L’article qui suit révèle des aspects importants de l’intrigue. Nous invitons les lecteurs qui souhaitent préserver l’effet de surprise du film à nous lire après son visionnage.
Le film de Stéphane Brizé récompensé au Festival de Cannes par le prix d’interprétation masculine a rencontré auprès du public un succès inattendu. Il montre le parcours d’un chômeur en fin de droits, Thierry, interprété par Vincent Lindon, contraint d’accepter un emploi de vigile, sorte de "kapo" de supermarché, qui le placera face à de pénibles dilemmes moraux.
Artistiquement, La loi du marché est une réussite indéniable. La scène d’ouverture tranche d’emblée avec les canons cinématographiques : caméra à l’épaule, le film fait volontairement l’effet d’un documentaire et nous plonge brutalement dans le difficile quotidien d’un chômeur. Cette manière originale de réaliser, s’appuyant sur le jeu remarquable de Vincent Lindon et la présence d’acteurs amateurs exerçant souvent le métier qu’ils interprètent à l’écran, donne à l’œuvre un aspect criant de vérité.
Une fiction réaliste ….
La violence du chômage, les humiliations permanentes, l’infantilisation pernicieuse et la peur du lendemain sont parfaitement exposées. Nombreux sont les ouvriers sans emploi à avoir essuyé la condescendance d’un employeur, à se faire recaler pour des raisons stupides, ou à encaisser stoïquement les séances de "coaching" organisées par l’État pour apprendre aux "loosers" à "mieux se vendre", c’est-à-dire à intérioriser la responsabilité de "l’échec" des "entretiens d’embauches". Mais si ce réalisme a certainement contribué au succès du film, la succession de scènes où règnent uniquement le chacun pour soi et la lutte de tous contre tous est symptomatique des limites idéologiques desquelles, en dépit de ses qualités, le film ne peut s’extirper.
La même ambiguïté est visible dans la seconde partie du film, lorsque Thierry finit par décrocher un emploi dans un supermarché. La brutalité de ce secteur est de notoriété publique : l’arrogance, le cynisme et le machiavélisme des cadres très satisfaits d’eux-mêmes est une réalité qu’aucun ouvrier de la grande distribution ne niera. La scène où un DRH, pour déminer toutes expressions de solidarité, explique sans sourciller aux employés que le suicide d’une caissière, qui venait justement d’être licenciée, a pour origine ses problèmes familiaux, fait d’ailleurs échos aux manipulations bien réelles lors de la vague de suicides à France Télécom en 2009.1 Néanmoins, si la véracité de ces situations saute aux yeux, la réalité ne se réduit pas qu’à ce cri de désespoir.
Ce pessimisme et l’absence de perspectives relèvent d’une intention de Stéphane Brizé qu’il exprime très consciemment dans une réalisation, certes remarquablement maitrisée, mais pleine de sens. Pas un plan, hormis le dernier, où l’horizon reste néanmoins bouché par les boutiques dominant un parking, n’a une profondeur de plus de quatre ou cinq mètres. Thierry est littéralement dos au mur en permanence, dans une ambiance claustrophobe qui ne doit absolument rien au hasard et qui cherche à exprimer l’impuissance de la classe ouvrière.
D’ailleurs, la seule expression de lutte collective est présentée, au début du film, sous les traits du syndicalisme, et plus particulièrement, sous ceux de l’inénarrable Xavier Mathieu, le cégétiste vedette qui s’employa en 2009 à enfermer les ouvriers de l’usine Continental dans une lutte corporatiste, stérile et épuisante. Un peu par lassitude, en réaffirmant qu’il était resté aux côtés de ses collègues pour résister tout un temps à la pression destructrice de l’entreprise, Thierry est obligé de se justifier face à la détermination culpabilisante du leader syndical de service. Il fallait qu’à la dure réalité des humiliations notre héros finisse par défendre qu’il n’est pas un "traître" ! Et ce n’est que pour "sauver sa santé mentale" qu’il décide de prendre lui-même en main son sort. Finalement, après bien des déboires et les péripéties ordinaires dignes du parcours du combattant, il trouve la "perle rare" : un emploi précaire de vigile ! De cette histoire triste et banale, on est amené à déduire que la débrouille individuelle s’avère la meilleure conseillère face à la "Loi du marché", c’est à dire celle du système capitaliste". Et c’est d’ailleurs drapé de solitude, face aux injustices, aux humiliations, au flicage imposé à ses propres collègues par la direction que le personnage finit par exprimer son rejet de manière isolée.
