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A l’aube du XXIe siècle, pourquoi le prolétariat n’a pas encore renversé le capitalisme ? (parties I et II)

posté le 31/03/13 par Un sympathisant du CCI Mots-clés  luttes sociales 

Face aux attaques qui ne cessent de se multiplier dans tous les pays, à la misère et à la guerre, les réactions de la classe ouvrière restent très limitées et particulièrement laborieuses. Ceci confirme que le combat du prolétariat pour renverser l’ordre établi est un énorme défi historique nécessitant ténacité et patience. La marche vers la révolution est un chemin long, difficile et complexe, qui nécessite une réflexion en profondeur et un réel effort théorique. Pour faire face aux nombreux obstacles qui se dressent devant notre classe, il est donc nécessaire de prendre conscience à la fois des forces et des faiblesses de sa lutte historique.

C’est avec cet esprit d’examen critique que nous republions les deux parties d’un article publié en 2000 et 2001 dans notre Revue Internationale (n°203 et 204) tirant des leçons encore valables aujourd’hui : A l’aube du XXIe siècle, pourquoi le prolétariat n’a pas encore renverse le capitalisme ? Ce texte lutte contre les doutes et démarches fatalistes en soulignant le caractère vivant du combat ouvrier.

A L’AUBE DU XXIE SIÈCLE, POURQUOI LE PROLÉTARIAT N’A PAS ENCORE RENVERSE LE CAPITALISME ? (PARTIE I)

Le XXIe siècle va commencer. Que va-t-il apporter à l’humanité ? Dans le numéro 100 de notre Revue Internationale, à la suite des célébrations par la bourgeoisie de l’an 2000, nous écrivions :

"Ainsi s’achève le XXe siècle, le siècle le plus tragique et le plus barbare de l’histoire humaine : dans la décomposition de la société. Si la bourgeoisie a pu célébrer avec faste l’an 2000, il est peu probable qu’elle puisse faire de même en l’an 2100. Soit parce qu’elle aura été renversée par le prolétariat, soit parce que la société aura été détruite ou sera revenue à l’âge de pierre".

L’enjeu était ainsi nettement posé : ce que sera le XXIe siècle dépend entièrement du prolétariat. Soit il est capable de faire la révolution, soit c’est la destruction de toute civilisation, voire de l’humanité. Malgré tous ses beaux discours humanistes et les déclamations euphoriques qu’elle nous assène aujourd’hui, la bourgeoisie ne fera rien pour empêcher une telle issue. Ce n’est pas une question de bonne ou de mauvaise volonté de sa part ou de la part de ses gouvernements. Ce sont les contradictions insurmontables de son système, le capitalisme, qui conduisent de façon inéluctable la société à sa perte. Depuis une décennie, nous sommes abreuvés quotidiennement de campagnes sur "la fin du communisme", voire de la classe ouvrière. Aussi, il est nécessaire de réaffirmer avec force que malgré toutes les difficultés que peut rencontrer le prolétariat, il n’existe pas d’autre force dans la société capable de résoudre les contradictions qui assaillent cette dernière. C’est parce que cette classe n’a pas été capable jusqu’à présent de mener à bien sa tâche historique de renversement du capitalisme que le XXe siècle a sombré dans la barbarie. Elle ne pourra trouver les forces pour accomplir sa responsabilité dans le siècle qui vient que si elle est capable de comprendre les raisons pour lesquelles elle a manqué les rendez-vous que l’histoire lui avait donnés au cours du siècle qui s’achève. C’est à cette compréhension que se propose modestement de contribuer cet article.

Avant que d’examiner les causes de l’échec du prolétariat à accomplir sa tâche historique au cours du XXe siècle, il importe de revenir sur une question au sujet de laquelle les révolutionnaires eux-mêmes n’ont pas toujours exprimé la plus grande clarté :

La révolution communiste est-elle inéluctable ?

La question est fondamentale car de sa réponse dépend en partie la capacité de la classe ouvrière à prendre la pleine mesure de sa responsabilité historique. Un grand révolutionnaire comme Amadeo Bordiga1 n’a-t-il pas affirmé, par exemple, que "la révolution socialiste est aussi certaine que si elle avait déjà eu lieu". Mais il n’est pas le seul à avoir émis une telle idée. On retrouve celle-ci dans certains écrits de Marx, d’Engels ou d’autres marxistes après eux.

Ainsi, on peut lire dans le Manifeste communiste une affirmation qui ouvre la porte à l’idée que la victoire du prolétariat ne serait pas inéluctable :

"Oppresseurs et opprimés se sont trouvés en constante opposition ; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée, tantôt ouverte, qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine des deux classes en lutte."2

Cependant, cette constatation s’applique uniquement aux classes du passé. Pour ce qui est de l’affrontement entre prolétariat et bourgeoisie, l’issue ne fait pas de doute :

"Le progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie est le véhicule passif et inconscient, remplace peu à peu l’isolement des travailleurs, né de la concurrence, par leur union révolutionnaire au moyen de l’association. A mesure que la grande industrie se développe, la base même sur laquelle la bourgeoisie a assis sa production et son appropriation des produits se dérobe sous ses pieds. Ce qu’elle produit avant tout, ce sont ses propres fossoyeurs. Son élimination et le triomphe du prolétariat sont également inévitables."3

En réalité, dans les termes employés par les révolutionnaires, il y a eu souvent confusion entre le fait que la révolution communiste était absolument nécessaire, indispensable pour sauver l’humanité, et son caractère certain.

Ce qui est le plus important, évidemment, c’est de démontrer, et le marxisme s’y est employé depuis le début :

• que le capitalisme n’est pas un mode de production définitif, la "forme enfin trouvée" d’organisation de la production qui pourrait assurer une richesse croissante à tous les êtres humains ;

• qu’à un moment de son histoire, ce système ne peut que plonger la société dans des convulsions croissantes, détruisant les progrès qu’il avait apportés à celle-ci auparavant ;

• que la révolution communiste est indispensable pour permettre à la société de poursuivre sa marche en avant vers une véritable communauté humaine où l’ensemble des besoins humains seront pleinement satisfaits ;

• que la société capitaliste a créé en son sein les conditions objectives et peut créer les conditions subjectives permettant une telle révolution : les forces productives matérielles, une classe capable de renverser l’ordre bourgeois et de diriger la société, la conscience pour que cette classe puisse mener à bien sa tâche historique.

Cependant, tout le XXe siècle témoigne de l’immense difficulté de cette tâche. En particulier, il nous permet de mieux comprendre que pour la révolution communiste, absolue nécessité ne veut pas dire certitude, que les jeux ne sont pas faits d’avance, que la victoire du prolétariat n’est pas d’ores et déjà écrite sur le grand livre de l’histoire. En effet, outre la barbarie dans laquelle ce siècle est tombé, la menace d’une guerre nucléaire qui a pesé sur le monde pendant quarante ans a permis de toucher du doigt le fait que le capitalisme pouvait très bien détruire la société. Cette menace est pour le moment écartée du fait de la disparition des grands blocs impérialistes mais les armes qui pourraient mettre fin à l’espèce humaine sont toujours présentes, comme continuent d’être présents les antagonismes entre Etats qui pourraient un jour aboutir à l’emploi de ces armes.

D’ailleurs, dès la fin du siècle dernier, en énonçant l’alternative "socialisme ou barbarie", Engels, corédacteur avec Marx du Manifeste communiste, était déjà revenu sur l’idée du caractère inéluctable de la révolution et de la victoire du prolétariat. Aujourd’hui, il est important que les révolutionnaires disent clairement à leur classe, et pour ce faire qu’ils soient vraiment convaincus, qu’il n’existe pas de fatalisme, que les jeux ne sont pas faits à l’avance, et que l’enjeu des combats que mène le prolétariat n’est ni plus ni moins que la survie de l’humanité. C’est seulement si elle est consciente de l’ampleur de cet enjeu que la classe ouvrière pourra trouver la volonté de renverser le capitalisme. Marx disait que la volonté était la manifestation d’une nécessité. La volonté du prolétariat de faire la révolution communiste sera d’autant plus grande que sera impérieuse à ses yeux la nécessité d’une telle révolution.

Pourquoi la révolution communiste n’est pas une fatalité ?

Les révolutionnaires du siècle dernier, même s’ils ne disposaient pas de l’expérience du XXe siècle pour donner une réponse à cette question, ou même pour la formuler clairement, nous ont cependant fourni déjà des éléments pour une telle réponse :

"Les révolutions bourgeoises, comme celles du XVIIIe siècle, se précipitent rapidement de succès en succès, leurs effets dramatiques se surpassent, les hommes et les choses semblent être pris dans des feux de diamant, l’enthousiasme extatique est l’état permanent de la société, mais elles sont de courte durée. Rapidement, elles atteignent leur point culminant, et un long malaise s’empare de la société avant qu’elle ait appris à s’approprier d’une façon calme et posée les résultats de sa période orageuse. Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du XIXe siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta !"4

Cette citation très connue du 18 brumaire de Louis Bonaparte rédigé par Marx au début de 1852 (c’est-à-dire quelques semaines après le coup d’Etat du 2 décembre 1851) vise à rendre compte du cours difficile et tortueux de la révolution prolétarienne. Une telle idée est reprise, près de soixante-dix ans plus tard, par Rosa Luxemburg dans l’article qu’elle a écrit à la veille de son assassinat, à la suite de l’écrasement de l’insurrection de Berlin en janvier 1919 :

"De cette contradiction entre la tâche qui s’impose et l’absence, à l’étape actuelle de la révolution, des conditions préalables permettant de la résoudre, il résulte que les luttes se terminent par une défaite formelle. Mais la révolution [prolétarienne] est la seule forme de ‘guerre’ – c’est encore une des lois de son développement – où la victoire finale ne saurait être obtenue que par une série de ‘défaites’. (...) Les révolutions... ne nous ont jusqu’ici apporté que défaites, mais ces échecs inévitables sont précisément la caution réitérée de la victoire finale.

A une condition il est vrai ! Car il faut étudier dans quelles conditions la défaite s’est chaque fois produite."5

Ces citations évoquent essentiellement le cours douloureux de la révolution communiste, la série de défaites qui jalonnent son chemin vers la victoire. Mais elles permettent de mettre en évidence deux idées essentielles :

• la différence qui existe entre la révolution prolétarienne et les révolutions bourgeoises ;

• la condition essentielle de la victoire du prolétariat, une condition qui n’est pas donnée d’avance, la capacité de cette classe à prendre conscience en tirant les leçons de ses défaites.

C’est justement la différence entre les révolutions bourgeoises et la révolution prolétarienne qui permet de comprendre pourquoi la victoire de cette dernière ne saurait être considérée comme une certitude.

En effet, le propre des révolutions bourgeoises, c’est-à-dire la prise du pouvoir politique exclusif par la classe capitaliste, c’est qu’elles ne constituent pas le point de départ mais le point d’arrivée de tout un processus de transformation économique au sein de la société. Une transformation économique au cours de laquelle les anciens rapports de production, c’est-à-dire les rapports de production féodaux, sont progressivement supplantés par les rapports de production capitalistes qui servent de point d’appui à la bourgeoisie dans sa conquête du pouvoir politique :

"Les citoyens hors barrière des premières villes sont issus des serfs du moyen âge ; c’est parmi eux que se sont formés les premiers éléments de la bourgeoisie. La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d’action. Les marchés des Indes orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, les échanges avec les colonies, l’accroissement des moyens d’échange et des marchandises en général donnèrent au commerce, à la navigation, à l’industrie un essor inconnu jusqu’alors ; du même coup, ils hâtèrent le développement de l’élément révolutionnaire au sein d’une société féodale en décomposition. L’ancien mode de production, féodal ou corporatif, ne suffisait plus aux besoins qui augmentaient en même temps que les nouveaux marchés. La manufacture vint le remplacer. Les maîtres de jurandes furent expulsés par les petits industriels ; la division du travail entre les diverses corporations disparut devant la division du travail au sein même des ateliers. Cependant les marchés ne cessaient de s’étendre, les besoins de s’accroître. La manufacture devint bientôt insuffisante, elle aussi. Alors la vapeur et les machines vinrent révolutionner la production industrielle. La manufacture dut céder la place à la grande industrie moderne et les petits industriels se trouvèrent détrônés par les millionnaires de l’industrie, chefs d’armées industrielles : les bourgeois modernes. (...) Nous voyons donc que la bourgeoisie moderne est elle-même le produit d’un long processus de développement, de toute une série de révolutions survenues dans les modes de production et d’échange.

