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De l’esclavage au travail forcé dans les prisons

posté le 19/04/16 par Hélène Y. Meynaud Mots-clés  répression / contrôle social  réflexion / analyse 

De l’esclavage au travail forcé dans les prisons : apports d’Angela Y. Davis
par Hélène Y. Meynaud

Si l’esclavage a été juridiquement aboli aux États-Unis en 1865 par le 13e amendement à la Constitution, s’inscrivent dans son prolongement la criminalisation des Noirs [1] et leur affectation dans le système des prisons où ils subissent une double peine : la privation de liberté et le travail obligatoire, pratiquement sans rémunération. Ce dispositif n’est pas nouveau en réalité, certaines prisons étaient déjà privatisées en 1840, par exemple en Alabama, et pouvaient entièrement dépendre d’un planteur. Au-delà de ce constat, Angela Y. Davis analyse l’apport philosophique de penseurs noirs américains du xixe siècle à partir de leurs représentations du système des prisons et du travail des condamnés, débattant de manière trans-historique, avec eux 

Après la fin de l’esclavage, la confiscation de la citoyenneté

Frederick Douglass, lui-même ancien esclave et condamné pour un vol, est un penseur optimiste. Il écrit en 1846 que les crimes commis par les Noirs ne sont que la conséquence de la période de l’esclavage et disparaîtront avec, estimant que les conditions matérielles des Noirs iront en s’améliorant grâce au progrès matériel et spirituel et que l’accès au droit de vote les libérera. Il s’inspire en cela de la philosophie des lumières. Selon Angela Y. Davis au contraire, les vingt années qui suivent l’abolition voient la mise en place de conditions nouvelles de servitude, qui empêcheront les anciens esclaves d’accéder pleinement au statut de citoyen américain. Ainsi les Black Codes qui remplacent les Slave Codes pénalisent de nombreuses incartades, telles que l’absence au travail, et bien d’autres. Au Mississippi, les codes noirs permettent de déclarer « vagabonde » toute personne qui « était coupable d’un vol, s’était enfuie de son travail, était ivre, négligeait son travail et sa famille, était désordonnée, provocante par sa conduite ou ses discours ». Ainsi le vagabondage était-il défini comme un crime noir, puni de prison et, par conséquent, du travail forcé. En 1876, cet État érigera la Pig Law « loi du cochon », classant le vol de bétail ou de porcin parmi les larcins majeurs entraînant cinq années de pénitencier. En 1883, Douglass décrit même des cas où des meurtres sont commis par des Blancs déguisés en Noirs, et pour lesquels sont condamnés des Noirs, étrangers à ce crime. Angela Y. Davis souligne que de tels comportements sont encore courants dans les années 1990, et l’on peut alors parler du capital de blancheur facilitant de tels abus. Grâce à ces mesures, les prisons se remplissent.

Des prisons de l’esclavage à l’esclavage des prisons

Jusqu’en 1888, Douglass reste relativement silencieux par rapport au louage des condamnés et au peonage [3], qui est une re-confiscation de la liberté politique à peine conquise par les Noirs quand ces derniers, une fois condamnés, sont mis au service d’anciens esclavagistes. Il observe alors les conditions de travail des prisonniers noirs et constate surtout que les faits qui conduisent les Noirs en prison ne sont pas reprochés aux Blancs. Lorsque les anciens esclaves envisageront collectivement d’émigrer vers le Nord plus libéral, Douglass, membre du parti républicain, s’y opposera même fermement, considérant que la richesse du Sud a été créée par les Noirs et qu’ils représentent le seul véritable potentiel de progrès de ces États.

Angela Y. Davis le critique pour la mollesse de ses positions, sinon sa myopie, au moment où les Noirs ont tellement besoin de soutien. Les condamnés sont en effet souvent payés en monnaie de singe, devenant captifs de leur employeur et éminemment vulnérables. Durant cette période de ségrégation rigide – les Blancs dans les prisons, les Noirs dans les camps de travail –, il aborde la question des femmes noires qui vivent et travaillent dans les camps où les hommes (blancs et noirs) sont majoritaires. Celles-ci sont non seulement physiquement maltraitées, mais aussi sexuellement abusées par les prisonniers et les gardes, ce qui en dit long sur leur absence de droits.

