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Après la déclaration Balfour, l’antisionisme du Bund polonais dans l’Entre-deux-guerres

posté le 16/07/17 Mots-clés  répression / contrôle social  histoire / archive  antifa 

Le Bund – l’Union générale des travailleurs juifs – de l’Entre-deux-guerres est peu étudié. La Révolution russe a avalé l’essentiel du Bund de la Zone de résidence [1] et les Bundistes polonais sont aujourd’hui considérés principalement dans la posture de futures victimes de l’extermination. Des simplifications et des raccourcis tentent juste de faire passer leur volonté d’émancipation sociale comme un simple succédané d’une vision qui serait finalement « messianique » et donc religieuse, au fond… tout à l’opposé des convictions de ses militants.

L’historiographie juive s’intéresse principalement aux mouvements sionistes et le Bund polonais est peu cité. On pourrait avoir l’impression qu’il était quantité négligeable ou, au mieux, qu’il faisait jeu égal avec les groupes sionistes. Pourtant, aux élections législatives de 1922, les voix qui se sont portées vers des partis juifs ont donné 82 % au Bund, 3 % au Poale Sion [2] de droite et 15 % à celui de gauche. Certes une partie des Juifs – y compris des révolutionnaires – militait dans des organisations non-juives, mais l’hégémonie du Bund dans la classe ouvrière, avec ses milliers de militants, ses syndicats, son réseau d’écoles laïques, est une réalité historique avérée.

Pourtant, dans la Pologne où vivaient 3 millions de Juifs, avec des régions où leur proportion dans la population dépassait souvent les 20 %, le Bund représentait l’essentiel du mouvement juif organisé, des syndicats, des journaux et de la culture yiddish.
Pourtant, ces militants juifs socialistes ont une histoire, ils ont lutté dans l’environnement difficile de la Pologne de Pilsudski. Le projet sioniste s’est principalement adressé à ces populations de l’Est européen finalement très réticentes ; en effet, le sionisme effectif était conçu « pour sauver les Juifs de l’Est ». En Europe de l’Ouest, il se résume principalement à un « palestinisme » distant qui collectait des fonds pour l’installation en Palestine de ces « pauvres Juifs de l’Est » qu’il fallait sauver des pogroms et ne concernait pas directement les Juifs français, belges, allemands ou britanniques.

En 1929, Emanuel Szerer [3], l’un des militants importants du Bund, publie Socialisme et sionisme. Il identifie clairement le sionisme comme un mouvement de la Bourgeoisie juive, hostile au mouvement ouvrier émancipateur, puisque l’émancipation – pour les sionistes – ne peut se faire en Europe, dans la « Galout » [4].

Pour lui, en Pologne comme en Angleterre et en Palestine, le sionisme est un ennemi politique.

Pologne, Angleterre, Palestine : trois sphères où combattre le sionisme

Avant 1917, le rêve de Herzl se traduit dans sa devise : « Wenn ihr wolt, so ist das keine Märchen » (Si vous le voulez, ce ne sera pas un rêve). Après la déclaration Balfour, commence pour les sionistes « l’ère de réalisation du sionisme ».

Le Bund le perçoit bien qui affirme qu’il faut combattre l’idéologie sioniste sous trois angles :

- pour la Pologne d’abord où le sionisme représente les intérêts de la petite couche de la Bourgeoisie juive qui somme le mouvement ouvrier juif de renoncer à une inutile lutte des classes ;

- sur son rapport avec avec la puissance britannique : le plaidoyer sioniste pour un État juif est là pour garantir les intérêts de l’impérialisme britannique ;

- pour la Palestine enfin, où éclatent les émeutes arabes de 1929. Le Bund analyse la position des poale-sionistes qui, en refusant de mener la bataille contre leur propre Bourgeoisie au sein du Yichouv [5], les condamne de fait à l’abandon de tout internationalisme et de toute solidarité réelle avec les Arabes palestiniens.