Chaque étape de l’évolution parcourue par la bourgeoisie était accompagnée d’un progrès politique correspondant. Classe opprimée sous la domination des seigneurs féodaux, association en armes s’administrant elle-même dans la commune ; là, république urbaine autonome, ici tiers-état taillable de la monarchie ; puis à l’époque de la manufacture, contrepoids de la noblesse dans la monarchie féodale et absolue, soutien principal des grandes monarchies en général, la bourgeoisie a réussi à conquérir de haute lutte le pouvoir politique exclusif dans l’Etat représentatif moderne : la grande industrie et le marché mondial lui avaient frayé le chemin."6

Tout différent est le processus de la révolution prolétarienne. Alors que les rapports de production capitalistes avaient pu se développer progressivement au sein de la société féodale, les rapports de production communistes ne peuvent se développer au sein de la société capitaliste dominée par les rapports marchands et dirigée par la bourgeoisie. L’idée d’un tel développement progressif "d’îlots communistes" au sein du capitalisme appartient au socialisme utopique et elle a été combattue par le marxisme et le mouvement ouvrier depuis le milieu du siècle dernier7. Il en est de même d’une autre variante de cette idée, celle des coopératives de production ou de consommation qui n’ont jamais pu et ne pourront jamais échapper aux lois du capitalisme et qui, au mieux, transforment les ouvriers en petits capitalistes, quand elles ne les conduisent pas à devenir leurs propres exploiteurs. En réalité, du fait qu’elle est la classe exploitée du mode de production capitaliste, privée par définition de tout moyen de production, la classe ouvrière ne dispose pas au sein du capitalisme, et ne peut disposer, de points d’appui économiques pour la conquête du pouvoir politique. Au contraire, le premier acte de la transformation communiste de la société consiste dans la prise du pouvoir politique à l’échelle mondiale par l’ensemble du prolétariat organisé en conseils ouvriers, c’est-à-dire un acte conscient et délibéré. C’est à partir de cette position de pouvoir politique, la dictature du prolétariat, que ce dernier pourra consciemment transformer progressivement les rapports économiques, socialiser l’ensemble de la production, abolir les échanges marchands, notamment le premier d’entre eux, le salariat, et créer une société sans classes.

La révolution bourgeoise, la prise du pouvoir politique exclusif par la classe capitaliste, était inéluctable dans la mesure où elle découlait d’un processus économique lui-même inéluctable à un certain moment de la vie de la société féodale, un processus dans lequel la volonté politique consciente des hommes avait peu à faire. En fonction des circonstances particulières existant dans chaque pays, elle a pu intervenir plus ou moins tôt au cours du processus de développement du capitalisme ou prendre différentes formes : renversement violent de l’Etat monarchique, comme en France, ou conquête progressive de positions politiques par la bourgeoisie au sein de cet Etat, comme ce fut plutôt le cas en Allemagne. Elle a pu aboutir à une république, comme aux Etats-Unis ou à une monarchie constitutionnelle, dont l’exemple typique est représenté par le régime monarchique de l’Angleterre, c’est-à-dire de la première nation bourgeoise. Cependant, dans tous les cas, la victoire politique finale de la bourgeoisie était assurée. Et même quand les forces politiques révolutionnaires de la bourgeoisie subissaient un revers (comme ce fut le cas par exemple en France avec la Restauration ou en Allemagne avec l’échec de la révolution de 1848), cela n’affectait que très peu la marche en avant de cette classe sur le plan économique et même sur le plan politique.

Pour le prolétariat, la première condition du succès de sa révolution est évidemment qu’existent les conditions matérielles de la transformation communiste de la société, des conditions qui sont données par le développement du capitalisme lui-même.

La deuxième condition de la révolution prolétarienne consiste dans le développement d’une crise ouverte de la société bourgeoise faisant la preuve évidente que les rapports de production capitalistes doivent être remplacés par d’autres rapports de production.8

Mais une fois que ces conditions matérielles sont présentes, il n’en découle pas forcément que le prolétariat soit capable de faire sa révolution. Puisqu’il est privé de tout point d’appui économique au sein du capitalisme, sa seule véritable force, outre son nombre et son organisation, est sa capacité à prendre clairement conscience de la nature, des buts et des moyens de son combat. C’est bien le sens de la citation de Rosa Luxemburg qui est donnée plus haut. Et cette capacité du prolétariat à prendre conscience ne découle pas automatiquement des conditions matérielles auxquelles il est confronté comme il n’est écrit nulle part qu’il pourra acquérir cette conscience avant que le capitalisme ne plonge la société dans la barbarie totale ou la destruction.

Et un des moyens dont il dispose pour s’éviter, et éviter à la société, cette dernière issue, c’est justement qu’il tire pleinement les leçons de ses défaites, comme le rappelle Rosa Luxemburg. Il lui appartient en particulier de comprendre pourquoi il n’a pas été capable de faire sa révolution au cours du XXe siècle.

Révolution et contre-révolution.

C’est le propre des révolutionnaires que de surestimer les potentialités du prolétariat à un instant donné. Marx et Engels n’ont pas échappé à cette tendance puisque, lorsqu’ils rédigent le Manifeste Communiste, au début de 1848, ils pensent que la révolution prolétarienne est imminente et que la révolution bourgeoise qui se prépare en Allemagne, et qui aura effectivement lieu quelques mois après, servira de marchepied au prolétariat pour la prise du pouvoir dans ce pays. Cette tendance s’explique parfaitement par le fait que les révolutionnaires, et c’est pour cela qu’ils le sont, aspirent de toutes leurs forces au renversement du capitalisme et à l’émancipation de leur classe ce qui suscite chez eux souvent une certaine impatience. Cependant, contrairement aux éléments petits bourgeois ou ceux qui sont influencés par l’idéologie petite bourgeoise, ils sont capables de reconnaître rapidement l’immaturité des conditions pour la révolution. En effet, la petite bourgeoisie est par excellence une classe qui, politiquement, vit au jour le jour, n’ayant aucun rôle historique à jouer. L’immédiatisme et l’impatience ("la révolution tout de suite" comme la réclamaient les étudiants révoltés des années 1960) sont le propre de cette catégorie sociale qui peut lors d’une révolution prolétarienne, pour une partie de ses éléments, rejoindre le combat de la classe ouvrière mais qui, dès que le vent tourne, se rallie au plus fort, c’est-à-dire à la bourgeoisie. En revanche, les révolutionnaires prolétariens, expression d’une classe historique, sont capables de surmonter leur impatience et de s’atteler à la tâche patiente et difficile de préparer les futurs combats de la classe.

C’est pour cela qu’en 1852, Marx et Engels avaient reconnu que les conditions de la révolution n’étaient pas mûres en 1848 et que le capitalisme devait encore connaître tout un développement pour qu’elles le deviennent. Ils estimèrent qu’il fallait dissoudre leur organisation, la Ligue des communistes, qui avait été fondée à la veille de la révolution de 1848, avant qu’elle ne tombe sous l’influence d’éléments impatients et aventuristes (la tendance Willitch-Schapper).

En 1864, lorsqu’ils participèrent à la fondation de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), Marx et Engels pensaient de nouveau que l’heure de la révolution avait sonné, mais avant même la Commune de Paris de 1871, il s’étaient rendu compte que le prolétariat n’était pas encore prêt car le capitalisme disposait encore devant lui de tout un potentiel de développement de son économie. Après l’écrasement de la Commune qui signifiait une grave défaite pour le prolétariat européen, ils comprirent que le rôle historique de l’AIT était terminé et qu’il était nécessaire de la préserver elle aussi des éléments impatients et aventuristes, voire aventuriers (comme Bakounine) représentés principalement par les anarchistes. C’est pour cela qu’au Congrès de La Haye de 1872 (le seul congrès où ces deux révolutionnaires ont participé directement), ils sont intervenus pour obtenir l’exclusion de Bakounine et de son Alliance pour la Démocratie Socialiste de même qu’ils ont proposé et défendu la décision de transférer le Conseil général de l’AIT de Londres à New-York, loin des intrigues qui se développaient de la part de toute une série d’éléments afin de mettre la main sur l’Internationale. Cette décision correspondait en fait à une mise en sommeil de l’AIT dont la conférence de Philadelphie prononcera la dissolution en 1876.

Ainsi, les deux révolutions qui s’étaient produites jusqu’à ce moment-là, 1848 et la Commune, avaient échoué parce que les conditions matérielles de la victoire du prolétariat n’existaient pas. C’est au cours de la période suivante, celle qui connaît le développement du capitalisme le plus puissant de son histoire, que ces conditions allaient éclore.

Cette dernière période correspond à une étape de grand développement du mouvement ouvrier. C’est celle où se créent les syndicats dans la plupart des pays et où sont fondés les partis socialistes de masse qui, en 1889, se regrouperont au sein de l’Internationale socialiste (IIe Internationale).

Dans la plupart des pays d’Europe occidentale, le mouvement ouvrier organisé gagne pignon sur rue. Si, dans un premier temps, certains gouvernements persécutent les partis socialistes (comme c’est le cas en Allemagne où sont mises en place, entre 1878 et 1890, des "lois antisocialistes"), cette politique tend à laisser la place à une attitude plus bienveillante. Ces partis deviennent de véritables puissances dans la société au point que, dans certains pays, ils disposent du groupe le plus puissant au Parlement et donnent l’impression qu’ils vont pouvoir conquérir la majorité au sein de celui-ci. Le mouvement ouvrier semble être devenu invincible. Pour beaucoup, l’heure approche où il réussira à renverser le capitalisme en s’appuyant sur cette institution spécifiquement bourgeoise : la démocratie parlementaire.

Parallèlement à cette montée en force des organisations ouvrières, le capitalisme connaît une prospérité sans égal, donnant l’impression qu’il est devenu capable de surmonter les crises cycliques qui l’avaient affecté au cours de la période précédente. Au sein même des partis socialistes se développent les tendances réformistes qui considèrent que le capitalisme a réussi à surmonter ses contradictions économiques et qu’il est, de ce fait, vain de songer à le renverser par la révolution. Il apparaît même des théories, comme celle de Bernstein ; qui considèrent qu’il faut "réviser" le marxisme, notamment en abandonnant sa vision "catastrophiste". La victoire du prolétariat sera le résultat de toute une série de conquêtes obtenues sur le plan parlementaire ou syndical.

En réalité, ces deux forces antagoniques dont la puissance semble se développer en parallèle, le capitalisme et le mouvement ouvrier, sont minées de l’intérieur.

Le capitalisme pour sa part, vit ses dernières heures de gloire (celles qui sont restées dans la mémoire collective comme "la belle époque"). Alors que, sur le plan économique, sa prospérité semble ne pas se démentir, particulièrement dans les puissances émergentes que sont l’Allemagne et les Etats-Unis, l’approche de sa crise historique se fait sentir avec la montée de l’impérialisme et du militarisme. Les marchés coloniaux, comme l’avait mis en évidence Marx un demi-siècle auparavant, avaient constitué un facteur fondamental du développement du capitalisme. Chaque pays capitaliste avancé, y compris les petits pays comme la Hollande et la Belgique, s’était constitué un empire colonial comme source de matières premières et comme débouché de ses marchandises. Or, à la fin du XIXe siècle, l’ensemble du monde non capitaliste a été partagé entre les vieilles nations bourgeoises. Désormais l’accès pour chacune d’entre elles à de nouveaux débouchés et à de nouveaux territoires la conduit à se heurter au pré-carré de ses rivales. Le premier choc intervient en septembre 1898 à Fachoda, au Soudan, où la France et l’Angleterre, les deux principales puissances coloniales, ont failli s’affronter lorsque les objectifs de la première (contrôler le haut-Nil et coloniser un axe Ouest-Est, Dakar-Djibouti) se sont heurtées à l’ambition de la seconde (faire la jonction Nord-Sud sur l’axe Le Caire-Le Cap). Finalement, la France recule et les deux rivales vont par la suite nouer "l’Entente cordiale" contre un troisième larron aux ambitions d’autant plus grandes que son empire colonial est réduit à la portion congrue : l’Allemagne.

Le développement des convoitises de l’impérialisme allemand à l’égard des possessions coloniales des autres puissances européennes va se concrétiser, quelques années plus tard, notamment avec l’incident d’Agadir de 1911 où une frégate allemande vient narguer la France et ses ambitions au Maroc. L’autre aspect des appétits de l’Allemagne dans le domaine colonial est constitué par le formidable développement de sa marine de guerre qui ambitionne de concurrencer la flotte anglaise dans le contrôle des voies maritimes.

C’est là l’autre volet du changement fondamental qui s’opère dans la vie du capitalisme au tournant du siècle : en même temps que se multiplient les tensions et les conflits armés impliquant en sous-main les puissances bourgeoises européennes, on connaît un accroissement considérable des armements de ces puissances de même que sont prises des mesures pour accroître les effectifs militaires (comme l’augmentation de la durée du service militaire en France, la "loi des 3 ans").