Frederick Douglass s’exprimera davantage sur le lynchage, vraisemblablement parce que lyncher peut-être considéré comme un acte aberrant et chaotique, réalisé en dehors du cadre de la loi. Une foule peut impunément, par la force, extraire un homme emprisonné, le pendre, le battre à mort, le fusiller ou le brûler.

À Douglass, Angela Y. Davis préfère largement W. E. B. DuBois, un penseur activiste. Elle découvre dans son œuvre la critique la plus sévère et la plus explicite du système des prisons des États-Unis. Il raconte en 1901 dans son livre Black Reconstruction comment, la Guerre civile ayant vidé les prisons des hommes blancs partis combattre, les anciens esclaves y seront installés et mis au travail. Il ajoute que tout le système répressif est conçu pour garder au travail les affranchis et les intimider. W. E. B. DuBois décrira le système de louage des condamnés comme un héritage structurel de l’esclavage : « l’esclavage dans des mains privées de personnes condamnées par les Cours de justice pour des crimes et/ou une mauvaise conduite ». Avant l’abolition, les Cours ne jugeaient pas les esclaves. Il s’agit ensuite d’apprendre à juger ces hommes libérés et « réduire l’homme libre à la condition de serf ». Personne ne sachant où mettre cette multitude de condamnés, des lois furent votées au Sud autorisant le louage des condamnés aux plus offrants.

Néanmoins, W. E. B. DuBois rejoint Douglass lorsqu’il pense que l’obtention de droits politiques est la condition sine qua non de la libération des Noirs, il souhaite l’avènement d’un système de sanction juridique ne comportant pas de biais racial.

La critique du système de louage des condamnés

En 1911, L’Association nationale des prisons, plus clairvoyante, reconnaît ouvertement les liens entre le système des prisons et l’esclavage :

« Le statut du condamné est celui de la servitude pénale, le dernier vestige de l’ancien système d’esclavage. Avec ses sanctions dans la Common Law, sa régularisation dans les actes de la législature, et sa reconnaissance implicite dans la constitution des États-Unis, cela continue sans être contesté et sans questionnement, comme une institution fondamentale, supposée être nécessaire à la continuation de la stabilité de notre structure sociale. [4]

Matthew Mancini, auteur du livre One Dies, Get Another (L’Un meurt, prends-en un autre), va plus loin encore dans l’analyse de l’importance du louage. Selon lui, la plus-value créée avec les prisonniers est plus élevée que celle obtenue avec les esclaves des plantations, dont on devait loger et nourrir toute la famille. Angela Y. Davis émet l’hypothèse que si le coût des esclaves avait permis de les acheter à très bon marché, on en serait peut-être arrivé à une situation de génocide, où les planteurs auraient fait travailler les Noirs jusqu’à épuisement complet. Ce qui fut parfois le cas.

Un autodidacte et intellectuel organique, au sens gramscien, D. E. Tobias [5], écrira un essai sur le louage. Considérant l’importance du bulletin de vote, il pense que le louage, comme système utilisé intensément, finira par priver indéfiniment les Noirs de leurs droits de citoyens et de leur pouvoir politique potentiel.

En 1901 également, Mary Church Terell dénoncera [6] le lynchage et le louage des condamnés. Pour attirer l’attention sur la situation des femmes noires en prison, elle choisira de décrire la vie équivalente de femmes blanches également incarcérées, afin que cela puisse enfin déclencher une réaction d’indignation plus large.

Au début du xxe siècle, le mouvement abolitionniste du louage des condamnés – qui sera aboli en 1920 en Alabama – tentera de réfuter les aspects essentialistes de la criminalité noire pour s’opposer à la montée des idées eugénistes et des « sciences racistes ». Mais ses auteurs n’examineront pas le rôle du réseau pénitentiaire et des camps de travail, se concentrant eux aussi sur le lynchage, manquant ainsi une occasion d’interprétation, en ne voyant pas que l’esclavage et la servitude involontaire sont concentrés sur les prisonniers noirs.

