et de la finance une confiance qui s’était trouvée quelque peu ébranlée. Ils retirèrent avec insolence des concessions qu’ils avaient déjà publiquement annoncées. On découvrait alors de nouveaux gisements d’or : l’exode fût immense, et laissa d’irréparables vides dans les rangs du prolétariat britannique. Certains de ses membres, autrefois actifs, se laissèrent prendre à une séduction pourtant bien passagère : travailler plus, gagner plus, et devenir politiquement des "jaunes". Tous les efforts pour maintenir le mouvement chartiste5, ou pour le refondre, connurent un échec retentissant ; les organes de presse de la classe ouvrière moururent l’un après l’autre de l’apathie des masses ; il faut dire que jamais la classe ouvrière d’Angleterre ne sembla si parfaitement résignée à l’état de nullité politique. Si donc, il n’avait point existé de solidarité d’action entre les classes travailleuses de l’Angleterre et du continent, il y avait, en tout cas, une solidarité de défaite.
Cependant la période qui a suivi la révolution de 1848 n’a pas été sans offrir quelques compensations. Contentons-nous d’y relever deux grands faits.
Après une lutte de trente ans, soutenue avec la plus admirable persévérance, les classes ouvrières de l’Angleterre, profitant d’un désaccord momentané entre les maîtres de la terre et les maîtres de la finance, réussirent à faire passer le bill6 de dix heures de travail. Les ouvriers des fabriques en retirèrent d’immenses avantages, physiques, moraux et intellectuels, qui depuis ont été enregistrés chaque semestre dans les rapports des inspecteurs des manufactures : on les reconnaît à présent de tous côtés. La plupart des gouvernements continentaux durent adopter la loi anglaise sur les fabriques, sous des formes plus ou moins modifiées, et le Parlement anglais lui-même se voit contraint d’étendre chaque année le champ d’action de cette loi.
Outre son importance pratique, autre chose encore relevait le merveilleux succès de cette mesure obtenue par les travailleurs. Par ses porte-parole scientifiques les plus fameux, tels le docteur Ure, le professeur Senior et autres sages de ce calibre, la classe moyenne avait prédit, et prouvé à qui mieux mieux, qu’à la moindre restriction légale des heures de travail, on allait entendre le glas funèbre de l’industrie anglaise. Car ce vampire ne pouvait vivre sans pomper le sang, et qui plus est, le sang des enfants. Au temps jadis, le meurtre des enfants était un rite mystérieux de la religion de Moloch ; mais il n’était pratiqué que dans certaines occasions tout à fait solennelles, peut-être une fois l’an ; et puis Moloch n’était pas exclusivement porté sur les enfants des pauvres.
Cette lutte pour la restriction légale des heures de travail se déchaîna d’autant plus furieusement, que tout en terrifiant l’avarice, elle intervenait dans la grande querelle entre l’aveugle loi de l’offre et de la demande, qui constitue l’économie politique de la bourgeoisie, et la production sociale dirigée par la prévision sociale, qui constitue l’économie politique de la classe ouvrière. C’est pourquoi le bill des dix heures n’a pas été seulement un succès politique ; il a été la victoire d’un principe. Pour la première fois, l’économie politique de la bourgeoisie succombait au grand jour devant l’économie politique de la classe ouvrière.
Mais il y avait en réserve une victoire plus grande encore de l’économie politique du travail sur l’économie politique du capital. Nous voulons parler du mouvement coopératif et surtout des manufactures coopératives montées, avec bien des efforts et sans aide aucune, par quelques "bras" audacieux. La valeur de ces grandes expériences sociales ne saurait être surfaite. Par des actions et non par des raisonnements, elles ont prouvé que la production sur une grande échelle, et en accord avec les exigences de la science moderne, peut marcher sans qu’une classe de maîtres emploie une classe de "bras" ; que les moyens de travail, pour porter fruit, n’ont pas besoin d’être monopolisés pour la domination et l’exploitation du travailleur ; et que le travail salarié, comme l’esclavage, comme le servage, n’est qu’une forme transitoire et inférieure, destinée à disparaître devant les travailleurs associés qui, eux, apporteront à leur tâche des bras bien disposés, un esprit alerte, un cœur réjoui. En Angleterre, la graine du système coopératif a été semée par Robert Owen. Les travailleurs du continent ont tenté des expériences qui donnaient une conclusion pratique à des théories qu’on n’a pas inventées en 1848, mais qu’on a alors préconisées bien haut.