Cette montée des tensions impérialistes et du militarisme, de même que les grandes manœuvres diplomatiques entre les principales nations européennes, qui renforcent leurs alliances respectives en vue de la guerre, font évidemment l’objet d’une très grande attention de la part des partis de la deuxième Internationale. Celle-ci, à son congrès de 1907 à Stuttgart, consacre une résolution très importante à cette question, une résolution qui intègre un amendement présenté notamment par Lénine et Rosa Luxemburg qui stipule notamment que :

"Si une guerre éclate, les socialistes ont le devoir d’œuvrer pour qu‘elle se termine le plus rapidement possible et d’utiliser par tous les moyens la crise économique et politique provoquée par la guerre pour réveiller le peuple et de hâter ainsi la chute de la domination capitaliste."9

En novembre 1912, l’Internationale socialiste convoque même un congrès extraordinaire (congrès de Bâle) pour dénoncer la menace de guerre et appeler le prolétariat à la mobilisation contre celle-ci. Le manifeste de ce congrès met en garde la bourgeoisie :

"Que les gouvernements bourgeois n’oublient pas que la guerre franco-allemande donna naissance à l’insurrection révolutionnaire de la Commune et que la guerre russo-japonaise mit en mouvement les forces révolutionnaires de Russie. Aux yeux des prolétaires, il est criminel de tirer les uns sur les autres pour le profit des capitalistes, ou l’orgueil des dynasties, ou les combinaisons des traités secrets."

Ainsi, au niveau des apparences, le mouvement ouvrier s’est préparé pour affronter le capitalisme au cas où ce dernier en viendrait à déchaîner la barbarie guerrière. D’ailleurs, à cette époque, dans la population des divers pays européens, et pas seulement dans la classe ouvrière, il existe un fort sentiment que la seule force dans la société qui peut empêcher la guerre est l’Internationale socialiste. En réalité, de même que le système capitaliste est miné de l’intérieur et s’apprête à étaler sa faillite historique, le mouvement ouvrier lui-même, malgré toute sa force apparente, ses puissants syndicats, les "succès électoraux croissants" de ses partis, s’est considérablement affaibli et se trouve à la veille d’une faillite catastrophique. Plus encore, ce qui constitue cette force apparente du mouvement ouvrier est en réalité sa plus grande faiblesse. Les succès électoraux des partis socialistes ont amplifié d’une manière sans précédent les illusions démocratiques et réformistes dans les masses ouvrières. De même, l’immense puissance des organisations syndicales, particulièrement en Allemagne et en Grande-Bretagne, s’est transformée, en réalité, en un instrument de défense de l’ordre bourgeois et d’embrigadement des ouvriers pour la guerre et la production d’armements.10

Aussi, lorsqu’au début de l’été 1914, suite à l’attentat de Sarajevo contre l’héritier du trône Austro-Hongrois, les tensions s’accroissent en Europe et que le spectre de la guerre s’avance à grands pas, les partis ouvriers, non seulement font la preuve de leur impuissance, mais ils apportent pour la plupart un soutien à leur propre bourgeoisie nationale. En France et en Allemagne, il s’établit même des contacts directs entre les dirigeants des partis socialistes et le gouvernement pour discuter des politiques à adopter afin de réussir l’embrigadement dans la guerre. Et dès que celle-ci éclate, c’est comme un seul homme que ces partis apportent leur plein soutien à l’effort de guerre de la bourgeoisie et réussissent à entraîner dans la boucherie les masses ouvrières. Alors que les gouvernements en place chantent la "grandeur" de leurs nations respectives, les partis socialistes emploient des arguments plus adaptés à leur rôle d’embrigadement des ouvriers. Ce n’est pas une guerre au service des intérêts bourgeois ou pour récupérer l’Alsace-Lorraine mais une guerre pour protéger la "civilisation" contre le "militarisme allemand" dit-on en France. De l’autre côté du Rhin, ce n’est pas une guerre en défense de l’impérialisme allemand mais une guerre "pour la démocratie et la civilisation" contre "la tyrannie et la barbarie tsaristes". Mais avec des discours différents, les dirigeants socialistes ont le même but que la bourgeoisie : réaliser "l’Union nationale", envoyer les ouvriers au massacre et justifier l’état de siège, c’est-à-dire la censure militaire, l’interdiction des grèves et des manifestations ouvrières, celle des publications et des réunions dénonçant la guerre.

Le prolétariat n’a donc pu empêcher le déclenchement de la guerre mondiale.

C’est une terrible défaite pour lui mais une défaite qu’il a subie sans combat ouvert contre la bourgeoisie. Pourtant, la lutte contre la dégénérescence des partis socialistes, dégénérescence qui a conduit à leur trahison de l’été 1914 et au déchaînement de la boucherie impérialiste, avait débuté bien avant celle-ci, plus précisément à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Ainsi, dans le parti allemand, Rosa Luxemburg avait livré bataille contre les théories révisionnistes de Bernstein qui justifiaient le réformisme. Officiellement le parti avait rejeté ces théories mais, quelques années plus tard, elle avait dû reprendre le combat non plus seulement contre la droite du parti mais aussi contre le centre représenté principalement par Kautsky dont le langage radical recouvrait en fait un abandon de la perspective de la révolution. En Russie, en 1903, les bolcheviks avaient engagé la lutte contre l’opportunisme au sein du parti social-démocrate, d’abord sur des questions d’organisation, ensuite à propos de la nature de la révolution russe de 1905 et de la politique qu’il fallait mener en son sein. Mais ces courants révolutionnaires au sein de l’Internationale socialiste étaient restés dans l’ensemble très faibles, même si les congrès des partis socialistes et de l’Internationale reprenaient souvent à leur compte leurs positions.

A l’heure de la vérité, les militants socialistes défendant des positions internationalistes et révolutionnaires se sont trouvés tragiquement isolés au point qu’à la conférence internationale contre la guerre qui s’est tenue en septembre 1915 à Zimmerwald, en Suisse, les délégués (parmi lesquels se trouvaient également des éléments du centre, hésitant entre les positions de la gauche et celles de la droite) auraient pu tenir dans quatre taxis, comme 1’avait remarqué Trotsky. Ce terrible isolement ne les a pas empêchés de poursuivre le combat malgré la répression qui s’abat sur eux (en Allemagne, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les deux principaux dirigeants du groupe Spartakus qui défendait l’internationalisme, connaissaient la prison et l’enfermement en forteresse).

En fait, les terribles épreuves de la guerre, les massacres, les famines, l’exploitation féroce qui règne dans les usines à l’arrière vont commencer à dégriser les ouvriers qui en 1914 s’étaient laissé entraîner dans la boucherie "la fleur au fusil". Les discours sur la "civilisation" et la démocratie s’épuisent face à la barbarie sans nom dans laquelle plonge l’Europe et face à la répression de toute tentative de lutte ouvrière. Ainsi, à partir de février 1917, le prolétariat de Russie, qui avait déjà fait l’expérience d’une révolution en 1905, se soulève contre la guerre et contre la famine. Il vient concrétiser dans les faits et par ses actes les résolutions adoptées par les congrès de Stuttgart et de Bâle de l’Internationale socialiste. Lénine et les bolcheviks comprennent que l’heure de la révolution a sonné et ils engagent les ouvriers de Russie à ne pas se contenter de la chute du tsarisme et de la mise en place d’un gouvernement "démocratique". Ils doivent se préparer au renversement de la bourgeoisie et à la prise du pouvoir par les soviets (les conseils ouvriers) comme prélude à la révolution mondiale. C’est cette perspective qui se réalise effectivement en Russie en octobre 1917. Aussitôt, le nouveau pouvoir engage le prolétariat mondial à suivre son exemple afin de mettre fin à la guerre et de renverser le capitalisme. En quelque sorte, les bolcheviks, et avec eux tous les révolutionnaires des autres pays, appellent le prolétariat mondial à être présent à ce nouveau rendez-vous que l’histoire lui donne, après qu’il ait manqué celui de 1914.

L’exemple russe est effectivement suivi par la classe ouvrière d’autres pays, et particulièrement en Allemagne où, un an plus tard, le soulèvement des ouvriers et des soldats renverse le régime impérial de Guillaume II et contraint la bourgeoisie allemande à se retirer de la guerre mettant ainsi fin à plus de quatre années d’une barbarie comme l’humanité n’en avait jamais connue auparavant. Cependant, la bourgeoisie a retenu les leçons de sa défaite en Russie. Dans ce pays, le gouvernement provisoire qui s’est mis en place après la révolution de février 1917 a été incapable de satisfaire une des revendications essentielles des ouvriers : la paix. Pressé par ses alliées de l’Entente, France et Angleterre, il s’est maintenu dans la guerre ce qui a provoqué une chute rapide des illusions à son égard dans les masses ouvrières et parmi les soldats de même que leur radicalisation. Le renversement de la bourgeoisie, et non seulement du régime tsariste, leur apparaît comme le seul moyen de mettre fin à la boucherie. En Allemagne, en revanche, la bourgeoisie s’est empressée d’arrêter la guerre dès les premiers jours de la révolution. Elle présente le renversement du régime impérial et l’instauration d’une république comme la victoire décisive. Elle fait immédiatement appel au parti socialiste pour prendre les rênes du gouvernement, lequel reçoit son soutien du congrès des conseils ouvriers qui sont encore dominés par ces mêmes socialistes. Surtout ce nouveau gouvernement demande immédiatement l’armistice aux alliés de l’Entente, lesquels le lui accordent sans tarder. D’ailleurs, ces derniers ont tout fait pour lui permettre de faire face à la classe ouvrière. C’est ainsi que la France restitue rapidement à l’armée allemande 16 000 mitrailleuses qu’elle lui avait confisquées comme butin de guerre, des mitrailleuses qui vont être utiles par la suite pour écraser la classe ouvrière.

La bourgeoisie allemande, avec à sa tête le parti socialiste, va porter dès janvier 1919 un coup terrible au prolétariat. Elle met en œuvre sciemment une provocation qui conduit à une insurrection prématurée des ouvriers de Berlin. L’insurrection est noyée dans le sang et les principaux dirigeants révolutionnaires, Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht (et plus tard Léo Jogiches) sont assassinés. Malgré cela, la classe ouvrière allemande n’est pas définitivement écrasée. Jusqu’en 1923, elle mènera des tentatives révolutionnaires.11 Cependant toutes ces tentatives seront défaites, comme les tentatives révolutionnaires ou les puissants mouvements de la classe ouvrière qui se produiront dans d’autres pays au cours de cette période (notamment en Hongrie en 1919 et en Italie la même année).12

En fait, l’échec du prolétariat en Allemagne signe la défaite de la révolution mondiale, laquelle connaîtra encore un soubresaut en Chine en 1927 lui aussi noyé dans le sang.

En même temps que se développe la vague révolutionnaire en Europe a été fondée à Moscou en mars 1919 l’Internationale communiste (IC), ou IIIe Internationale, regroupant les forces révolutionnaires de tous les pays. A sa fondation, il n’existe que deux grands partis communistes, celui de Russie et celui d’Allemagne ; ce dernier s’est constitué quelques jours avant la défaite de janvier 1919. Cette internationale suscite la création dans tous les pays de partis communistes rejetant le chauvinisme, le réformisme et l’opportunisme qui avaient englouti les partis socialistes. Les partis communistes sont supposés constituer la direction de la révolution mondiale mais ils sont formés trop tard du fait des conditions historiques qui ont présidé à leur fondation. Lorsque l’Internationale est vraiment constituée, c’est-à-dire au moment de son deuxième congrès en 1920, le plus fort de la vague révolutionnaire est déjà passé et le capitalisme se montre capable de reprendre la situation en main, tant sur le plan économique que politique. Surtout, la classe dominante a réussi à casser l’élan révolutionnaire en mettant fin au principal aliment de celui-ci, la guerre impérialiste. Avec l’échec de la vague révolutionnaire mondiale, les partis de l’IC qui se sont formés contre la dégénérescence et la trahison des partis socialistes n’échappent pas à leur tour à la dégénérescence.