Angela Y. Davis décèle une même réticence à parler de la servitude pénale dans les propos de cercles intellectuels noirs d’aujourd’hui, portée par l’absence de référence intellectuelle forte dans l’histoire de la pensée, qui les empêche d’analyser la prison comme le complexe industriel qu’elle est devenue.

Criminalité et racisme masqué

Après quarante ans d’action des mouvements antiracistes, l’expression du racisme « à l’ancienne » n’est plus tolérée, il n’est plus possible de l’afficher socialement. En 1997, Angela Y. Davis théorise cependant la continuation de l’esclavage des Noirs [7] à l’intérieur des murs des prisons, décrivant l’occultation du racisme, son évacuation des débats politiques. L’étiquette de raciste est désormais réservée aux activistes noirs tels que Farakhan. Selon elle, l’opinion est appelée à ne plus aborder la question de la réalité ou de la persistance de la relation de pouvoir, fondée sur une base raciale – race blindness –, ce qui empêche de voir la gravité et l’ancrage du racisme contemporain. La responsabilité des problèmes d’inégalité sociale est donc renvoyée à la culture de la pauvreté et au monopole noir de la criminalité. En fait, le racisme explicite est remplacé par un racisme camouflé et calfeutré dont l’influence est équivalente. Angela Y. Davis indique que la prison est devenue le site idéal où l’on trouve simultanément production et « invisibilisation » du racisme.

Elle perçoit les discours sur le crime comme une mascarade du racisme derrière laquelle se mobilisent anciennes et nouvelles peurs. Selon les partisans de l’incarcération, le remplissage des prisons ferait baisser la criminalité. L’élite noire est invitée à cautionner les lois de criminalisation des Noirs. Or, l’impact des emprisonnements sur les vies des jeunes hommes noirs, mais aussi latinos ou indiens indigènes, de plus en plus nombreux et pour des périodes de plus en plus longues, n’est jamais mesuré. De la même façon, on ne mesure pas l’impact de ce qu’elle désigne en termes d’industrie de la punition sur la reproduction du crime. En 1997, 5,1 millions de jeunes sont incarcérés, libérés sur parole ou en probation : ce sont 32,2 % des jeunes Noirs et 12,3 % des jeunes Latinos entre vingt et vingt-neuf ans. Ils ne bénéficient pas de leurs droits civiques, et ne peuvent pas prendre une part active aux débats politiques. Parmi eux, les femmes noires, dont le nombre croît plus vite que celui des autres groupes. Angela Y. Davis en arrive à la conclusion que c’est la race noire elle-même qui est criminalisée.

Les communautés noires étant dévastées par l’usage du crack et des armes, le fantasme idéologiquement construit du Noir dangereux passe d’une image, faite de sexe violent, à une autre, fondée sur la peur du crime, peur façonnée et savamment entretenue. Cette peur du crime mise en scène, on somme le peuple noir d’imaginer le peuple noir comme son ennemi.

La prison à vie, la naturalisation du noir comme criminel

La loi qui condamne, à la prison à perpétuité, qui a commis trois délits, même mineurs, Three Strikes, you’re out, n’est pas, d’emblée, perçue comme raciste. Elle est adoptée dans quarante États. Dès qu’elle est votée en Californie, son gouverneur propose qu’on la transforme en Two strikes. Angela Y. Davis pense que, bientôt, pourrait surgir la proposition One strike…, puis l’idée qu’il ne faut pas attendre que le crime ait eu lieu et qu’il s’agit de procéder à l’arrestation avant le crime, qui nous amènerait à Zero strike and… D’autres, en 2006, sous-entendront qu’il ne faudrait même pas les laisser naître [8] étatsunien,...

La naturalisation du Noir comme criminel empêche de penser la relation entre le racisme structurel du xxe siècle et la globalisation du capital. L’incarcération des gens de couleur montre, selon Angela Y. Davis, comment le racisme structure les relations économiques. « Similarité sinistre s’il en est », la place idéologique de cette peur du Noir prend, selon elle, celle de la peur du communiste, donc de ce qui est le plus menaçant pour la société américaine. Angela Y. Davis explique qu’à l’occasion du bouleversement de la conversion au libéralisme des pays socialistes européens, le communisme, quintessence de l’ennemi contre l’identité de la nation, est remplacé par d’autres menaces telles que le crime, la drogue, l’immigration et l’assistance financière aux pauvres. La peur racialisée du crime a trouvé toute sa place.

