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Charlie et Marianne au service du pouvoir et de la pensé unique

posté le 29/09/18 Mots-clés  antifa 

Dans un article publié le 29 janvier 2016 dans Télérama et portant sur la nouvelle équipe de Charlie, l’excellent dessinateur Vuillemin déclarait : « Maintenant que Charlie a une audience internationale, le moindre pet qu’il fait prend des proportions énormes. Autant vérifier que la qualité soit correcte (…) Il y a de très bons dessins dans Charlie, mais il y en a aussi des moins bons, qui manquent de l’esprit marrant et sympa qu’il y avait dans les années 1980. Je chiais sur Charlie avant de les rejoindre, parce que je déteste Val, je pourrais toujours chier sur le journal aujourd’hui pour dire que certains dessins sont mauvais ! » Et de conclure : « Quitte à mourir pour un dessin, autant qu’il soit bon. Sinon, ça m’emmerderait. »

Et, hier, passant devant un kiosque à journaux, comme une grande partie de la France, consternée par autant de bêtise satisfaite étalée ainsi sur tous les murs, qu’ai-je pu voir (je ne reproduis pas le dessin, on l’a assez vu) ? Deux petits enfants écrasés sur la route, avec cette mention, vouée à resplendir quelques temps dans une vitrine du musée de la connerie avant d’être rapidement bazardée, j’espère du moins pour son auteur, dans le vide-ordure d’un oubli bien mérité : « l’islam, religion de paix… éternelle ».

Donc, bon, voilà, nous y sommes. Je ne sais pas ce qui a bien pu se passer dans la tête de monsieur Juin, l’auteur de ce chef-d’œuvre que Robert Ménard lui-même, connu pour son bon goût et sa connaissance subtile et profonde de la religion musulmane, a beaucoup apprécié. Tout ce que je peux voir, c’est ce que tout le monde a vu, sauf la presse mainstream, qui a généralement, comme d’habitude, fait comme si de rien n’était et regardé dans le vide cosmique pour voir un peu ce que devenait Jupiter : ce dessin est con, raciste, et pas drôle. Ça, et rien de plus. Il n’est la preuve d’aucun courage, simplement la marque d’une dramatique carence d’empathie, de sens critique et d’intelligence.

Car que penser de cette insulte, quand, au même moment, à Barcelone (ville extraordinaire, où j’ai eu la chance de vivre un an), ainsi que l’a rapporté Florence Aubenas, les manifestants rassemblés sur les Ramblas lors des hommages aux victimes ont jeté dehors les skins venus vomir leur xénophobie sur les charniers de l’attentat, et ont ensuite défilé en criant : « Les fachos dehors » et « Ni terrorisme, ni islamophobie » ? Je dois donc comprendre que monsieur Juin n’aurait pas été le bienvenu… J’espère qu’en voyant ces images d’un peuple refusant fièrement de sombrer dans la haine que leur opposent les fanatiques, ce dessinateur, duquel j’espère qu’il n’est pas aussi abruti que ce dessin peut le laisser le supposer, s’est pissé dessus de honte, et qu’il reviendra vers nous dans de meilleures dispositions. Je lui suggère de lire un peu, ça ne fait jamais de mal. Et de préférence, autre chose que les œuvres complètes d’Eric Zemmour ou l’intégrale du Crapouillot ; pourquoi pas Le Bazar Renaissance, de l’historien Jerry Brotton, qui montre que l’Europe est sortie de l’ère médiévale et de son relatif obscurantisme grâce aux apports de l’Orient et de l’islam ? Ou un recueil de quatrains d’Omar Khayam ? Ou quoi que ce soit qui lui permettra de hisser sa réflexion au-dessus de celle d’un Hanouna qui tenterait laborieusement d’élaborer une pensée théologique...

Et jeter un oeil à la presse ne serait pas un luxe non plus. Car faut-il rappeler à monsieur Juin que la plupart des victimes du terrorisme, sur cette planète, sont de confession musulmane ? Que les fanatiques assassinent avant tout au Moyen-Orient ? Que les Musulmans sont les premiers à pâtir de l’instrumentalisation de leur croyance par une poignée ultra-minoritaire de cinglés sans foi ni loi, et ignorants du fait que le Coran interdit formellement de répandre le sang de qui que ce soit ?