Il y a une autre chose, que ces expériences faites entre 1848 et 1864 ont établie sans aucun doute possible : pour excellente qu’elle soit dans ses principes, et si utile qu’elle apparaisse dans la pratique, la coopération des travailleurs, si elle reste circonscrite dans un cercle étroit, si quelques ouvriers seulement font des efforts au petit bonheur et en leur particulier, alors cette coopération ne sera jamais capable d’arrêter les monopoles qui croissent en progression géométrique ; elle ne sera pas capable de libérer les masses, ni même d’alléger de façon perceptible le fardeau de leur misère. C’est sans doute pour cette raison-là que des lords à la langue dorée, des bourgeois philanthropes et sermonneurs, et même des économistes subtils nous ont servi des compliments nauséabonds sur ce même système coopératif qu’ils avaient cherché, vainement, à tuer dans l’œuf, qu’ils avaient tourné en dérision, pure utopie à leurs yeux, simple rêve ; ou qu’ils avaient stigmatisé chez les socialistes comme un sacrilège. Pour que les masses laborieuses soient affranchies, la coopération devrait prendre une ampleur nationale, et, par conséquent, il faudrait la favoriser avec des moyens nationaux. Mais ceux qui règnent sur la terre et sur le capital useront toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leur monopole économique. Loin de faire avancer l’émancipation du travail, ils continueront à semer sur sa voie tous les obstacles possibles. Il faut se rappeler le persiflage de lord Palmerston, quand il repoussa les tenants du bill sur les droits des fermiers irlandais, à la dernière session du Parlement : "La Chambre des Communes, s’écria-t-il, est une chambre de propriétaires fonciers." Donc, la grande tâche des classes travailleuses, c’est de conquérir le pouvoir politique. Il semble qu’elles l’aient compris, car en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en France, on a assisté à des réveils simultanés ; et l’on est en train de faire des efforts simultanés pour réorganiser le parti des ouvriers.
Ils ont entre leurs mains un élément de succès : le nombre. Mais le nombre ne pèse dans la balance que s’il est uni par l’entente et guidé par la connaissance. L’expérience du passé a montré qu’un lien de fraternité doit exister entre les travailleurs des différents pays et les inciter à tenir bon, coude à coude, dans toutes leurs luttes pour l’émancipation, et que si l’on dédaigne ce lien, le châtiment sera l’échec commun de ces efforts sans cohésion.
C’est cette pensée qui a déterminé les travailleurs de différents pays, dans une assemblée publique, le 28 septembre 1864, à St-Martin’s Hall, à fonder l’association internationale.
Une autre conviction animait cette assemblée.
Si l’émancipation des classes travailleuses ne peut se faire sans leur concours fraternel, comment vont-elles remplir cette grande mission quand la politique étrangère ne nourrit que des desseins criminels, quand elle joue des préjugés nationaux, quand elle gaspille dans des guerres de flibustiers le sang du peuple et ses trésors ? Ce n’est pas la sagesse des classes dirigeantes, mais bien l’héroïque résistance opposée par les classes travailleuses d’Angleterre à leur folie criminelle, qui a retenu l’Europe occidentale de se jeter tête baissée dans une croisade pour la perpétuation et la propagation de l’esclavage d’outre-Atlantique. L’approbation sans vergogne, les singeries de compassion, ou l’indifférence stupide, avec lesquelles les classes supérieures d’Europe ont contemplé la conquête de la forteresse montagnarde du Caucase7, et l’assassinat de l’héroïque Pologne par les Russes8 ; les vastes empiètements, jamais contrecarrés, de cette puissance barbare dont la tête est à Saint-Pétersbourg et dont les mains agissent dans tous les Cabinets d’Europe, tout cela appris aux travailleurs qu’ils ont un devoir : percer les mystères de la politique internationale, surveiller les agissements diplomatiques de leurs gouvernements respectifs, les contrecarrer au besoin, par tous les moyens qui sont en leur pouvoir ; et s’ils ne peuvent les empêcher, s’entendre pour les dénoncer en même temps, et pour revendiquer les lois élémentaires de la morale et de la justice qui doivent régir les relations entre particuliers, comme règle souveraine des rapports entre les nations.
La lutte pour une telle politique étrangère fait partie de la lutte générale pour l’émancipation des classes travailleuses.
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
Karl MARX
1- Marx fait ici référence à la Grande famine (ou famine des pommes de terre) qui frappa très durement l’Irlande entre 1845 et 1851. Cette catastrophe, loin d’être "naturelle", fit près d’un million de victimes. La bourgeoisie britannique fit preuve d’un cynisme inouï et put même tirer de l’hécatombe de juteux bénéfices fonciers. (NDLR)
2- Désigne les rapports présentés par le gouvernement britannique au Parlement. (NdR)
Désigne les rapports présentés par le gouvernement britannique au Parlement. (NdRNDLR)
3- Pendant la guerre de sécession, l’Union mis en place un blocus des ports Confédérés, privant de coton l’industrie britannique du tissu. (NdRNDLR)
4- Il serait superflu de rappeler au lecteur qu’à part l’eau et quelques substances inorganiques, ce sont le carbone et l’azote qui constituent la matière brute de la nourriture humaine. Mais pour nourrir l’organisme humain, ces simples éléments chimiques doivent lui être fournis sous la forme des substances végétales et animales. La pomme de terre, par exemple, contient des substances carbonées et azotées dans des proportions convenables.
5- Mouvement politique et syndical né au Royaume Uni au cours du XIXe siècle. (NdRNDLR)
6- Désigne une réforme accordée par l’Etat britannique. (NdRNDLR)
7- Marx fait ici référence à la conquête russe du Caucase dans la première moitié du XIXe siècle. (NdRNDLR)
8- Il s’agit de l’écrasement de l’Insurrectionl’insurrection polonaise de 1861-1864 par l’armée russe. (NdrNDLR)