Pour le Bund, le sionisme, c’est l’idéologie de la Bourgeoisie juive

Durant dix ans de vie parlementaires à la diète polonaise, depuis la fin de la guerre, les députés sionistes ont voté contre la journée de huit heures et contre toute mesure de protection sociale… En fait, pour cette petite couche réactionnaire juive, toute défense des droits des ouvriers juifs est inutile puisque seul le projet national juif est la solution.
Un socialiste polonais, Adam Ciolkosz, s’émeut de cette situation et s’en ouvre aux dirigeants de l’Internationale socialiste, Émile Vandervelde et Léon Blum, favorables au sionisme. Il leur écrit :

« J’ai cru personnellement pendant longtemps que le sionisme signifiait la renaissance du sentiment de dignité nationale parmi les Juifs, qu’il signifiait l’aspiration sincère à recouvrer un toit au-dessus de leurs têtes. J’ai tiré un trait sur cette croyance. Le sionisme est une escroquerie à laquelle les dirigeants de ce mouvement s’efforcent d’éduquer le peuple juif dans l’isolement du sort du reste de la société au sein de laquelle il leur a été donné de vivre, qui, pour leurs intérêts du moment, vendent la foule qui est prête à les suivre aux réactionnaires et aux fascistes polonais […] Des éditions sionistes prônent une entente avec la Bourgeoisie polonaise contre les socialistes polonais et juifs. »

Le Bund dénonce les sionistes laïques qui collaborent systématiquement avec les juifs orthodoxes les plus rétrogrades [6]. Mais les sionistes polonais vont plus loin : en 1925, est conclu « l ’accord polono-juif » entre l’endecja, droite extrême du gouvernement Grabski, organisatrice de pogroms, et le « Cercle juif » : la reconnaissance de droits nationaux aux Juifs s’échangeant contre le soutien des sionistes au gouvernement de droite. Enterré quelques mois plus tard, cet accord fut violemment dénoncé par le Bund et les socialistes polonais. La reconnaissance de l’autonomie juive et de droits culturels nationaux des Juifs en Pologne que réclame le Bund, ne saurait s’obtenir dans une alliance avec les antisémites de l’extrême-droite polonaise. La Bourgeoisie sioniste se sert de l’antisémitisme mais a renoncé à le combattre.

En fin de compte, le sionisme est considéré comme une utopie réactionnaire, dont le Bund pense par ailleurs qu’elle est irréalisable.

Le sionisme pactise avec l’impérialisme britannique

Pour le Bund, la nature même du projet sioniste conduit ses partisans à rechercher l’appui des puissances dominantes et donc de l’impérialisme.

Dans les débuts, les sionistes se tournent vers l’Empire ottoman dont dépend la Palestine. Le Bund cite ainsi une brochure sioniste de 1912 qui explique :

« Nous, les Juifs, savons que nos aspirations ne se réaliseront qu’en coopérant avec la puissante Turquie. »

Mais le maître turc est trop fragile. Aussi, le dirigeant sioniste des années Trente, Nahum Sokolow [7] reprend-il les arguments impérialistes dans son Histoire du Sionisme :

« Vu d’Angleterre, la défense du canal de Suez peut être assurée en établissant en Palestine un peuple qui nous est dévoué et seul le retour des Juifs (en Palestine) sous la tutelle britannique peut nous fournir cette assurance ».

Emanuel Szerer – qui cite ce texte – dénonce bien évidemment cette subordination à l’impérialisme britannique.

Le Bund ne croit pas que la déclaration Balfour puisse aboutir réellement à un « foyer national juif » conséquent, principalement pour des raisons démographiques mais aussi à cause de la prise en compte de la population arabe dans la déclaration. Cependant, le travail de colonisation constante et systématique en Palestine est effectué comme par un sous-traitant, en quelque sorte, pour le compte de l’impérialisme britannique.