Mais je réalise un oubli de ma part. J’ai écrit, plus haut, que la presse maintream était restée de marbre face à ce pitoyable gribouilli xénophobe. Toute la presse ? Que non ! Il aurait été étonnant que Marianne, organe officiel de la dénonciation hystérique de la cinquième colonne islamogauchiste, passe à côté d’une si belle occasion de monter sur ses grands chevaux (pur-sang Percherons ou ce que vous voulez, mais surtout pas Arabes), afin de rajouter une pelletée d’ordure à celles déjà versées par Charlie sur les dépouilles des victimes de Barcelone, et de s’exclamer, sous la plume acerbe d’un certain Dion, directeur adjoint de publication, dont la pertinence et la puissance de l’analyse n’a visiblement rien à envier à celle de la chanteuse québécoise homonyme : « Caricatural ? Evidemment. Malvenu ? Ça se discute. Mais de là à lapider Charlie à coups de pierres verbales sous prétexte d’amalgame déplacé, d’injure aux musulmans ou de crime de lèse-religion, il y a un pas qu’il serait dangereux de franchir. C’est pourtant l’exercice auquel se sont livrés quelques hommes politiques ou commentateurs à l’esprit embrumé par le soleil du mois d’août. Pour un journal inspiré de la tradition bête et méchante, il n’y a forcément aucune limite, si ce n’est le respect de la loi. Pour le reste, l’excès est de rigueur, ou alors il faut changer de métier. Un caricaturiste qui ne peut pas caricaturer est un dessinateur au chômage, ou (auto)censuré. On laissera ce genre de pratique aux pays où les Dieux et les puissants sont intouchables, qui sont plus nombreux qu’on ne le croit (les pays, pas les Dieux) » Il n’y a pas grand-chose à ajouter à des propos qui témoignent d’une sorte de cristallisation de la connerie à un état chimiquement pur, de peur d’en briser le fragile équilibre si brillamment obtenu par notre alchimiste ; je dirai simplement, à propos de cette phrase-là : « Pour un journal inspiré de la tradition bête et méchante, il n’y a forcément aucune limite, si ce n’est le respect de la loi », que, pour autant que je m’en souvienne, l’appel à la haine raciale est condamnable, dans le droit français… à bon entendeur. Quand Minute titrera à nouveau : "Taubira retrouve la banane", quelle liberté de ton, quelle dérision, j’espère que notre vibrant apologiste de l’humour sans limites nous régalera de sa verve pour donner renfort à ces hérauts méconnus de l’esprit "bête et méchant". Après tout, pourquoi les dessinateurs de Charlie seraient les seuls à pouvoir goûter aux joies de la vanne raciste décomplexée ?

Bref. Pour conclure, je vais me permettre de reprendre une partie du papier que j’avais pondu, il y a quelques temps, sur la laïcité et « l’esprit Charlie » : « Le 8 janvier, sur un plateau de France 5, le peu sympathique Richard Malka s’exclame : « ça fait des années qu’on souffre, à Charlie Hebdo, vous savez, de la petite lâcheté du ‘mais’. La liberté d’expression et de caricature, c’est bien mais, mais il ‘faut pas me provoquer, il ne faut pas parler de ça, mettre de l’huile sur le feu, mais vous allez trop loin. La laïcité c’est bien, mais attention, ce sont, c’est vous les intégristes de la laïcité ». Et de conclure : « C’est pas nous les intégristes ». Vraiment ? Le 30 mars 2016 le tout aussi peu sympathique Riss, dans un édito improbable de connerie satisfaite et haineuse mettant en scène un boulanger bien-de-chez-nous remplacé par un autre, Arabe, chez qui on ne vend plus de sandwichs au jambon (une scène de la vie quotidienne sur Pluton, je suppose), écrit quant à lui : « Depuis la boulangerie qui vous interdit de manger ce que vous aimiez jusqu’à cette femme qui vous interdit de lui dire que vous la préfériez sans voile, on se sent coupable d’avoir ces pensées. Dès cet instant, le terrorisme commence son travail de sape. La voie est alors tracée pour ce qui arrivera ensuite. » Donc : le silence coupable entretenu devant le grand remplacement islamogauchiste est ce qui fait le lit du fondamentalisme musulman actuellement occupé à saper les bases de notre société -et du jambon-beurre, victime expiatoire.

Que cette saillie (je précise que tout le papier est du même tonneau, voire pire, associant allégremment Tarik Ramadan, un boulanger Arabe, une femme voilée, bref tous les musulmans, au terrorisme) soit essentialiste et raciste, c’est indéniable. Qu’elle vienne d’un homme ayant souffert dans sa chair de l’extrémisme religieux ne change rien à l’affaire, j’en suis désolé –une connerie raciste est une connerie raciste, point à la ligne, on peut, et on doit, bien entendu, la comprendre, voire l’excuser, mais il est important de la reconnaitre pour ce qu’elle est. Mais le moins que l’on puisse dire est que cette honteuse logorrhée de fin de soirée au bar PMU d’Hénin-Beaumont n’a guère suscité (quelques encarts ici ou là, et un article outré d’Acrimed mis à part) la vague d’indignation à laquelle on aurait pu s’attendre. Et ce, pour des raisons très simples. Cela fait bien longtemps, depuis Philippe Val en fait, que l’islamophobie notoire de Charlie (pour ceux qui en douteraient encore, je renvoie aux excellents papiers de deux anciens de l’hebdomadaire, Olivier Cyran : Pas raciste, Charlie Hebdo ? Si vous le dites, publié par Article 11 ; et Mona Chollet : L’Obscurantisme beauf, publié sur Périphérie) est passée sous silence et/ou accueillie par beaucoup avec une bienveillance bonhomme. Les attentats (ignobles et injustifiables, est-il utile de le préciser) n’ont rien arrangé à l’affaire. Pire : même après que fut passé un temps de crispation, somme toute logique, caractérisé par un assentiment quasi-obligatoire à la Sainte-Parole laïque de Charlie, plus de deux ans après, on ne peut pas dire que la pression soit retombée. « L’esprit Charlie », cette vaste arnaque nationale qui a vu les élites gouvernementales et intellectuelles instrumentaliser sans scrupule une émotion collective sincère afin d’en faire une fabrique du consentement à rythme industriel, fait toujours référence. Encore et toujours, les dessinateurs actuels de Charlie, sachant que les plus modérés ont claqué la porte suite au conflit qui a eu lieu au sein de la rédaction à propos de la répartition des sommes folles engrangées par les évènements, sont tenus pour les héros de notre modèle républicain de laïcité et de liberté d’expression. Alors que ce sont ceux-là même qui, en roue libre, se permettent tous les excès dans un contexte de vive hostilité –savamment entretenue par les incendiaires du « on peut plus rien dire »- de la société civile vis-à-vis d’un islam devenu aujourd’hui, plus que jamais, un bouc émissaire idéal.