La prison, industrie de main-d’œuvre

Reléguer une population entière dans un lieu abstrait, qui n’est pas à l’origine un symbole du racisme, permet de ne pas se poser la question du capitalisme le plus récent, transnational. À un moment où s’affaiblissent les résistances anticapitalistes, les multinationales, en délocalisant les industries, en détruisant leurs bases économiques, désorganisent des communautés entières et les transforment en ensembles de candidats parfaits à la prison, devenues des proies pour le commerce de la drogue. C’est là, dit-elle, que se dessine le cercle vicieux autoreproductif. Ces « candidats » créent une demande économique stimulante pour la croissance, de construction de prisons, fournissant du travail dans l’industrie correctionnelle imposée à ceux venant des populations criminalisées par ces processus de destructuration urbaine. Les prisons deviennent alors une ressource de main-d’œuvre à très bon marché qui intéresse les corporations capitalistes. Les capitaux se déplacent de l’industrie militaire vers l’industrie de la prison, dont la main-d’œuvre est particulièrement bon marché. Le nouveau travailleur américain (cf. ci-dessous) sera extrait des rangs de la population racialisée – depuis la période de l’esclavage jusqu’à aujourd’hui – dont la surexploitation historique a été légitimée par le racisme.

« Je ne peux me mettre en grève ni me syndiquer. Je ne suis pas couvert par les compensations aux travailleurs du Fair Labor Standard Act (Acte du travail honnête/juste). J’accepte de travailler tard le soir et dans les équipes de fin de semaine. Je fais ce qu’on me dit de faire, quoi que ce soit. Je suis recruté et licencié à volonté, et je ne suis même pas payé le salaire minimal : je gagne un dollar par mois. Je ne peux même pas formuler des griefs ou des plaintes, sauf à encourir le risque de sanction disciplinaire ou de rétorsion secrète.

Vous n’avez pas besoin de craindre l’Alena et vos boulots délocalisés à Mexico et dans les pays du tiers-monde. J’aurai au moins cinq pour cent de vos emplois à la fin de cette décennie.

Je suis la main-d’œuvre en prison. Je suis le nouveau travailleur américain. »

Déclaration de Michael Lamar Powell, prisonnier à Capshaw, Alabama, p. 67, op. cit., note 2.

Selon Angela Y. Davis, il s’agit de signifier le développement du travail des condamnés et la transition symbolique du travail des condamnés vers un travail esclavagisé, par un attribut. Ce seront par exemple les chaînes aux pieds, comme on a pu le voir dans des images télévisées d’ouvriers de la construction, prisonniers de leur état.

La Californie est devenue le plus grand système de prison aux États-Unis, et au monde. En 1990, une brochure du département californien de Suivi des peines promeut un programme de partenariat innovateur public-privé qui donne un sens au bon commerce. On y propose d’établir en prison des centres d’appels, des ateliers d’assemblage d’appareils dentaires, et jusqu’à la fabrication de composants électroniques. La brochure, décrite par Angela Y. Davis, souligne l’intérêt d’une telle main-d’œuvre dont le salaire horaire est similaire à ceux du tiers-monde :

« L’opération est efficace en termes de coûts, digne de confiance et sans problème… Tower Communication a ainsi organisé un centre de messages (téléphoniques) utilisant les prisonniers dans l’espace de la prison de l’État de Californie. Si vous êtes un entrepreneur commercial, envisageant de se relocaliser à cause d’un bassin de main-d’œuvre déficient, ou démarrant une nouvelle entreprise, prenez en considération les bénéfices de l’utilisation du travail prisonnier. […]

Ces bénéfices sont : des incitations fiscales au niveau fédéral et de l’État ; l’absence de coûts des retraites, des vacances, des arrêts de maladie. L’avantage d’accords de location à long terme, très en dessous de la valeur du marché ; pouvoir construire facilement une force de travail consistante et qualifiée ; des groupes de travail disponibles à la demande ; sans accident de voiture ; sans problème de garde d’enfant, […] ; la possibilité de devenir un partenaire de la sécurité publique. » (P. 68, op. cit., note 2.)

