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Aum Neko, Thaïlandaise menacée de mort en France pour « lèse-majesté »

posté le 22/10/16 par  Laurence Defranoux Mots-clés  luttes sociales  antimilitarisme  solidarité  genre / sexualité  Peuples natifs  féminisme 

Les royalistes thaïlandais traquent jusqu’à Paris une étudiante de 22 ans, militante républicaine et réfugiée politique.

Sa bouche et ses joues lacérées par des dizaines de balles, un revolver et une réserve de munitions posés à côté de sa photo imprimée. C’est une des nombreuses menaces de mort qui ont poussé Aum Neko, 22 ans, à quitter la France, lundi, pour se cacher à l’étranger. Un peu avant l’annonce officielle de la mort du vieux roi Bhumibol, jeudi dernier, l’étudiante thaïlandaise en sociologie à Paris-VII, avait posté sur Facebook une vidéo où elle se réjouissait de la « mort du dictateur », appelait de ses vœux « un changement politique », et invitait les Thaïlandais qui, comme elle, militent pour l’instauration d’une république, à aller manifester pacifiquement.

Critiquer le roi, figure semi-divine adorée par la plupart des 67 millions d’habitants et protégée par une impitoyable loi de « lèse-majesté », a toujours été risqué. Mais depuis que le prince héritier a demandé un délai pour monter sur le trône, laissant le pays déboussolé aux mains d’un régent de 96 ans et sous la coupe de l’armée, au pouvoir depuis un coup d’Etat en 2014, l’hystérie domine. Le ministre de la Justice a appelé le peuple à « sanctionner socialement » ceux qui critiqueraient la monarchie, le vice-Premier ministre précisant que les sites, la presse et même les messageries personnelles seraient « surveillés 24 heures sur 24 ». Une surveillance qu’il voudrait étendre aux expatriés. Dans plusieurs régions, des gens, accusés d’avoir critiqué ou diffamé le roi, ont été sommés de s’agenouiller en criant « Vive le roi » par des foules enragées. Les vidéos se répandent tant sur Internet, que le Premier ministre, le général Prayuth, s’est inquiété mercredi du « tort causé à l’image du pays auprès des étrangers » par ces attaques. La chasse à l’homme s’est propagée jusqu’à Paris, prenant une tournure particulièrement dangereuse pour Aum Neko.
Huit millions de vues en une semaine

En quelques jours, sa vidéo a atteint près de huit millions de vues, et sa page Facebook, où elle pose seins nus avec le message « Non à la loi de lèse-majesté » a été bloquée sur le réseau thaïlandais. Jointe par téléphone dans l’hôtel où elle se cache, elle raconte : « Aussitôt, les royalistes ont écrit des commentaires très menaçants, appelant à me tuer, utilisant des insultes sexistes, me traitant de « meurtrière » « dangereuse pour l’unité nationale thaïe », alors que je suis contre la violence. » L’Organisation pour la collecte des déchets, un groupe ultraroyaliste qui traque les prodémocrates, a lancé un appel pour réclamer des informations sur la jeune femme, et a récolté 35 000 « likes ». « Mon adresse, celle de mes amis, mes goûts culinaires, ont été partagées sur les réseaux sociaux. Un Italo-Thaïlandais a même demandé qu’on lui envoie de l’argent pour l’aider à venir m’assassiner. » Unz pétition, lancée sur le site Change.org pour demander à l’université Paris-Diderot de l’empêcher de s’exprimer, a été signée par des milliers de personnes.

Après avoir reçu un message lui disant « Où es-tu ? On est derrière ta fac », elle s’est enfuie en banlieue. Le nom et l’adresse d’une amie accusée de l’héberger a été aussitôt publiée par le patron de l’Organisation de collecte des déchets, médecin et directeur d’un hôpital à Bangkok, avec un appel à délation. Dimanche, Aum Neko a quitté Paris après avoir déposé une plainte au commissariat. « Mardi, mes proches ont été interpellés à la division de la suppression du crime, à Bangkok. Leurs téléphones portables ont été fouillés, à la recherche de crimes de lèse-majesté, on les a forcés à me dire que je dois arrêter de m’exprimer. On leur a précisé que s’ils parlaient de ces menaces, la police ne garantirait pas leur sécurité », affirme l’étudiante.
L’uniforme, « moyen de répression sexuelle »

Oliver Pye, professeur au département d’études orientales de l’Université de Bonn, avait invité Aum Neko à une conférence en juin : « C’était déjà assez grave qu’elle soit obligée de s’exiler juste pour avoir critiqué la monarchie. Mais qu’un noyau dur de monarchistes la pourchasse jusqu’à Paris, alors qu’elle milite pour la république, est répugnant. L’espoir de la junte de voir l’Europe appliquer ces lois ridicules de lèse-majesté et l’extrader est risible. » Car Aum Neko, née homme sous le nom de Sarun Chuichai, n’est pas une inconnue des autorités thaïlandaises. Elle a commencé à militer à 19 ans à Bangkok, où elle était étudiante en art et en allemand, contre le port obligatoire des uniformes à l’école et dans les universités – chemise et pantalon pour les garçons, chemisier et jupe plissée pour les filles. Après sa première année, elle quitte la prestigieuse université de Chulalongkorn, « trop traditionnelle », où elle était obligée de porter l’uniforme masculin et les cheveux courts alors qu’elle avait déjà changé de sexe. A l’université de Thammasat, elle découvre que l’uniforme est encore obligatoire pour les examens, même si elle peut porter la version féminine.

La jeune fille s’appuie sur la théorie des rapports entre pouvoir et corps exposée par Michel Foucault dans Surveiller et punir, et sur les travaux de la philosophe américaine Judith Butler sur l’identité, la plastique et la soumission. Dans un pays ultratraditionnel, où les étudiants s’inclinent encore devant les enseignants, elle combat l’uniforme comme « moyen de contrôle idéologique et de répression sexuelle, qui oblige à se conformer à une vision du genre très conservatrice qui ne laisse pas de place aux homosexuels et aux queers, une forme de la dictature qui veut nous conformer dans notre pensée ». Elle exprime ces idées « partout où on peut poser des affiches », est invitée à la télévision, à des débats.
« Je suis une femme, pas un "troisième genre" »

Ses affiches lui valent une bordée d’insultes, qui redoublent quand on apprend qu’elle est transgenre. « J’ai été inquiétée sur les réseaux sociaux et dans la rue, c’était devenu risqué pour moi de sortir seule. Une enseignante en journalisme m’a traitée de "pute". Etre une femme est déjà très difficile dans une société aussi patriarcale, alors trans… Je dois toujours prouver que je suis une femme, et pas un "troisième genre". » Aum Neko n’a pas froid aux yeux, et multiplie les actions pacifiques pour dénoncer la profonde inégalité et la rigidité de la société thaïlandaise.

Un jour, une journaliste, proche des Chemises jaunes, les conservateurs, l’interroge sur des questions d’économie et de politique. Aum Neko répond que le problème majeur est l’interdiction de parler de « la corruption qui règne dans le réseau monarchique ». La famille royale possède en effet l’un des conglomérats les plus puissants du pays, évalué à près de 27 milliards d’euros, soit près d’un sixième du PIB, sans avoir de rendre de comptes. La journaliste porte plainte pour « crime de lèse-majesté », pour lequel l’étudiante risque quinze ans de prison, une affaire toujours pas jugée.


posté le  par  Laurence Defranoux   Alerter le collectif de modération à propos de la publication de cet article. Imprimer l'article

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