Quand une nation laisse à une poignée de xénophobes (terme plus approprié ici que le terme « raciste ») le soin d’incarner, à eux seuls, le concept de laïcité, dont la définition duquel ils deviennent en quelque sorte les garants, distribuant satisfécits et bons points au grès de leur humeur, ça, c’est laïque, ça, c’est la France Républicaine, ça, ça ne l’est pas, bref, en gros, ça (Caroline Fourest), c’est un défenseur des nos valeurs sacrées, et ça (Emmanuel Todd) c’est un odieux islamogauchiste, il y a un problème, que bon nombre de nos intellectuels seraient bien inspirés de commencer à considérer un peu sérieusement. Faute de quoi, tout ceci finira par réellement nous sauter à la gueule.

Car la laïcité à la Charlie, qu’est-ce donc ? Tout simplement : l’impossibilité du dialogue. Malka, le lendemain des attentats, l’a bien dit : il ne veut plus entendre de « mais ». Plus de « Charlie, d’accord, mais ». Plus de « la laicité, d’accord, mais ». Déclaration hallucinante, que la seule douleur ne suffit pas à expliquer. Car ce refus du « mais », soit l’une des locutions les plus fondamentales du débat démocratique, porte en lui tous les germes d’une radicalisation tout azimut, en ce qu’il tient pour évident a priori que certains débats ne valent même pas la peine d’être tenus ; l’idée de cette forme bien particulière de laïcité, qu’on est en droit de juger totalitaire, serait donc la suivante : « soit avec moi, soit contre moi ». Soit Charlie, soit non-Charlie –donc : hors du spectre démocratique compris entre Bat ye’or et Bernard-Henri Levy. Une position pour le moins maladroite, alors même que jamais le principe de laïcité ne s’est fait plus excluant, et qui est susceptible –c’est d’ailleurs ce qui arrive- de jeter certains croyants peu désireux de trancher aussi facilement entre leur Foi et la laïcité dans les bras du communautarisme, quel qu’il soit. Et qui pourrait leur en vouloir ? Personnellement, mes opinions anarchistes, par exemple, valent plus pour moi que les lois de cette république très imparfaite ; si l’on me demande de choisir, ce sera vite vu. Pour un croyant, de même, la foi, donc la conscience, est quelque chose d’intime, de structurant : demander de prendre parti entre ça, et une laïcité perçue à juste titre comme inique et oppressante, c’est se vouer sans trop de chance de se tromper à toutes les désillusions.

Ma laïcité, ainsi, ce n’est pas celle d’une bande de mâles dominants ravis de se gondoler en griffonnant des Petits Mickeys offensants –et, surtout, bien souvent, pas drôles- injuriant une culture minoritaire. Ce n’est pas celle du refus du dialogue avec toutes les religions, et en premier lieu avec l’Islam, au prétexte de la mise au rencard de ces vieilleries « moyenâgeuses » hors de l’espace public. En tant qu’athée respectueux et spirituellement curieux, les blagues sur les religions peuvent me faire rire, jusqu’à un certain degré, mais le muslim-bashing et le fait de tenir tous les croyants pour des crétins néanderthaliens trop demeurés pour avoir perçu la sainte lumière de l’athéisme, très peu pour moi ».

Aujourd’hui, hélas, je ne peux que persister et signer. En précisant que, bien entendu, la liberté d’expression, c’est aussi de permettre à Minute d’exister, et de s’assurer que personne ne s’en prenne physiquement à eux à cause de leurs idées rassies. Mais hors de question pour moi de tenir des cons racistes pour des héros.

M.D.

P.S. : pour ceux qui n’auraient pas la motivation nécessaire à la lecture du bouquin de Brotton, sur le même thème, un article très intéressant du poète, écrivain et chercheur Abdelwahab Meddeb, L’Europe et l’islam, est disponible en ligne sur le site du Cairn (https://www.cairn.info/revue-etudes-2011-4-page-499.htm). Il se conclut ainsi : "Tocqueville terminait son rapport [sur l’Algérie coloniale] en disant qu’en privilégiant l’ignorance et l’obéissance, on faisait le lit du fanatisme, et que le fanatisme, on ne savait ni ne pourrait le gérer". Dont acte.


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