Les émeutes arabes de 1929 et la façon de traiter de la « question arabe »

Le conflit entre Arabes et Juifs en Palestine se traduit par des émeutes dès 1920 et 1921 – au moment où se négocie le mandat britannique incluant la garantie d’un foyer national juif – et reprend durant l’année 1929 marquée en particulier par un massacre à Hébron.

Ces émeutes contre les colons juifs font un peu plus de cent morts de chaque côté.

Dans cette situation, le Bund adresse une dure critique contre la pseudo « solidarité de classe judéo-arabe » hypocrite des poale-sionistes. Ces prétendus marxistes déclarent en effet que l’on ne peut mener la lutte des classes au sein de la société juive en Palestine : dans la constitution de l’État juif, la bourgeoisie juive n’est pas l’ennemi de l’ouvrier juif. Alors, demande Emanuel Szerer, quel est le sens de la « solidarité de classe » à laquelle Poale Sion appelle ?

« Solidarité contre qui ? Contre la bourgeoisie juive ? Non ! Puisque l’on ’’ne peut mener de lutte de classe contre elle’’. La solidarité judéo-arabe doit être tournée uniquement contre les classes possédantes arabes. En un mot : les poale-sionistes vont mettre en pratique une politique d’unité nationale juive, et les masses laborieuses arabes sont censées les y aider... » [8]

Cette union nationale juive le temps de création de l’État est évidemment pour les Bundistes un abandon total de l’internationalisme. La « gauche » sioniste développe l’illusion de la lutte pour une « Palestine juive socialiste » : la fondation du « foyer national des Juifs » accordé par Balfour et l’impérialisme britannique ne peut se faire comme elle le prétend « sur des bases socialistes ». Le Bund prédit que cela se fera sans nul doute sous la forme capitaliste.

« Le foyer national arabe – et donc également le foyer des masses laborieuses arabes- doit passer en totalité ou dans sa majeure partie dans des mains juives. Les sionistes – peu importe lesquels – ne veulent pas renoncer à ce but fondamental pour eux. Quant aux masses laborieuses arabes « solidaires » des poale-sionistes, qui lutteraient avec ces derniers, elles auraient pour tâche de collaborer à la réalisation du sionisme, et donc d’agir contre elles-mêmes. » [9]

En fin de compte, que ce soit en Pologne ou en Palestine, le sionisme, pour les bundistes, c’est la renonciation à la transformation socialiste du monde parce que ici comme là-bas, on abandonne le point de vue de classe, la solidarité avec les travailleurs du monde entier, au profit d’un nationalisme.

« Nous ne sommes pas un peuple élu ! »

En mai 1933, alors que les nazis sont parvenus au pouvoir en Allemagne, un autre dirigeant du Bund, Henryk [10], dénonce [11] dans le projet sioniste un nationalisme qu’il compare volontiers au fascisme.

« L’un de nos plus grands crimes aux yeux de la bourgeoisie juive consiste en ce qu’en l’espace des trente-cinq ans de notre existence, en tant que parti, nous n’avons pas cessé de défendre cette idée simple que nous, les Juifs, ne sommes pas un peuple élu, ni dans le bon ni dans le mauvais sens de ce terme, mais un peuple égal aux autres, et que, malgré la spécificité de notre histoire et des conditions socio-économiques de notre vie, nous sommes soumis aux mêmes lois qui régissent la vie des tous les autres peuples du monde. »

Et Henryk Erlich nous fournit une conclusion qui conserve sans doute une certaine actualité :

« Mais ce qui suscite un courroux particulier chez nos adversaires juifs nantis, c’est notre affirmation selon laquelle il existe un nationalisme juif qui est tout aussi hideux et tout aussi répugnant que celui des non-Juifs ; que si le nationalisme juif n’est pas, en général, sanguinaire, c’est uniquement par nécessité, et non par vertu. Lorsqu’une occasion se présentera, il pourra alors montrer ses dents et ses griffes d’une façon qui n’a rien à envier aux nationalismes des autres peuples. »