A la base de cette dégénérescence des partis communistes il y a plusieurs facteurs. Le premier est qu’ils ont accepté dans leurs rangs toute une série d’éléments qui étaient déjà "centristes" au sein des partis socialistes et qui ont quitté ces derniers et se sont reconvertis à la phrase révolutionnaire pour bénéficier de l’immense enthousiasme du prolétariat mondial pour la révolution russe. Un autre facteur, encore plus décisif est constitué par la dégénérescence du principal parti de cette internationale, celui qui a le plus d’autorité, le parti bolchevik, qui avait conduit la révolution d’Octobre et avait été le principal protagoniste de la fondation de l’Internationale. Ce parti, en effet, propulsé à la tête de l’Etat, est progressivement absorbé par ce dernier ; et du fait de l’isolement de la révolution, il se convertit de plus en plus en défenseur des intérêts de la Russie au détriment de son rôle de bastion de la révolution mondiale. De plus, comme il ne peut y avoir de "socialisme en un seul pays" et que l’abolition du capitalisme ne peut se réaliser qu’à l’échelle mondiale, l’Etat de la Russie se transforme progressivement en défenseur du capital national russe, un capital dont la bourgeoisie sera constituée principalement par la bureaucratie de l’Etat et donc du parti. De parti révolutionnaire, le parti bolchevik s’est donc progressivement converti en parti bourgeois et contre-révolutionnaire malgré la résistance d’un grand nombre de véritables communistes, tel Trotsky, qui veulent maintenir debout le drapeau de la révolution mondiale. C’est ainsi qu’en 1925, malgré l’opposition de Trotsky, le parti bolchevik adopte comme programme "la construction du socialisme en un seul pays", un programme promu par Staline et qui est une véritable trahison de l’internationalisme prolétarien, un programme qu’il va imposer en 1928 à l’IC, ce qui signe l’arrêt de mort de celle-ci.

Par la suite, dans les différents pays, malgré les réactions et le combat de toute une série de fractions de gauche qui sont exclues les unes après les autres, les partis communistes sont passés au service de leur capital national. Après avoir été le fer de lance de la révolution mondiale, les partis communistes sont devenus le fer de lance de la contre-révolution ; la plus terrible contre-révolution de l’histoire.

Non seulement la classe ouvrière a manqué son second rendez-vous avec l’histoire mais elle va plonger dans la pire période qu’elle ait jamais connue. Comme le titre un livre de l’écrivain Victor Serge, "il est minuit dans le siècle".

Alors qu’en Russie, l’appareil du parti communiste est devenu la classe exploiteuse mais aussi l’instrument d’une répression et d’une oppression des masses ouvrières et paysannes sans commune mesure avec celles du passé, le rôle contre-révolutionnaire des partis communistes en dehors de la Russie s’est concrétisé au cours des années 1930 par la préparation de l’embrigadement du prolétariat dans la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire la réponse bourgeoise à la crise ouverte que connaît le capitalisme à partir de 1929.

Justement, cette crise ouverte, la terrible misère qui s’abat sur les masses ouvrières au cours des années 1930, auraient pu constituer un puissant facteur de radicalisation du prolétariat mondial et de prise de conscience de la nécessité de renverser le capitalisme. Mais le prolétariat va manquer ce troisième rendez-vous avec l’histoire.

En Allemagne, pays clé pour la révolution prolétarienne, où se trouve la classe ouvrière la plus concentrée et expérimentée du monde, celle-ci connaît une situation similaire à celle de la classe ouvrière de Russie. Comme cette dernière, la classe ouvrière allemande avait pris le chemin de la révolution et sa défaite par la suite en fut d’autant plus terrible. L’écrasement de la révolution allemande ne fut pas l’œuvre des nazis mais des partis "démocratiques", en premier lieu du parti socialiste. Mais justement parce que le prolétariat a subi cette défaite, le parti nazi, qui à l’époque correspond le mieux aux nécessités politiques et économiques de la bourgeoisie allemande, peut parachever le travail de la gauche en anéantissant par la terreur toute velléité de lutte prolétarienne et en embrigadant par ce même moyen, principalement, les ouvriers dans la guerre.

Cependant, dans les pays d’Europe occidentale, là où le prolétariat n’a pas mené de révolution et n’a donc pas subi d’écrasement physique, les moyens de la terreur ne sont pas adaptés pour embrigader les ouvriers dans la guerre. Il faut à la bourgeoisie, pour parvenir à ce résultat, user de mystifications comme celles qui avaient servi en 1914 pour la Première Guerre mondiale. Et c’est dans cette tâche que les partis staliniens vont accomplir leur rôle bourgeois de façon exemplaire. Au nom de la défense de la "patrie socialiste" et de la démocratie contre le fascisme, ces partis vont dévoyer systématiquement les luttes ouvrières dans des impasses usant la combativité et le moral du prolétariat.

Ce moral a été fortement atteint par l’échec de la révolution mondiale au cours des années 1920. Après une période d’enthousiasme pour l’idée de la révolution communiste, beaucoup d’ouvriers se sont détournés de la perspective révolutionnaire. Un des facteurs de leur démoralisation est le constat que la société qui s’est instaurée en Russie n’est nullement un paradis, comme le présentent les partis staliniens, ce qui facilite leur récupération par les partis socialistes. Mais la plupart de ceux qui veulent encore croire en une perspective révolutionnaire sont tombés dans les nasses des partis staliniens qui affirment que celle-ci passe par la "défense de la patrie socialiste" et par la victoire contre le fascisme qui s’est établi en Italie et surtout en Allemagne.

Un des moments clé de ce dévoiement du prolétariat mondial est la guerre d’Espagne qui, loin de constituer une révolution, fait en réalité partie des préparatifs militaires, diplomatiques et politiques de la Seconde Guerre mondiale.

La solidarité que veulent témoigner les ouvriers du monde entier à leurs frères de classe en Espagne, qui se sont soulevés spontanément lors du putsch fasciste du 18 juillet 1936, est canalisée par l’enrôlement dans les brigades internationales (principalement dirigées par les staliniens), par la revendication des "armes pour l’Espagne" (en réalité pour le gouvernement bourgeois du Frente popular) ainsi que par les mobilisations antifascistes qui permettent en fait l’embrigadement des ouvriers des pays "démocratiques" dans la guerre contre l’Allemagne.

A la veille de la Première Guerre mondiale, ce qui était censé constituer la grande force du prolétariat (de puissants syndicats et partis ouvriers) était en réalité l’expression la plus considérable de sa faiblesse. Le même scénario se renouvelle lors de la Seconde Guerre mondiale, même si les acteurs sont un peu différents. La grande force des partis "ouvriers" (les partis staliniens et aussi les partis socialistes, unis dans l’alliance antifasciste), les grandes "victoires" contre le fascisme en Europe occidentale, la prétendue "patrie socialiste" sont toutes des marques de la contre-révolution, d’une faiblesse sans précédent du prolétariat. Une faiblesse qui va le livrer pieds et mains liées à la seconde boucherie impérialiste.

Le prolétariat face à la Seconde Guerre mondiale.

La Seconde Guerre mondiale dépasse de loin en horreur la première. Ce nouveau degré dans la barbarie est la marque de la poursuite de l’enfoncement du capitalisme dans sa décadence. Pourtant, contrairement à ce qui s’était passé en 1917 et 1918, ce n’est pas le prolétariat qui y met fin. Elle se poursuit jusqu’à l’écrasement complet d’un des deux camps impérialistes. En réalité, le prolétariat n’est pas resté totalement sans réponse au cours de cette boucherie mondiale. Ainsi, dans l’Italie mussolinienne, se développe en 1943 un vaste mouvement de grèves dans le Nord industriel qui conduit les forces dirigeantes de la bourgeoisie à écarter Mussolini et à nommer à sa place un amiral pro-allié, Badoglio. De même, à la fin 1944 début 1945, se produisent dans plusieurs villes allemandes des mouvements de révolte contre la faim et la guerre. Mais il n’y a au cours de la Seconde Guerre mondiale rien de comparable à ce qui s’était passé au cours de la première. Et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu parce qu’avant de déclencher la Seconde Guerre mondiale, la bourgeoisie, instruite par l’expérience de la première, a pris soin d’écraser systématiquement le prolétariat, non seulement physiquement mais aussi et surtout idéologiquement. Une des expressions de cette différence est constituée par le fait que si les partis socialistes avaient trahi la classe ouvrière au moment de la Première Guerre mondiale, les partis communistes ont commis cette trahison bien avant le déclenchement de la seconde. Une des conséquences de ce fait, c’est qu’il ne subsiste plus en leur sein le moindre courant révolutionnaire, contrairement à ce qui s’était passé lors de la Première Guerre mondiale où la plupart des militants qui allaient constituer les partis communistes étaient déjà membres des partis socialistes. Dans cette terrible contre-révolution qui s’est abattue au cours des années 1930, les militants qui continuent de défendre des positions communistes sont une petite poignée et sont coupés de tout lien direct avec une classe ouvrière complètement soumise à l’idéologie bourgeoise. Il leur est impossible de développer un travail au sein des partis qui ont une influence dans la classe ouvrière, comme avaient pu le faire les révolutionnaires au cours de la Première Guerre mondiale, parce que non seulement ils ont été chassés de ces partis, mais parce qu’il n’existe plus le moindre souffle de vie prolétarienne dans ces partis. Ceux qui avaient maintenu des positions révolutionnaires lors de l’éclatement de la Première Guerre mondiale, tels Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, avaient pu rencontrer un écho croissant à leur propagande parmi les militants de la social-démocratie au fur et à mesure que la guerre chassait les illusions. Rien de tel pour les partis communistes : à partir du début des années 1930, ils deviennent un terrain totalement stérile pour l’éclosion d’une pensée prolétarienne et internationaliste. Au cours de la guerre, les quelques petits groupes révolutionnaires qui ont maintenu les principes internationalistes n’ont qu’un impact tout à fait insignifiant sur leur classe, laquelle s’est laissée complètement piéger par les idéologies antifascistes.

L’autre raison pour laquelle il n’y a pas le moindre surgissement prolétarien pendant la seconde guerre impérialiste, c’est que la bourgeoisie mondiale, instruite par l’expérience de la fin de la première a pris soin de prévenir systématiquement de tels surgissements dans les pays vaincus, ceux justement où la bourgeoisie était la plus vulnérable. En Italie, par exemple, le moyen par lequel la classe dominante surmonte le soulèvement de 1943 consiste en un partage des tâches entre l’armée allemande, qui vient directement occuper le nord de l’Italie, en y rétablissant le pouvoir de Mussolini, et les alliés qui ont débarqué dans le Sud. Dans le Nord, ce sont les troupes allemandes qui rétablissent l’ordre avec la brutalité la plus extrême contraignant les ouvriers qui se sont mis le plus en avant lors des mouvements du début 1943, à se réfugier dans les maquis où, coupés de leurs bases de classe, ils deviennent des proies faciles de l’idéologie antifasciste et de la "libération nationale". En même temps, les alliés interrompent leur marche vers le Nord, en décidant qu’il faut laisser l’Italie "mijoter dans son jus" (suivant les mots de Churchill) afin de laisser le soin au "méchant", l’Allemagne, de faire le sale travail de la répression anti-ouvrière et de permettre aux forces démocratiques, particulièrement le parti stalinien, de prendre le contrôle idéologique de la classe ouvrière.

Cette tactique est appliquée également en Pologne où, alors que 1’"Armée rouge" se trouve à quelques kilomètres de Varsovie, Staline laisse se développer sans aucun secours l’insurrection dans cette ville. L’armée allemande n’a plus qu’à procéder à un véritable bain de sang et à raser complètement la ville. Lorsque l’Armée rouge entre dans Varsovie, plusieurs moins plus tard, les ouvriers de cette ville, qui auraient pu lui poser des problèmes, ont été massacrés et désarmés.

En Allemagne même, les alliés se chargent d’écraser toute tentative de soulèvement ouvrier en procédant d’abord à une campagne abominable de bombardements sur les quartiers ouvriers (à Dresde, les 13 et 14 février 1945, les bombardements font plus de 250 000 morts, soit trois fois plus qu’à Hiroshima). De plus, les Alliés refusent toutes les tentatives d’armistice proposées par plusieurs secteurs de la bourgeoisie allemande et par des militaires de renom, comme le Maréchal Rommel et l’Amiral Canaris, chef des services secrets. Pour les vainqueurs, il est hors de question de laisser l’Allemagne entre les mains de la seule bourgeoisie de ce pays, même aux secteurs antinazis de celle-ci. L’expérience de 1918, où le gouvernement qui avait pris la relève du régime impérial avait éprouvé les plus grandes difficultés à rétablir l’ordre, est encore dans la tête des hommes politiques bourgeois. Aussi décident-ils que les vainqueurs doivent prendre directement en main l’administration de l’Allemagne vaincue et occuper militairement chaque pouce de son territoire. Le prolétariat d’Allemagne, ce géant qui, pendant des décennies, avait été le phare du prolétariat mondial et qui, entre 1918 et 1923 a fait trembler le monde capitaliste, est maintenant prostré, accablé, éparpillé en une multitude de pauvres hères parcourant les décombres pour retrouver leurs morts ou quelque objet familier, soumis à la bienveillance des "vainqueurs" pour manger et survivre. Dans les pays vainqueurs, beaucoup d’ouvriers sont entrés dans la Résistance avec l’illusion, propagée par les partis staliniens, que la lutte armée contre le nazisme était le prélude au renversement de la bourgeoisie. En réalité, dans les pays qui sont sous la domination de l’URSS, ces ouvriers sont conduits à soutenir la mise en place de régimes staliniens (comme lors du coup de Prague, en 1948), des régimes qui, une fois consolidés, vont s’empresser de désarmer les ouvriers et d’exercer sur eux la plus brutale des terreurs. Dans les pays dominés par les Etats-Unis, tels la France ou l’Italie, les partis staliniens au gouvernement demandent aux ouvriers de rendre leurs armes puisque la tâche de l’heure n’est pas la révolution, mais la "reconstruction nationale".