…qui enterre la lutte de classe
C’est en effet totalement seul, dégoûté, en son "âme et conscience", qu’il finira par déposer l’"uniforme" en quittant l’entreprise par la petite porte des vestiaires. Ici, derrière les intentions et l’indignation bien réelle, se trouvent encore les propres limites du film, se heurtant aux préjugés moralisateurs du réalisateur. En effet, la façon de partir de ce cas de conscience moral au niveau individuel induit un choix sacrificiel et surtout sans aucune perspective. Il est certes clair que certains emplois destinés au flicage des bagnes industriels, assumés comme tels, ne conduisent qu’en dehors ou pour le moins à la marge du prolétariat et de sa lutte. Il est clair que pour un prolétaire conscient, certains emplois ouvertement au service de la répression posent en effet clairement ce cas de conscience. Et c’est à ce niveau que réside toute l’ambiguïté du film. La réaction individuelle est rendue presque inévitable, tant la fonction oppose aux autres membres du personnel. Elle s’avère légitime même si sans perspective parce que totalement isolée. Le prisme individuel par lequel le film enferme le personnage n’est absolument pas celui par lequel procède la conscience de la classe ouvrière, même. Dans la réalité, un tel refus est souvent un luxe qu’on ne peut s’offrir que difficilement du fait du contexte de simple survie en temps de crise économique aigüe : d’autant plus quand on a une famille à nourrir avec un enfant handicapé à charge, comme c’est le cas dans le film. Assumer ici un emploi de vigile complique la donne et introduit une notion ouvertement morale. Thierry est amené, en acceptant ce travail, à agir directement du point de vue de la classe dominante par la contrainte, en porte à faux vis-à-vis de ses collègues et même de sa propre nature de classe. Il n’en est pas de même lorsque le travail n’implique pas directement cette responsabilité et ces choix brutaux. Par exemple pour les usines d’armement, la production et l’usage des armes, même si elles posent un cas de conscience, sont les décisions uniques de la bourgeoisie. Ce que les ouvriers ont à produire, ils le ne le décident pas eux-mêmes. Le prolétariat qui, de façon paradoxale, se retrouve obligé par la même contrainte du marché à travailler dans ces usines garde donc sa capacité critique et reste surtout capable de lutter collectivement de manière indépendante.
Le refus individuel contextualisé par le film, qui ne peut inverser le cours des événements, débouche en fin de compte sur la révolte du prolétaire transformé en "citoyen héroïque", celle liée aux préjugés de l’idéal démocratique de la société bourgeoise et probablement du réalisateur. L’acte est autant le produit du refus et de l’indignation légitime que d’une confiance inexistante entre salariés, d’une absence totale de solidarité. Même si, en redevenant chômeur, le personnage regagne la dignité de sa classe, comme simple prolétaire, il disparaît par contre aussitôt de la scène et le film s’achève ainsi. La résistance collective du prolétariat, la lutte de classe, ... tout cela n’a pas sa place ! Après plus de deux décennies de campagnes idéologiques poststaliniennes, deux décennies de propagande martelant la "fin de la lutte de classe" et la "mort du communisme"2, on mesure le sens de cette intense polarisation individuelle. Que signifie la lutte de classe aujourd’hui ? Elle est au musée et dans les poubelles de l’histoire ! Voilà le message confirmé qu’on peut déduire en creux de ce film.
Finalement, il va dans le sens de ce que se plaisent à marteler la bourgeoisie et ses politiciens qui profitent au maximum des faiblesses et des difficultés de la classe ouvrière aujourd’hui. C’est probablement là une des clefs permettant, au-delà de la valeur artistique du film et de la prestation de l’acteur, d’expliquer les raisons de sa promotion très médiatisée.
Courant Communiste International - http://fr.internationalism.org