« Plus on construit de prisons, dit-elle, plus la peur du crime augmente, plus le cri s’amplifie pour plus de prisons, jusqu’à l’infini ». Les industries militaires elles-mêmes se reconvertissent pour fabriquer leurs produits dans le complexe industriel de la prison, réutilisant des technologies conçues pour les guerres, en vue d’une utilisation dans la rue, selon l’exemple d’une mousse qui, projetée sur des suspects, les rend temporairement sourds et aveugles. De telles armes pour combattre le crime se justifieraient par leur faible niveau de violence. Angela Y. Davis conclut de cet examen que la race, comme danger potentiel, fournit une justification très discrète à l’expansion technologique des renforcements de la loi, qui, à son tour, intensifie les arrestations racistes et les pratiques d’incarcération.

Angela Y. Davis [9] décrit l’emprisonnement des femmes comme un marquage d’un autre ordre : elles sont qualifiées de non « domestiquées » (refusant le travail forcé), hypersexuelles, et rejetant le paradigme de la famille nucléaire. Les mères vivant seules sont stigmatisées, comme déficientes, sans homme, consommatrices de drogue, et reproduisant la culture de la pauvreté passive. Dans plusieurs États, celles qui prennent du crack en étant enceintes sont conduites en prison, et si une femme ne peut payer son traitement de substitution, elle sera incarcérée et le recevra en prison.

Théoriser les luttes pour la désincarcération et la fin réelle de l’esclavage

Citant Michel Foucault [10], dont elle présente la théorie sur « la prison comme justification de son existence propre, et le projet d’incarcération comme l’impossibilité de le mettre en œuvre », elle en arrive à l’idée de proposer des stratégies de conscience de race radicales pour interrompre ces étranglements que sont la criminalisation et les pratiques d’incarcération. C’est en associant la recherche scientifique, les politiques publiques, et la politisation de la communauté, qu’elle propose des actions de lutte pour la décriminalisation de la drogue et de la prostitution, ainsi que d’inverser le mouvement de prolifération des prisons. Cela débouche sur une position politique radicale majeure, où elle considère que l’abolition de la prison comme mode normal de prise en compte des problèmes sociaux peut remettre en cause le discours oppressif de la loi et de l’ordre.

Après l’événement majeur du 11 septembre 2001, rien en fait ne change au fond. L’ennemi principal des États-Unis devient l’Arabe, officiellement le « terroriste ». Mais, en 2005, analysant [11] les prisons étatsuniennes situées hors du territoire national (Guantanamo, Abou Ghraïb), Angela Y. Davis y montre les similitudes des pratiques avec celles du système carcéral national, l’état de non-droit ainsi que la continuité du racisme. Dans ce nouvel univers idéologique, celui de la criminalisation de l’autre, il est devenu facile et commode de passer d’un ennemi à un autre.

Angela Y. Davis est née à Birmingham, Alabama, en 1944, dans un quartier appelé « Dynamite Hill / La colline de la dynamite » dont les maisons étaient régulièrement dynamitées et brûlées par le Ku-Klux-Klan. Ses parents, issus des classes moyennes, étaient compagnons de route du parti communiste, sa mère a été dirigeante du Southern Negro Youth Congress qui avait participé à des luttes politiques de défense des prisonniers (libération des Scarboro nine). Angela part étudier tôt à New York, Paris et Francfort, pour revenir soutenir sa thèse avec Herbert Marcuse à l’université de San Diego. Marxiste de conviction philosophique, elle adhère au parti communiste en 1968, et participe au mouvement du Black Panther Party [12]. Pendant qu’elle défend ses droits à rester professeure à Ucla malgré ses choix politiques, elle s’intéresse à la situation dans les prisons et soutient les Soledad Brothers en dialoguant avec Georges Jackson, intellectuel et théoricien de la libération, en prison lui-même. Son frère, Jonathan Jackson, garde du corps d’Angela Y. Davis, attaque une cour de justice avec des armes achetées à son nom à elle. Elle est ainsi emprisonnée sous de fausses accusations et condamnée à mort. L’abolition de la peine de mort en Californie ainsi qu’une campagne internationale de soutien permettront sa libération seize mois après son arrestation. À la même époque, une vingtaine de ses compagnons, dirigeants des Panthères noires, ont été assassinés par l’appareil d’État américain. Angela Y. Davis a aujourd’hui soixante et un ans, toujours aussi déterminée, elle articule inlassablement l’action et la théorie de l’action en proposant de nouvelles interprétations de la continuité de la domination. Elle conjugue son métier de professeure d’histoire de la pensée à l’université de Santa Cruz Californie, avec sa pratique militante pour abolir la peine de mort et vider les prisons, qu’elle visite et étudie de par le monde, en constatant avant tout que partout elles sont majoritairement pleines de gens de couleur [13].