Ainsi, partout dans une Europe qui n’est plus qu’un immense champ de ruines, où des centaines de millions de prolétaires subissent des conditions de vie et d’exploitation bien pires encore qu’au moment de la Première Guerre mondiale, où la famine rôde en permanence, où plus que jamais le capitalisme étale sa barbarie, la classe ouvrière ne trouve pas la force d’engager le moindre combat d’importance contre la domination capitaliste. La Première Guerre mondiale avait gagné des millions d’ouvriers à l’internationalisme, la seconde les a jetés dans les bas-fonds du plus abject chauvinisme, de la chasse aux "boches" et aux "collabos".

Le prolétariat a touché le fond. Ce qu’on lui présente, et qu’il interprète, comme sa grande "victoire", le triomphe de la démocratie contre le fascisme, constitue sa défaite historique la plus totale. Le sentiment de victoire qu’il éprouve, la croyance que cette "victoire" entraîne dans les "vertus sacrées" de la démocratie bourgeoise, cette même démocratie qui l’a conduit dans deux boucheries impérialistes et qui a écrasé sa révolution au début des années 1920, l’euphorie qui le submerge, sont les meilleurs garants de l’ordre capitaliste. Et pendant la période de reconstruction, celle du "boom" économique de 1’après-guerre, l’amélioration momentanée de ses conditions de vie ne lui permet pas de mesurer la défaite véritable qu’il a subie.

Une nouvelle fois, le prolétariat a manqué un rendez-vous avec l’histoire. Mais cette fois-ci, ce n’est pas parce qu’il est arrivé tard ou mal préparé : il a carrément été absent de la scène historique.

Nous verrons, dans la seconde partie de cet article comment il a réussi à revenir sur cette scène, mais combien son chemin est encore long.

A L’AUBE DU XXIE SIÈCLE, POURQUOI LE PROLÉTARIAT N’A PAS ENCORE RENVERSE LE CAPITALISME ? (PARTIE II)

Le siècle qui commence sera décisif pour l’histoire de l’humanité. Si le capitalisme poursuit sa domination de la planète, la société sera plongée avant 2100 dans la plus totale barbarie, une barbarie à côté de laquelle celle qu’elle a connue au cours du XXe siècle fera figure d’une petite migraine, une barbarie qui la ramènera à l’âge de pierre ou qui carrément la détruira. C’est pourquoi, s’il existe un avenir pour l’espèce humaine, il est entièrement entre les mains du prolétariat mondial dont la révolution peut seule renverser la domination du mode de production capitaliste qui est responsable, du fait de sa crise historique, de toute la barbarie actuelle. Encore faut-il que le prolétariat soit capable dans l’avenir de trouver en lui-même la force qui lui a manqué jusqu’à présent pour accomplir cette tâche.

Dans la première partie de cet article, nous avons tenté de comprendre pourquoi le prolétariat avait échoué dans ses tentatives révolutionnaires du passé, notamment dans la plus grande d’entre elles, celle qui a débuté en 1917 en Russie. Nous avons mis en évidence que, du fait de la terrible défaite subie à l’issue de cette tentative, il avait manqué les autres rendez-vous que lui avait donnés l’histoire : la grande crise du capitalisme au cours des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale. En particulier, nous avons souligné qu’à l’issue de cette dernière :

"Le prolétariat a touché le fond. Ce qu’on lui présente, et qu’il interprète, comme sa grande ’victoire’, le triomphe de la démocratie contre le fascisme, constitue sa défaite historique la plus totale. Le sentiment de victoire qu’il éprouve, la croyance que cette ’victoire’ entraîne dans les ’vertus sacrées’ de la démocratie bourgeoise, cette même démocratie qui l’a conduit dans deux boucheries impérialistes et qui a écrasé sa révolution au début des années 1920, l’euphorie qui le submerge, sont les meilleurs garants de l’ordre capitaliste."

En Europe, c’est-à-dire le principal champ de bataille de la révolution et aussi de la Guerre Mondiale, la victoire alliée a paralysé pendant quelques années les luttes ouvrières. Si le ventre des prolétaires est vide, leur tête est pleine de l’euphorie de la "victoire". De plus, les politiques de capitalisme d’Etat que mènent tous les gouvernements d’Europe constituent un moyen supplémentaire de mystification de la classe ouvrière. Ces politiques correspondent fondamentalement aux besoins du capitalisme européen dont l’économie a été ravagée par la guerre. Les nationalisations, de même qu’un certain nombre de mesures "sociales" (comme une plus grande prise en charge par l’Etat du système de santé) sont des mesures parfaitement capitalistes. Elles permettent à l’Etat de mieux planifier et coordonner la reconstruction d’un potentiel productif en ruines et en plein chaos. En même temps, elles permettent une gestion plus efficace de la force de travail. Par exemple, les capitalistes ont tout intérêt à disposer d’ouvriers en bonne santé, surtout à un moment où l’on demande à ces derniers un effort de production exceptionnel, avec des conditions de vie des plus précaires et où il existe une pénurie de main-d’œuvre. Cependant, ces mesures capitalistes sont présentées comme des "victoires ouvrières", non seulement par les partis staliniens dont le programme contient l’étatisation complète de l’économie, mais aussi par les partis sociaux-démocrates et notamment par le parti travailliste en Grande-Bretagne. Cela explique pourquoi, dans tous les pays d’Europe, les partis de gauche, y compris les partis staliniens, sont présents au gouvernement, soit dans des coalitions avec les partis de la droite "démocratique" (comme la Démocratie chrétienne en Italie), soit à la tête du gouvernement (en Grande-Bretagne, c’est le travailliste Attlee qui remplace en juillet 1945 le conservateur Churchill au poste de premier ministre, malgré l’immense popularité de ce dernier et les services inestimables qu’il a rendus à la bourgeoisie anglaise).

Mais au bout de deux ans, comme ne sont pas tenues les promesses d’un "avenir meilleur" que les partis "ouvriers", socialistes et staliniens, leur avaient faites pour leur faire accepter les sacrifices les plus insupportables, les ouvriers commencent à mener toute une série de luttes. En France, par exemple, au printemps 1947, la grève dans la plus grande usine du pays, Renault, contraint le parti stalinien (dont le chef Maurice Thorez n’avait cessé auparavant d’appeler les ouvriers de tous les secteurs à "travailler d’abord, revendiquer ensuite") à quitter le gouvernement. Par la suite, ce parti, relayé par le syndicat qu’il contrôle, la CGT, lance toute une série de grèves pour défouler la colère ouvrière avant qu’elle ne le surprenne, mais aussi et surtout pour faire pression sur les autres secteurs bourgeois pour qu’ils fassent à nouveau appel à ses services dans les ministères. Mais les autres partis bourgeois font la sourde oreille. Ils n’ont aucune crainte quant à la loyauté des staliniens dans la défense du capital national contre la classe ouvrière. Cependant la Guerre froide a commencé et dans les pays d’Europe occidentale les secteurs dominants de la bourgeoisie se sont rangés derrière les Etats-Unis. D’ailleurs, dans tous les autres pays d’Europe où les partis staliniens participaient au gouvernement, soit ils s’accaparent le pouvoir s’ils se trouvent dans la zone d’occupation russe, soit ils en sont chassés s’ils sont établis dans la zone d’occupation occidentale.

A partir de ce moment en Europe de l’ouest, les conditions de vie de la classe ouvrière commencent à connaître une petite amélioration. Cela n’a rien à voir avec une quelconque générosité de la bourgeoisie, évidemment. En réalité, les milliards de dollars du plan Marshall ont commencé à arriver afin d’attacher fermement la bourgeoisie d’Europe de l’Ouest au bloc américain et de saper l’influence des partis staliniens qui, désormais, sont à la tête des luttes ouvrières.

Dans les pays d’Europe de l’Est qui, eux, ne bénéficient pas de la manne américaine puisque les partis staliniens l’ont refusée sur ordre de Moscou, la situation tarde plus longtemps à s’améliorer quelque peu. Cependant, la colère ouvrière ne peut s’y exprimer de la même manière. Dans un premier temps, les ouvriers sont appelés à soutenir les partis communistes qui leur promettent monts et merveilles d’autant plus que ces derniers, non seulement participent aux gouvernements qui se sont mis en place au moment de la "Libération" (comme dans la plupart des pays occidentaux), mais qu’ils prennent la tête de ces gouvernements grâce au soutien de 1’"Armée rouge" et qu’ils éliminent les partis "bourgeois". La mystification qu’on présente aux ouvriers est celle de la "construction du socialisme". Cette mystification remporte un certain succès, comme par exemple en Tchécoslovaquie où le "coup de Prague" de février 1948, c’est-à-dire la prise de contrôle du gouvernement par les staliniens, est réalisé avec la sympathie de beaucoup d’ouvriers.

Mais assez rapidement, dans les "démocraties populaires", le principal instrument du contrôle de la classe ouvrière est la force brute et la répression. Ainsi, le soulèvement ouvrier qui se développe en juin 1953 à Berlin Est et dans de nombreuses villes de la zone d’occupation soviétique est écrasé dans le sang par les chars russes.13 Et si la colère ouvrière qui commence à se manifester en Pologne par la grande grève de Poznan de juin 1956 est désamorcée par le retour de Gomulka (un dirigeant stalinien exclu du parti en 1949 pour "titisme" et emprisonné de 1951 à 1955) à la tête du pays le 21 octobre 1956, le soulèvement des ouvriers hongrois qui débute quelques jours après sera réprimé de façon sauvage par les tanks russes à partir du 4 novembre, faisant 25 000 morts et 160 000 réfugiés.14

Les émeutes ouvrières de 1953 et 1956 dans les pays "socialistes" étaient la preuve évidente que ces pays n’avaient rien "d’ouvrier". Cependant, tous les secteurs de la bourgeoisie vont dans le même sens pour empêcher les prolétaires de tirer les véritables leçons de ces événements.

Dans les pays de l’Est, la propagande "communiste", les références permanentes au "marxisme" et à "l’internationalisme prolétarien" des dirigeants staliniens constituent le meilleur moyen de détourner la colère ouvrière d’une perspective de classe et d’accroître les illusions des prolétaires envers la démocratie bourgeoise et le nationalisme. C’est ainsi que le 17 juin 1953, un immense cortège d’ouvriers de Berlin Est s’est dirigé vers l’ouest de la ville sur la grande avenue Unter den Linden. L’objectif de ce cortège était de rechercher la solidarité des ouvriers de Berlin Ouest mais il contenait également l’illusion que les autorités occidentales pourraient venir en aide aux ouvriers de l’Est. Ces autorités, après qu’elles aient fermé leur secteur, ont toutefois par la suite, avec le cynisme qui les caractérise, rebaptisé Unter den Linden en : avenue du 17 juin. De même, les revendications de juin 1956 des ouvriers polonais, si elles contenaient évidemment des aspects économiques de classe, étaient fortement teintées d’illusions démocratiques et surtout nationalistes et religieuses. C’est pour cela que Gomulka, qui se présentait comme un "patriote" ayant tenu tête à la Russie et qui avait, dès son retour au pouvoir, fait libérer le cardinal Wyszynski (interné dans un monastère depuis septembre 1953) a pu reprendre le contrôle de la situation à la fin de 1956. De même, en Hongrie, l’insurrection ouvrière, si elle est capable de s’organiser en conseils ouvriers, reste fortement marquée par les illusions démocratiques et nationalistes. D’ailleurs, l’insurrection avait fait suite à la répression sanglante d’une manifestation appelée par les étudiants qui revendiquaient l’instauration en Hongrie d’un cours "à la polonaise". De même, les mesures que décide à son retour Imre Nagy (un vieux stalinien limogé de son poste de chef du parti par la tendance "dure" en avril 55) ont pour but d’exploiter ces illusions afin de reprendre les choses en main : constitution d’un gouvernement de coalition et annonce du retrait de la Hongrie du pacte de Varsovie. Mais pour l’URSS, cette dernière mesure est inacceptable et elle décide de faire intervenir ses tanks.