Dominique Natanson

Bibliographie :

- "Non, nous ne sommes pas un peuple élu !" - Sionisme et antisémitisme dans les années trente. La doctrine du Bund polonais dans les textes, traduction, introduction et notes : Engerran Massis, Acratie, 2016.
L’illustration de l’article et la plus grande partie des citations sont issues de cette publication.
- Nathan Weinstock, Le pain de misère, Histoire du mouvement ouvrier juif en Europe, tome 2, La Découverte, 2002 (1984).
- Henri Minczeles, Histoire générale du Bund : un mouvement révolutionnaire juif, Paris, Denoël, 1999.

[1] Région ouest de l’Empire russe, comprenant une partie de la Russie, la Pologne, l’Ukraine et les Pays Baltes, où les Juifs étaient cantonnés par le pouvoir tsariste de 1791 à 1917.

[2] Poale Sion est un mouvement se prétendant à la fois marxiste et sioniste, regroupant quelques cercles juifs minoritaires fondés dans l’Empire russe après que le Bund y a rejeté le sionisme en 1901. Après la Révolution russe, dans les années 1920, Poale Sion se divisa : la « droite » abandonnant la référence au marxisme et adhérant à l’Internationale socialiste et la gauche demandant – en vain – l’adhésion à l’’Internationale communiste.

[3] Emanuel Szerer (1901-1977), né à Cracovie dans une famille de culture yiddish, rejoint le Bund en 1918, intègre son comité central en 1935, est élu au Conseil municipal de Varsovie en 1938, fuit en Grande-Bretagne en 1939, puis s’établit à New-York. La guerre et l’extermination n’entament pas ses convictions antisionistes réaffirmées en 1947 lors de la conférence mondiale du Bund. Meurt aux États-Unis en 1977.

[4] La « Galout » (mot hébreu) signifie littéralement l’exil et désigne, pour les sionistes, tous les pays où vivent des Juifs à l’exception de la Palestine.

[5] Le « Yichouv » est le nom donné à la communauté juive présente en Palestine avant la création de l’État d’Israël.

[6] Dès sa naissance, le Bund était un parti socialiste laïque, s’opposant à ce qui lui paraissait réactionnaire dans la vie traditionnelle juive en Russie. Le parti, en rupture avec la tradition juive ancrée dans les communautés de l’Empire russe, se heurte à l’hostilité des rabbins qui condamnent les actions contre le tsarisme ou qui s’opposent aux grèves comme ce rabbin de Krynki, pendant la grève des tanneurs de 1903 (« De tels actes de protestation mettent le monde sans dessus dessous et votre union est une chose dangereuse. Vos leaders doivent être arrêtés. »).
Un autre aspect de cette rupture avec la tradition juive est une stricte égalité hommes-femmes dans le Bund, non exempte de puritanisme.

[7] Cité par Emanuel Szerer

[8] Emanuel Szerer, Socialisme et sionisme.

[9] Idem.

[10] Erlich Henryk Erlich (1903-1942), né dans une famille aisée de Lublin, rejoint le Bund comme étudiant en 1903. Il est élu en 1917 au Soviet de Petrograd où il représente le Bund. Il s’établit à Varsovie en 1918 et devient l’un des principaux dirigeant du Bund qu’il représente à l’exécutif de l’Internationale socialiste. Il est le rédacteur en chef de Di Naye Folkstsaytung. Il fuit en URSS en 1939, est arrêté, relâché en 1941, mais, bien qu’ayant accepté de participer au Comité juif antifasciste, il est à nouveau arrêté et se serait donné la mort dans sa prison le 14 mai 1942.

[11] Article paru dans Di Naye Folkstsaytung, Le Nouveau journal du peuple, le 5 mai 1933.


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