Notes
[1] Dans cet article, nous reprendrons les termes utilisés par Angela Y. Davis tels que « noir, blanc, couleur, race, communauté », bien qu’ils posent problème quant à leur aspect essentialisant.

[2] Cet article est consacré à la présentation de deux chapitres de The Angela Davis Reader : Race and Criminalization : Black Americans and The Punishment Industry. (Race et criminalisation : les Noirs américains et l’industrie de la punition), chapitre 4, pp. 61-73 et From the Prison of Slavery to the Slavery of Prison : Frederick Douglass and the Convict Lease System. (De la prison de l’esclavage à l’esclavage de la prison : Frederick Douglass et le système de louage des « condamnés », chapitre 5, pp. 74-95). Joy James (Ed.), Blackwell Publishing, Malden, 2005, 370 pages.

[3] Le peonage (servage) est ce qui permet de maintenir une personne dans la servitude ou dans l’esclavage partiel pour rembourser une dette ou pour s’acquitter d’une peine.

[4] Traduction Hélène Y. Meynaud, comme pour l’ensemble des citations traduites de cet article.

[5] « A Negro on the Position of the Negro in America » (« Un Noir dans la position du Noir en Amérique »), Revue The Nineteenth Century, n° 274, décembre 1899.

[6] The Nineteenth Century (Le Dix-Neuvième siècle), revue très renommée à l’époque.

[7] Op.cit., note 1.

[8] Steven Levitt, un « professeur d’économie » étatsunien, déclare tranquillement dans le journal Le Monde, 2, (25 février 2006) que « des décennies de recherche ont démontré qu’un enfant naissant dans un environnement familial défavorisé avait plus de risques qu’un autre de devenir criminel ». Il y aurait selon lui une « corrélation entre la baisse de la criminalité aux États-Unis au début des années 1990 et la légalisation de l’avortement en 1973 ».

[9] Angela Y. Davis a écrit un livre précurseur : Women, Race and Class, Random House, 1982, (Femmes, race et classe), publié en 1983 aux Éditions des femmes.

[10] Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Éditions Gallimard, 1993, 364 p.

[11] Abolition Democracy : Beyond Empire, Prisons and Torture, interviews of Angela Y. Davis by Eduardo Mendieta, Seven Stories Press, 2005, New York.

[12] En visionnant des documentaires de l’époque, par exemple « eyes on the prizes » interdit au États-Unis, visibles sur le site ftp://ftp.samizdat.net/medias/videos/eyesontheprize/, on peut se représenter toute l’ambiance de « black is beautiful / noir c’est magnifique » et la fière allure des membres du parti des Panthères noires. Joy James signale qu’Angela Y. Davis n’était pas dupe de ce machisme : malgré le fait que certaines femmes afro-américaines dans les organisations révolutionnaires « détestaient le sexisme affiché des leaders mâles », elles associaient le féminisme aux femmes blanches des classes moyennes : « En échouant à reconnaître l’emphase profondément masculiniste de nos propres luttes, nous étions tous en danger », conclut Angela Y. Davis.

[13] « Masked Racism : Reflections on the Prison Industrial Complex » (Le racisme masqué : réflexions sur la prison comme complexe industriel), Conférence prononcée au Cidefe, Journée d’étude et de formation des élus, 16 décembre 2005, Paris.


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