L’intervention des troupes russes constitue évidemment un aliment supplémentaire du nationalisme dans les pays d’Europe de l’Est. En même temps, elle est utilisée abondamment par la propagande des secteurs "démocratiques" et pro-américains de la bourgeoisie des pays d’Europe occidentale alors que les partis staliniens de ces pays utilisent cette même propagande pour présenter l’insurrection des ouvriers de Hongrie comme un mouvement chauvin, voire "fasciste", à la solde de l’impérialisme américain.

Ainsi, tout au long de la Guerre froide, et même quand celle-ci a laissé place à la "coexistence pacifique" après 1956, la division du monde en deux blocs constitue un instrument de premier ordre de mystification de la classe ouvrière. Dans les années 1930, comme nous l’avons vu dans la première partie de cet article, l’identification du communisme à l’URSS stalinienne avait provoqué une profonde démoralisation de certains secteurs de la classe ouvrière qui ne voulaient pas d’une société "à la soviétique" et qui s’étaient de nouveau tournés vers les partis sociaux-démocrates. En même temps, la majorité des ouvriers qui continuaient à espérer une révolution prolétarienne suivaient les partis staliniens qui se réclamaient de celle-ci dans leur politique de défense de la "Patrie socialiste" et de lutte "antifasciste", ce qui permit de les embrigader dans la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1950, le même type de politique continue de diviser et désorienter la classe ouvrière. Une partie de celle-ci ne veut plus rien savoir du communisme (identifié à l’URSS) alors que l’autre partie continue de subir la domination idéologique des partis staliniens et de ses syndicats. Ainsi, dès la guerre de Corée, l’affrontement Est-Ouest est mis à profit pour opposer les différents secteurs de la classe ouvrière et embrigader des millions d’ouvriers derrière le camp soviétique au nom de "la lutte contre 1’impérialisme". Par exemple, le Parti communiste français et le Mouvement de la Paix qu’il contrôle, organisent le 28 mai 1952 une grande manifestation à Paris contre la venue du général américain Ridgway, commandant des troupes américaines en Corée. Comme Ridgway est accusé (en fait à tort) d’utiliser des armes microbiennes, la manifestation regroupant plusieurs dizaines de milliers d’ouvriers (principalement des militants du PC) dénonce "Ridgway-la-Peste" et demande la sortie de la France de l’OTAN. Il y a des affrontements très violents avec la police et le numéro 2 du PCF, Jacques Duclos, est arrêté. La détermination du PCF à affronter la police et l’arrestation de son dirigeant "historique" redonnent une image de marque "révolutionnaire" à un parti qui, cinq ans auparavant, occupait les palais et les ministères de la République bourgeoise. A la même période, les guerres coloniales constituent une occasion supplémentaire de détourner les ouvriers de leur terrain de classe au nom, encore une fois, de la "lutte contre l’impérialisme" (et non de la lutte contre le capitalisme) face auquel l’URSS est présentée comme le champion du "droit et de la liberté des peuples".

Ce type de campagnes se poursuivra dans de nombreux pays tout au long des années 1950 et 1960, notamment avec la guerre du Vietnam où les Etats-Unis s’engagent massivement à partir de 1961.

S’il est un pays où la division du monde en deux blocs antagonistes a pesé d’un poids considérable, où la contre-révolution s’est manifestée avec une ampleur toute particulière, c’est bien l’Allemagne. Le prolétariat de ce pays avait constitué pendant plusieurs décennies l’avant-garde du prolétariat mondial. Les ouvriers du monde entier étaient conscients que le sort de la révolution se jouerait en Allemagne. C’est exactement ce qui s’est vérifié entre 1919 et 1923. La défaite du prolétariat de ce pays a déterminé la défaite du prolétariat mondial. Et la terrible contre-révolution qui s’y est abattue par la suite, avec le visage barbare du nazisme, était avec le stalinisme l’expression la plus claire de la contre-révolution qui s’est abattue sur les ouvriers de tous les pays.

Après la Seconde Guerre mondiale, la division de l’Allemagne en deux, chaque morceau appartenant à un des grands blocs impérialistes, a permis des deux côtés du rideau de fer une destruction massive de la conscience dans les masses ouvrières, faisant du prolétariat allemand, pendant plusieurs décennies, non plus l’avant-garde, mais l’arrière-garde du prolétariat d’Europe sur le plan de la combativité et de la conscience.

Cependant, l’élément essentiel qui paralyse la classe ouvrière tout au long de cette période et permet le maintien de soumission idéologique au capitalisme est la "prospérité" que connaît ce système avec la reconstruction des économies détruites par la guerre.

Entre la fin des années 1940 et le milieu des années 1960, le capitalisme mondial connaît ce que les économistes et politiciens bourgeois ont appelé les "trente glorieuses" puisqu’ils comptent la période qui va de 1945 à 1975 (année marquée par une très forte récession mondiale), sans compter les difficultés qui s’étaient déjà manifestées en 1967 et 1971.

Nous n’allons pas examiner ici les causes ni de la croissance économique rapide de ces années ni celles de la fin de cette croissance, examen qui a fait l’objet de nombreux articles dans cette Revue internationale.15 Ce qu’il est important de signaler c’est que la crise ouverte qui commence à se développer à partir de 1967 (ralentissement de l’économie mondiale, récession en Allemagne, dévaluation de la Livre sterling, montée du chômage) constitue une nouvelle confirmation du marxisme, lequel a toujours :

• annoncé que le capitalisme était incapable de surmonter définitivement ses contradictions économiques, responsables, en dernier ressort, des convulsions du XXe siècle (et notamment des deux Guerres mondiales) ;

• considéré que les périodes de prospérité du capitalisme étaient celles où ce système avait les assises politiques et sociales les plus solides16 ;

• basé la perspective d’une révolution prolétarienne sur la faillite du mode de production capitaliste.17

En ce sens, la soumission idéologique de la classe ouvrière au capitalisme, l’ensemble des mystifications qui ont réussi à maintenir éloignées les masses ouvrières de toute perspective d’une remise en cause du capitalisme ne pouvaient être dépassées qu’avec la fin du "boom" d’après-guerre.

C’est justement ce qui est advenu en 1968.

La sortie de la contre-révolution.

Fin 1967, alors que tous les idéologues de la bourgeoisie continuaient de célébrer les fastes de l’économie capitaliste, alors que certains, qui pourtant se réclamaient de la révolution et même du marxisme, ne parlaient plus que de la capacité de la société bourgeoise à "intégrer" la classe ouvrière18, alors même que les groupes issus de la Gauche communiste qui s’était dégagée de la IIIe Internationale dégénérescente ne voyaient pas la moindre sortie du tunnel, la petite revue Internacionalismo (devenue la publication du CCI au Venezuela) publiait un article intitulé : 1968, une nouvelle convulsion du capitalisme commence, qui se concluait ainsi :

"Nous ne sommes pas des prophètes, et nous ne prétendons pas deviner quand et de quelle façon vont se dérouler les événements futurs. Mais ce dont nous sommes effectivement sûrs et conscients, concernant le processus dans lequel est plongé actuellement le capitalisme, c’est qu‘il n‘est pas possible de l’arrêter avec des réformes, des dévaluations ni autre type de mesures économiques capitalistes et qu‘il mène directement à la crise. Et nous sommes sûrs également que le processus inverse de développement de la combativité de la classe, qu’on vit actuellement de façon générale, va conduire la classe ouvrière à une lutte sanglante et directe pour la destruction de l’Etat bourgeois."

Le seul mais grand mérite de nos camarades qui avaient publié cet article était d’être restés fidèles aux enseignements du marxisme, lesquels allaient se vérifier magistralement quelques mois après. En effet, en mai 1968, éclatait en France la plus grande grève de l’histoire, celle où le plus grand nombre d’ouvriers (près de dix millions) allaient simultanément arrêter le travail.

Un événement d’une telle ampleur était le signe d’un changement fondamental dans la vie de la société : la terrible contre-révolution qui s’était abattue sur la classe ouvrière à la fin des années 1920, et qui s’était poursuivie pendant deux décennies après la Seconde Guerre mondiale, avait pris fin. Et cela s’est confirmé rapidement dans toutes les parties du monde par une série de luttes d’une importance inconnue depuis des décennies :

• l’automne chaud italien de 1969, baptisé aussi "mai rampant", qui voit des luttes massives dans les principaux centres industriels et une remise en cause explicite de l’encadrement syndical ;

• le soulèvement des ouvriers de Cordoba en Argentine, la même année ;

• les grèves massives des ouvriers de la Baltique en Pologne, durant l’hiver 1970-71 ;

• de multiples autres luttes les années suivantes dans pratiquement tous les pays européens et notamment l’Angleterre (le plus vieux pays capitaliste du monde), l’Allemagne (le plus puissant pays d’Europe et pays phare du mouvement ouvrier depuis la seconde partie du XIXe siècle) et même l’Espagne (soumise encore à l’époque à la dictature féroce du franquisme).

En même temps que se produisait ce réveil des luttes ouvrières, on pouvait assister à un retour en force de l’idée de la révolution, laquelle était discutée par de nombreux ouvriers en lutte, particulièrement en France et en Italie qui avaient connu les mouvements les plus massifs. De même, ce réveil du prolétariat s’est manifesté par un intérêt accru pour la pensée révolutionnaire, les textes de Marx-Engels et les écrits marxistes, notamment ceux de Lénine, Trotsky et Rosa Luxemburg, mais aussi ceux des militants de la Gauche communiste, comme Bordiga, Gorter et Pannekoek. Cet intérêt s’est concrétisé par le surgissement de toute une série de petits groupes tentant de rejoindre les positions de la Gauche communiste et de s’inspirer de son expérience.

Nous n’allons pas ici faire le tableau de l’évolution des luttes ouvrières depuis 1968 ni des groupes se réclamant de la Gauche communiste.19 En revanche, nous allons essayer de mettre en évidence pour quelles raisons ne s’est pas encore réalisée, trois décennies après, la prévision faite par nos camarades du Venezuela en 1967 : la "lutte sanglante et directe pour la destruction de l’Etat bourgeois."

Les obstacles qu’a rencontrés le prolétariat tout au long de ces trente dernières années ont été au fur et à mesure mis en évidence par notre organisation. Aussi la partie qui suit n’est fondamentalement qu’un simple résumé de ce que nous avons dit en d’autres occasions.

La première cause de la longueur du chemin qui conduit aujourd’hui à la révolution communiste est d’ordre objectif. La vague révolutionnaire qui avait démarré en 1917 et s’était étendue par la suite dans de nombreux pays était une réponse à une aggravation soudaine et terrible des conditions de vie de la classe ouvrière : la guerre mondiale. Moins de trois ans avaient suffi pour que le prolétariat, qui était entré dans la guerre "la fleur au fusil", complètement aveuglé par les mensonges bourgeois, commence à ouvrir les yeux et à redresser la tête face à la barbarie à laquelle il était confronté dans les tranchées, à la terrible exploitation qu’il subissait à l’arrière.

La cause objective du développement des luttes ouvrières à partir de 1968 est l’aggravation de la situation économique du capitalisme que sa crise ouverte contraint d’attaquer toujours plus les conditions de vie des travailleurs. Mais contrairement aux années 1930, où la bourgeoisie avait totalement perdu le contrôle de la situation, la crise ouverte actuelle ne se développe pas sur une période de quelques années mais à travers un processus couvrant plusieurs décennies. Ce rythme lent du développement de la crise résulte du fait que la classe dominante a tiré les leçons de son expérience passée et qu’elle a systématiquement mis en œuvre toute une série de mesures lui permettant de "gérer" la descente dans le gouffre.20 Cela ne remet pas en cause le caractère insoluble de la crise capitaliste mais permet à la classe dominante d’étaler dans l’espace et dans le temps les attaques qu’elle porte à la classe ouvrière tout en masquant pendant toute une période, y compris à ses propres yeux, le fait que cette crise n’a pas d’issue.

