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Du progrès au regret.

posté le 13/10/16 par Kevin AMARA Mots-clés  alternatives  luttes environnementales  réflexion / analyse  agriculture 

L’heure n’est certes plus à la pignole.
Partout, tout le temps, dans tous les milieux – autorisés ou non – politiques, artistiques, et autres joyeux noms en trique, on assiste à une critique du Progrès avec un grand p.
Tantôt radicale (se définissant comme telle, mais ne l’étant pas réellement), tantôt neutre, très souvent follement enthousiaste, elle rallie à elle nombre de déçus de la politique classique et des débats politiciens, et elle s’en porte fort aise : il s’agit là de combler une niche écologique, si je puis dire. On peut être un décroissant de gauche, on peut également être un nationaliste crachant sur la modernité. On peut être tout et n’importe quoi, en somme. Si un homme est le point de jonction entre deux paradoxes, il se doit néanmoins de trouver une cohérence dans l’action, faute de quoi il se retrouve voué à finir fou, dans le meilleur des cas, isolé et malheureux comme la pierre dans le pire. Tout comme le blaireau ignore la possession et s’accommode fort bien de chiper le terrier d’un autre blaireau, notre bonne critique prend ses aises et pullule partout sur Internet – comble de l’ironie, mais y participant de près, je me garderais bien d’être par trop véhément sur le sujet – sans vraiment rien dire qui ne soit trop dangereux.

Il ne s’agit plus tant de comprendre le fait que les robots arrivent, que la science déploie sans cesse partout ses tentacules, et que l’état des biomes relève de la catastrophe : il est question de la manière dont nous devons nous organiser pour préparer notre défense en tant qu’espèce. C’est une lutte que nous ne gagnerons pas cachés derrière d’abondants articles aux sources éparses et variées. Loin s’en faut. Toute la philosophie du monde n’y fera rien et ne sera d’aucune espèce d’aide. Debord disait : Nous ne voulons plus travailler au spectacle de la fin du monde, mais à la fin du monde du spectacle.
Tous les ressorts éculés de la pensée occidentale ne serviront à rien, et répétons-le avec force : réfléchir, c’est fléchir deux fois. Il y a une menace qui doit être exprimée, analysée, délibérée pour finalement être solutionnée. Les rares soubresauts qui nous animent encore ne sont pas suffisants, l’action individuelle ne sera ici d’aucun secours : un mouvement réel de résistance doit donc être construit à partir de rien, mouvement qui portera in fine en germe une structuration plus importante, et qui se fixera des objectifs plus élevés avec le temps. Et s’il faut se contraindre à utiliser l’espace numérique plus que nous ne l’avons jamais fait pour produire notre agit-prop – n’ayons pas peur des mots – nous y consentons par souci d’autrui : il n’est pas question d’abandonner le terrain à ceux qui défendent le maintien du système en place ou projettent de petites réformes pour le repeindre en vert.

Partout, tout le temps, disais-je, nous pouvons désormais lire une critique du progrès qui n’oublie somme toute plus qu’une chose : se critiquer elle-même. Confortablement installée dans sa niche, elle assiste impassible à la progression de ses idées, bon an mal an, imperturbablement stoïque.
David Noble côtoie Christopher Lasch, Bernard Stiegler prend le café avec François Jarrige, mais nulle part on ne lit les noms de Ted Kaczynski ou de René Riesel. Même des penseurs comme Ellul ou Charbonneau semblent avoir été effacés des radars, c’est dire… C’est dire si la tâche est immense, s’il est temps d’investir massivement l’espace numérique pour tisser du lien entre les différents acteurs de ce mouvement à naître, et s’il nous incombe donc de montrer qu’il existe une pensée de ce type, ostracisée évidemment, mais prête à l’emploi, certainement : ne manquent que les bonnes volontés et le sabot qui coincera la première chaîne de production.
A nul endroit on ne lit les exhortations claires, nettes et sans appel, des différents groupuscules qui appellent purement et simplement à débrancher les machines pour celles qui existent, à empêcher la fabrication de celles à venir. Ils existent, pourtant, mais ils sont soigneusement ignorés, tant leur radicalité relève de la toxicité au sein d’un débat d’idées dont l’ineptie le dispute au dérisoire.
On peut voir partout des interviews de ce brave Stiegler, à qui l’on demande d’expliquer ad nauseam le recours qu’il fait au concept jungien d’individuation, à qui l’on demande de penser un monde de demain qui ne reposerait sur rien qui n’appartiendrait encore à hier. Un homme nouveau, en somme, tel qu’en rêvent ou en cauchemardent depuis toujours les littérateurs de science-fiction.

Nous sommes à un tournant, et bien plus proches de la chicane que de la ligne d’arrivée. Les penseurs comme Stiegler s’appuient sur les fantasmes – et sur les épaules — d’autres penseurs, et tentent de faire de petits bouts disparates une somme cohérente. Comme s’il était possible de faire un puzzle d’éclats de porcelaine. Ils imaginent pour nous, sans nous, des vies « simples ». Friot, qui imagine qu’avec un paradigme économique adapté basé sur la coopération (pouf pouf, apparition du salaire de base / à vie), se plait à penser qu’ainsi, il naitrait presque instantanément un système qui nous laisserait du temps pour lire Castoriadis et peindre l’Amour fou et la Tour de Babel l’après-midi après le thé (la néguentropie, en somme), système qui serait rendu possible par l’automatisation de tâches qui ne sont qu’aliénantes. Pour se convaincre que c’est bien là où souffle le vent, il n’est que de voir le buzz autour de « l’économie de la connaissance » et du « biomimétisme » d’Aberkane (nous nous pencherons sur cette idée lors d’un prochain article) … Piochons chez les animaux les capacités utiles à notre société humaine industrielle, mais laissons soigneusement de côté ce que nous pourrions apprendre de leurs modes de vie, des fois que nous finissions par nous apercevoir qu’il y aurait beaucoup à prendre chez telle ou telle espèce d’insectes.

Tout cela n’évoque que trop bien cette fascination occidentale pour penser un monde effondré, et où toutes les différentes cristallisations de la pensée humaine se rencontreraient pour décider que somme toute, on n’est pas si mal ici, puisqu’on y est, et qu’on y est en vie. Merci pour nous.
Un peu comme si la grenouille, voyant l’eau arriver à ébullition, se posait la question de savoir quel gout elle aura une fois la cuisson terminée. Ainsi, les survivalistes et autres « preppers » prolifèrent, leur présence médiatique est de plus en plus importante – et étouffante – et leurs idées semblent gagner du terrain. Or, il n’est pas question pour eux d’en finir avec un système mortifère, mais de s’assurer la meilleure place au sein des structures post-apocalyptiques grâce aux réserves que l’on aura au préalable eu le bon gout d’acheter dans les centres commerciaux qui distribuent la mort. Quant aux décroissants, ils ne font malheureusement que la moitié du travail : le mouvement qui se doit de casser les machines ne peut pas, par définition, être heureux, et encore moins convivial. Ce positivisme, rabâché à longueur de posts Facebook et d’émissions de télévision aliénantes, n’est qu’un masque en trompe-l’œil : il s’agit bien plus de cacher l’état des choses dans leur globalité et ainsi d’éviter une hypothétique révolte que d’une volonté établie d’apporter un peu de bonheur à ceux qui se proposent de distribuer ce positivisme partout et à tout le monde.


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