Le deuxième facteur permettant d’expliquer la longueur du chemin de la révolution pour la classe ouvrière est le déploiement par la classe dominante de toute une série de manœuvres politiques destinées à épuiser ses luttes et à contrecarrer sa prise de conscience. A grands traits on peut ainsi résumer les différentes stratégies de la bourgeoisie depuis 1968 :

• face à un premier surgissement des luttes ouvrières qui l’ont surprise, la bourgeoisie a mis en place la carte de "l’alternative de gauche", appelant les ouvriers à renoncer à leurs luttes pour permettre aux partis de gauche de mettre en œuvre une autre politique économique censée surmonter la crise ;

• après que cette politique ait paralysé pendant un certain temps la combativité ouvrière, le surgissement d’une nouvelle vague de luttes à partir de 1978 (par exemple en 1979, la Grande-Bretagne connaît, avec 29 millions de jours de grève, la plus forte combativité ouvrière depuis 1926) conduit la bourgeoisie des principaux pays avancés (particulièrement en Angleterre, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Italie) à mettre en œuvre la carte de la gauche dans l’opposition, où les partis qui se prétendent ouvriers et les syndicats qu’ils contrôlent développent un langage plus radical destiné à saboter de l’intérieur les luttes ouvrières ;

• cette politique explique en bonne partie le recul des luttes ouvrières à partir de 1981 mais ne peut empêcher la reprise de combats d’envergure dès l’automne 1983 (secteur public en Belgique, puis aux Pays-Bas, grève des mineurs anglais de 1984, grève générale au Danemark en 1985, grèves massives en Belgique au printemps 1986, grèves des chemins de fer en France de la fin 86, série de grèves en Italie en 1987, notamment dans le secteur de l’éducation, etc.)

La caractéristique la plus marquante de ces mouvements, et qui traduit une prise de conscience en profondeur au sein de la classe ouvrière, est la difficulté croissante des appareils syndicaux classiques à contrôler les luttes, ce qui se traduit par l’utilisation de plus en plus fréquentes d’organes se présentant comme non syndicaux, voire antisyndicaux (comme les "coordinations" en France et en Italie en 1986-88), mais qui ne sont en réalité que des structures "de base" du syndicalisme.

Tout au long de cette période, la bourgeoisie a déployé une quantité considérable de manœuvres destinées à contenir la combativité ouvrière et à retarder la prise de conscience du prolétariat. Mais dans cette politique anti-ouvrière, elle a été puissamment aidée par le développement d’un phénomène, la décomposition de la société capitaliste résultant du fait que si le surgissement historique du prolétariat à la fin des années 1960 avait empêché la bourgeoisie de donner sa propre réponse à la crise de son système, une nouvelle guerre impérialiste mondiale (comme la crise de 1929 avait débouché sur la seconde boucherie mondiale), il ne pouvait empêcher, tant qu’il n’avait pas renversé le capitalisme lui-même, l’ensemble des caractéristiques de la décadence de ce système de se développer toujours plus :

"Dans ce blocage momentané de la situation mondiale, l’histoire ne s’est pas arrêtée pour autant. Pendant deux décennies, la société a continué de subir l’accumulation de toutes les caractéristiques de la décadence exacerbées par l’enfoncement dans la crise économique alors même que, chaque jour plus, la classe dominante faisait la preuve de son incapacité à surmonter cette dernière. Le seul projet que cette classe puisse proposer à l’ensemble de la société est celui de résister au jour le jour, au coup par coup, et sans espoir de réussite, à l’effondrement irrémédiable du mode de production capitaliste. Privée du moindre projet historique capable de mobiliser ses forces, même le plus suicidaire comme la guerre mondiale, la société capitaliste ne pouvait que s’enfoncer dans le pourrissement sur pied, la décomposition sociale avancée, le désespoir généralisé."21

L’entrée du capitalisme en décadence dans la phase ultime de celle-ci, celle de la décomposition a pesé d’un poids négatif croissant sur la classe ouvrière tout au long des années 1980 :

"Au départ, la décomposition idéologique affecte évidemment en premier lieu la classe capitaliste elle-même et, par contrecoup, les couches petites-bourgeoises, qui n’ont aucune autonomie propre. On peut même dire que celles-ci s’identifient particulièrement bien avec cette décomposition dans la mesure où leur situation spécifique, l’absence de tout avenir, se calque sur la cause majeure de la décomposition idéologique : l’absence de toute perspective immédiate pour l’ensemble de la société. Seul le prolétariat porte en lui une perspective pour l’humanité et, en ce sens, c’est dans ses rangs qu‘il existe les plus grandes capacités de résistance à cette décomposition.

Cependant, lui-même n’est pas épargné, notamment du fait que la petite bourgeoise qu’il côtoie en est justement le principal véhicule. Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux diverses facettes de cette décomposition idéologique :

• l’action collective, la solidarité, trouvent en face d’elles l’atomisation, le ’chacun pour soi’, la ’débrouille individuelle’ ;

• le besoin d’organisation se confronte à la décomposition sociale, à la déstructuration des rapports qui fondent toute vie en société ;

• la confiance dans l’avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le ’no future’ ;

• la conscience, la lucidité, la cohérence et l’unité de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque.

Un des facteurs aggravants de cette situation est évidemment le fait qu’une proportion importante des jeunes générations ouvrières subit de plein fouet le fléau du chômage avant même qu‘elle n’ait eu l’occasion, sur les lieux de production, en compagnie des camarades de travail et de lutte, de faire l’expérience d’une vie collective de classe. En fait, le chômage, qui résulte directement de la crise économique, s’il n’est pas en soi une manifestation de la décomposition, débouche, dans cette phase particulière de la décadence, sur des conséquences qui font de lui un élément singulier de cette décomposition. S’il peut en général contribuer à démasquer l’incapacité du capitalisme à assurer un futur aux prolétaires, il constitue également, aujourd’hui, un puissant facteur de ’lumpénisation’ de certains secteurs de la classe, notamment parmi les jeunes ouvriers, ce qui affaiblit d’autant les capacités politiques présentes et futures de celle-ci. Cette situation s’est traduite, tout au long des années 1980, qui ont connu une montée considérable du chômage, par l’absence de mouvements significatifs ou de tentatives réelles d’organisation de la part des ouvriers sans emploi. Le fait qu’en pleine période de contre-révolution, lors de la crise des années 1930, le prolétariat, notamment aux Etats-Unis, ait pu se donner ces formes de lutte illustre bien, par contraste, le poids des difficultés que représente à l’heure actuelle, en raison de la décomposition, le chômage dans la prise de conscience du prolétariat."22

Dans ce contexte de difficultés rencontrées par la classe ouvrière dans le développement de sa prise de conscience allait intervenir fin 1989 un événement historique considérable, lui-même manifestation de la décomposition du capitalisme : l’effondrement des régimes staliniens d’Europe de l’Est, de ces régimes que tous les secteurs de la bourgeoisie avaient toujours présenté comme "socialistes" :

"Les événements qui agitent à l’heure actuelle les pays dits ’socialistes’, la disparition de fait du bloc russe, la faillite patente et définitive du stalinisme sur le plan économique, politique et idéologique, constituent le fait historique le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale avec le resurgissement international du prolétariat à la fin des années 1960. Un événement d’une telle ampleur se répercutera, et a déjà commencé à se répercuter, sur la conscience de la classe ouvrière, et cela d’autant plus qu’il concerne une idéologie et un système politique présentés pendant plus d’un demi-siècle par tous les secteurs de la bourgeoisie comme ’socialistes’ et ’ouvriers’. Avec le stalinisme, c’est le symbole et le fer de lance de la plus terrible contre-révolution de l’histoire qui disparaissent. Mais cela ne signifie pas que le développement de la conscience du prolétariat mondial en soit facilité pour autant, au contraire. Même dans sa mort, le stalinisme rend un dernier service à la domination capitaliste : en se décomposant, son cadavre continue encore à polluer l’atmosphère que respire le prolétariat. Pour les secteurs dominants de la bourgeoisie, l’effondrement ultime de l’idéologie stalinienne, les mouvements ’démocratiques’, ’libéraux’ et nationalistes qui bouleversent les pays de l’Est constituent une occasion en or pour déchaîner et intensifier encore leurs campagnes mystificatrices. L’identification systématiquement établie entre communisme et stalinisme, le mensonge mille fois répété, et encore plus martelé aujourd’hui qu’auparavant, suivant lequel la révolution prolétarienne ne peut conduire qu‘à la faillite, vont trouver avec l’effondrement du stalinisme, et pendant toute une période, un impact accru dans les rangs de la classe ouvrière. C‘est donc à un recul momentané de la conscience du prolétariat, dont on peut dès à présent (notamment avec le retour en force des syndicats) noter les manifestations, qu’il faut s’attendre. Si les attaques incessantes et de plus en plus brutales que le capitalisme ne manquera pas d’asséner contre les ouvriers vont les contraindre à mener le combat, il n’en résultera pas, dans un premier temps, une plus grande capacité pour la classe à avancer dans sa prise de conscience. En particulier, l’idéologie réformiste pèsera très fortement sur les luttes de la période qui vient, favorisant grandement l’action des syndicats."23

Cette prévision que nous avions faite en octobre 1989 s’est pleinement vérifiée tout au long des années 1990. Le recul de la conscience au sein de la classe ouvrière s’est manifesté par une perte de confiance en ses propres forces qui a provoqué le recul général de sa combativité dont on peut voir aujourd’hui encore les effets.

En 1989 nous définissions les conditions de la sortie du recul pour la classe ouvrière :

"Compte tenu de l’importance historique des faits qui le déterminent, le recul actuel du prolétariat, bien qu’il ne remette pas en cause le cours historique, la perspective générale aux affrontements de classes, se présente comme bien plus profond que celui qui avait accompagné la défaite de 1981 en Pologne. Cela dit, on ne peut en prévoir à l‘avance l’ampleur réelle ni la durée. En particulier, le rythme de l’effondrement du capitalisme occidental (dont on peut percevoir à l’heure actuelle une accélération avec la perspective d’une nouvelle récession ouverte) va constituer un facteur déterminant du moment où le prolétariat pourra reprendre sa marche vers la conscience révolutionnaire. En balayant les illusions sur le ’redressement’ de l’économie mondiale, en mettant à nu le mensonge qui présente le capitalisme ’libéral’ comme une solution à la faillite du prétendu ’socialisme’, en dévoilant la faillite historique de l’ensemble du mode de production capitaliste, et non seulement de ses avatars staliniens, l’intensification de la crise capitaliste poussera à terme le prolétariat à se tourner de nouveau vers la perspective d’une autre société, à inscrire de façon croissante ses combats dans cette perspective."24

Et justement, les années 1990 ont été marquées par la capacité de la bourgeoisie mondiale, et particulièrement son principal secteur, celui des Etats-Unis, de ralentir le rythme de la crise et de donner même l’illusion d’une "sortie du tunnel". Une des causes profondes du faible degré de combativité actuel de la classe ouvrière, en même temps que ses difficultés à développer sa confiance en elle et sa conscience réside bien dans les illusions que le capitalisme a réussi à créer sur la "prospérité" de son économie.

Cela dit, il existe un autre élément plus général permettant d’expliquer les difficultés de la politisation actuelle du prolétariat, une politisation lui permettant de comprendre, même de façon embryonnaire, les enjeux des combats qu’il mène afin de les féconder et de les amplifier :

"Pour comprendre toutes les données de la période présente et à venir, il faut également prendre en considération les caractéristiques du prolétariat qui aujourd’hui mène le combat :

• il est composé de générations ouvrières qui n’ont pas subi la défaite, comme celles qui sont arrivées à maturité dans les années 1930 et au cours de la Seconde Guerre mondiale ; de ce fait, en l’absence de défaite décisive que la bourgeoisie n‘a pas réussi à leur infliger jusqu‘à présent, elles conservent intacte leurs réserves de combativité ;

• ces générations bénéficient d’une usure irréversible des grands thèmes de mystification (la patrie, la démocratie, l’antifascisme, la défense de l’URSS) qui avait permis par le passé l’embrigadement du prolétariat dans la guerre impérialiste.

Ce sont ces caractéristiques essentielles qui expliquent que le cours historique actuel soit aux affrontements de classe et non à la guerre impérialiste. Cependant ce qui fait la force du prolétariat actuel fait aussi sa faiblesse : du fait même que seules des générations qui n’avaient pas connu la défaite étaient aptes à retrouver le chemin des combats de classe, il existe entre ces générations et celles qui ont mené les derniers combats décisifs dans les années 1920, un fossé énorme que le prolétariat d’aujourd’hui paie au prix fort :

• d’une ignorance considérable de son propre passé et de ses enseignements ;

• du retard dans la formation du parti révolutionnaire.

Ces caractéristiques expliquent en particulier le caractère éminemment heurté du cours actuel des luttes ouvrières. Elles permettent de comprendre les moments de manque de confiance en soi d’un prolétariat qui n’a pas conscience de la force qu’il peut constituer face à la bourgeoisie. Elles montrent également la longueur du chemin qui attend le prolétariat, lequel ne pourra faire la révolution que s’il a consciemment intégré les expériences du passé et s’est donné son parti de classe.

Avec le surgissement historique du prolétariat à la fin des années 1960 a été mise à l’ordre du jour la formation de celui-ci mais sans que cela puisse se réaliser du fait :

• du creux d’un demi-siècle qui nous sépare des anciens partis révolutionnaires ;

• de la disparition ou de l’atrophie plus ou moins marquée des fractions de gauche qui s’en étaient dégagées ;

• de la méfiance de beaucoup d’ouvriers à l’égard de toute organition politique (qu’elle soit bourgeoise ou prolétarienne)... une traduction d’une faiblesse historique du prolétariat face à la nécessaire politisation de son combat."25

Ainsi, on peut voir combien est long pour le prolétariat le chemin qui mène à la révolution communiste. Profondeur et longueur de la contre-révolution, disparition presque totale de ses organisations communistes, décomposition du capitalisme, effondrement du stalinisme, capacité de la classe dominante à contrôler la chute de son économie et à semer des illusions sur celle-ci. Il semble que, depuis trente ans, et même depuis les années 1920, rien n’ait été épargné à la classe ouvrière dans sa progression sur ce chemin.

La nature profonde des difficultés du prolétariat sur le chemin de la révolution.

A la fin de la première partie de cet article, nous avons évoqué les différents rendez-vous avec l’histoire manques par le prolétariat au cours du XXe siècle : la vague révolutionnaire qui a mis fin à la première guerre mondiale et qui s’est achevée par sa défaite, l’effondrement de l’économie mondiale à partir de 1929, la Seconde Guerre mondiale. On a vu que le prolétariat n’avait pas manqué le rendez-vous que l’histoire lui a donné à partir de la fin des années 1960 mais, en même temps, nous avons pu mesurer la quantité d’obstacles auxquels il s’est affronté depuis et qui ont ralenti d’autant son chemin vers la révolution prolétarienne.

Les révolutionnaires du siècle dernier, à commencer par Marx et Engels, pensaient que la révolution pourrait avoir lieu au cours de leur siècle. Ils s’étaient trompés et ils furent toujours les premiers à reconnaître leur erreur. En réalité, ce n’est qu’au début du XXe siècle que les conditions matérielles de la révolution prolétarienne ont été réunies, ce qui s’est confirmé par la première boucherie impérialiste mondiale. A leur tour, les révolutionnaires du début du XXe siècle pensaient qu’avec la présence de ses conditions objectives, la révolution communiste aurait lieu au cours de leur siècle. Eux aussi s’étaient trompés. Lorsqu’on passe en revue l’ensemble des événements historiques qui ont empêché que la révolution n’ait lieu jusqu’à présent, on peut avoir le sentiment que "le prolétariat n’a pas eu de chance", qu’il a été confronté à une suite de catastrophes et de faits défavorables, bien que non inéluctables pour chacun d’entre eux. C’est vrai que chacun de ces faits n’était pas écrit d’avance et que pour peu de choses, l’histoire aurait pu évoluer autrement. Par exemple, la révolution en Russie aurait pu tout aussi bien être écrasée par les armées blanches ; ce qui aurait évité que ne se développe le stalinisme qui a constitué le plus grand ennemi du prolétariat au cours du XXe siècle, le fer de lance de la plus terrible contre-révolution de l’histoire, dont les effets négatifs continuent à se faire sentir plus de trente ans après qu’elle n’ait pris fin. De même, il n’était pas inéluctable a priori que les alliés remportent la Seconde Guerre mondiale, relançant pour une très longue période la force de l’idéologie démo­cratique, qui constitue dans les pays les plus développés un des poisons les plus efficaces contre la conscience communiste du prolétariat. De même, dans une autre configuration de la guerre, le régime stalinien aurait pu ne pas survivre au conflit, ce qui aurait évité que l’antagonisme entre les blocs ne soit présenté comme l’affrontement entre capitalisme et socialisme. Nous n’aurions pas connu alors l’effondrement du bloc "socialiste" dont les conséquences idéologiques néfastes pèsent aujourd’hui d’un poids si fort sur la classe ouvrière.

Cela dit, l’accumulation de tous les obstacles qui se sont présentés face au prolétariat au cours du XXe siècle ne peut être considérée dans sa globalité comme une simple succession de "malchances" mais sont fondamentalement la mani­festation de l’immense difficulté que représente la révolution prolétarienne.

Un aspect de cette difficulté provient de la capacité de la classe bourgeoise à tirer profit des différentes situations qui se présentent à elle, à les retourner systématiquement contre la classe ouvrière. C’est la preuve que cette classe, malgré l’agonie prolongée de son mode de production, malgré la barbarie qu’elle ne peut empêcher de développer un peu partout dans le monde, malgré le pourrissement sur pied de sa société et la décomposition de son idéologie, reste particulièrement vigilante et sait faire preuve de la plus grande intelligence politique lorsqu’il s’agit d’empêcher le prolétariat d’avancer vers la révolution. Une des raisons pour lesquelles les prévisions des révolutionnaires du passé sur l’échéance de la révolution ne se sont pas réalisées est qu’ils ont sous-estimé la force de la classe dirigeante, particu­lièrement son intelligence politique. Aujourd’hui, les révolutionnaires ne pourront réellement contribuer au combat du prolétariat pour la révolution que s’ils savent reconnaître cette force politique de la bourgeoisie (notamment tout le machiavélisme qu’elle sait déployer quand nécessaire) et que s’ils mettent en garde les ouvriers contre tous les pièges que lui tend la classe ennemie.

Mais il existe une autre raison plus fondamentale encore de l’immense difficulté du prolétariat à parvenir à la révolution. C’est une raison qui était déjà signalée dans le passage si souvent cité du texte de Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte :

"Les révolutions prolétariennes (...) se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours... reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu‘à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta !"

Effectivement, une des causes de la très grande difficulté de la grande majorité des ouvriers à se tourner vers la révolution est le vertige qui les saisit lorsqu’ils pensent que la tâche est impossible tellement elle est immense. Effecti­vement, la tâche qui consiste à renverser la classe la plus puissante que l’histoire ait connue, le système qui a fait connaître à l’humanité un véritable pas de géant dans la production matérielle et la maîtrise de la nature se présente comme presque impossible. Mais ce qui donne le plus le vertige à la classe ouvrière c’est l’immensité de la tâche qui consiste à édifier une société radicalement nouvelle, enfin libérée des maux qui ont accablé la société humaine depuis ses origines, la pénurie, l’exploitation, l’oppression, les guerres.

Lorsque les prisonniers ou les esclaves portaient en permanence des chaînes aux pieds, ils s’habituaient souvent à cette contrainte au point d’avoir le sentiment qu’ils ne pourraient plus marcher sans leurs chaînes et, quelques fois, ils refusaient qu’on leur retire celles-ci. C’est un peu ce qui arrive au prolétariat. Alors qu’il porte en lui la capacité de libérer l’humanité, la confiance lui manque encore pour s’acheminer consciemment vers cet objectif.

Mais le moment approche où "les circonstances elles-mêmes [crieront] : Hic Rhodus, hic salta !" Si elle reste entre les mains de la bourgeoisie, la société humaine ne parviendra pas au prochain siècle, sinon en lambeaux et n’ayant absolument plus rien d’humain. Tant que cet extrême ne sera pas atteint, tant qu’il restera un système capitaliste, même plongé dans la plus profonde des crises, il subsistera nécessairement sa classe exploitée, le prolétariat. Et il subsistera par conséquent la possibilité que celui-ci, aiguillonné par la faillite économique totale du capitalisme, surmonte enfin ses hésitations pour s’attaquer à la tâche immense que l’histoire lui a confiée, la révolution communiste.

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1 Pour une présentation de Bordiga voir notre article de Débat avec le BIPR dans le numéro 103 de la Revue Internationale.

2 Karl Marx, Œuvres, Economie 1, Bibliothèque de la Pléiade, pages 161-162.

3 Ibid. page 173. Cette phrase du Manifeste communiste est d’ailleurs reprise dans le livre I du Capital (le seul publié du vivant de Marx) auquel elle sert de conclusion.

4 Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Editions sociales.

5 Rosa Luxemburg, L’ordre règne à Berlin, Œuvres II, Petite collection Maspero, pages 134-135.

6 Karl Marx, Manifeste communiste, Œuvres, Economie 1, Bibliothèque de la Pléiade, pages 162-163.

7 i. e. le XIXe siècle [NdR]

8 Lénine décrit de façon saisissante les conditions de la révolution : "Quelles sont d’une façon générale, les indices d’une situation révolutionnaire ? Nous sommes certains de ne pas nous tromper en indiquant les trois principaux indices que voici : 1) Impossibilité pour les classes dominantes de maintenir leur domination sous une forme inchangée ; crise du ‘sommet’, crise de la politique de la classe dominante, et qui crée une fissure par laquelle le mécontentement et l’indignation des classes opprimées se fraient un chemin. Pour que la révolution éclate, Il ne suffit pas, habituellement, que ‘la base ne veuille plus’ vivre comme auparavant, mais il importe encore que ‘le sommet ne le puisse plus’. 2) Aggravation, plus qu’à l’ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées. 3) Accentuation marquée, pour les raisons indiquées plus haut, de l’activité des masses, qui se laissent tranquillement piller dans les périodes ‘pacifiques’, mais qui, en période orageuse, sont poussées, tant par la crise dans son ensemble que par le ‘sommet’ lui-même, vers une action historique indépendante." ("La faillite de la IIe Internationale ", Œuvres, T.21)

9 Passage cité dans la Résolution sur la position envers les courants socialistes et la conférence de Berne, in Premier congrès de l’Internationale communiste, EDI.

10 Rosa Luxemburg exprimait clairement cette idée quand elle écrivait : "En Allemagne, pendant quatre décennies, nous n’avons connu sur le plan parlementaire que des ‘victoires’ ; nous volions littéralement de victoire en victoire. Et quel a été le résultat lors de la grande épreuve historique du 4 août 1914 : une défaite morale et politique écrasante, un effondrement inouï, une banqueroute sans exemple." (Œuvres II, Ecrits politiques 1917-18, Petite collection Maspéro)

11 Voir notre série d’articles sur la révolution allemande dans la Revue internationale entre les numéros 81 et 99.

12 Voir notre article Enseignements de 1917-23 : la première vague révolutionnaire du prolétariat mondial dans la Revue internationale n°80, 1er trimestre 1995.

13 Voir notre article : Allemagne de l’Est : l’insurrection ouvrière de juin 1953, dans la Revue internationale n°15.

14 Voir notre article : Lutte de classe en Europe de l’Est (1920-1970), dans la Revue internationale n°27.

15 Voir également notre brochure : La décadence du capitalisme.

16 "Ainsi, des faits eux-mêmes, il [Marx] tira une vue tout à fait claire de ce que jusque-là il n’avait fait que déduire, moitié a priori, de matériaux insuffisants : à savoir que la crise commerciale mondiale de 1847 avait été la véritable mère des révolutions de Février [Paris] et de Mars [Vienne et Berlin] et que la prospérité industrielle revenue peu à peu dès le milieu de 1848 et parvenue à son apogée en 1849 et 1850, fut la force vivifiante où la réaction européenne puisa une nouvelle vigueur." (Engels, Préface de 1895 aux Luttes de classes en France)

17 "Une nouvelle révolution ne sera possible qu’à la suite d’une nouvelle crise, mais l’une est aussi certaine que l’autre." (Marx, Les luttes de classes en France)

18 C’était le cas, notamment, de l’idéologue des révoltes étudiantes des années 1960, Herbert Marcuse, qui considérait que la classe ouvrière ne pouvait plus désormais constituer une force révolutionnaire et que le seul espoir de bouleversement de la société provenait des secteurs marginalisés de celle-ci comme les noirs ou les étudiants aux Etats-Unis ou les paysans pauvres du Tiers-Monde.

19 Un tel tableau a fait 1’objet de nombreux articles de notre Revue internationale. On peut signaler plus particulièrement la partie du rapport sur la lutte de classe du XIIe congrès du CCI publiée dans la Revue internationale n° 99.

20 Voir notre série d’articles : Trente ans de crise ouverte du capitalisme, dans les numéros 96 à 98 de la Revue internationale.

21 Révolution communiste ou destruction de l’humanité, Manifeste du IXe congrès du CCI. Sur cette question, voir plus particulièrement notre article : La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme, dans la Revue internationale n°62.

22 Ibid.

23 Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l’Est, Revue internationale n°60.

24 Ibid.

25 Résolution sur la situation internationale du VIe congrès du CCI, Revue internationale n°44.


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