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EUX ET NOUS III.- Les Contremaîtres.

gepost op 17/02/13 door sub marcos Trefwoorden  alternatives  antimilitarisme  histoire / archive  Mexique  Peuples natifs 

EUX ET NOUS

III.- Les Contremaîtres.

En un certain lieu du Mexique…

Le monsieur frappe la table, furieux.

— Anéantissez-les !

— Monsieur, avec tout le respect, cela fait plus de 500 ans que nous essayons. Les plus grands empires successifs l’ont essayé avec toute la puissance militaire de chaque époque.

— Et pourquoi sont-ils toujours là ?

— Gasp… Nous sommes toujours en train d’essayer de comprendre — le laquais lance un regard de reproche à celui qui porte un uniforme militaire.

Le type concerné se lève, et, au garde-à-vous, allonge son bras droit en face, avec la main tendue, et crie avec enthousiasme :

— Heil… ! Pardon, je voulais dire, je vous salue Monsieur. Après avoir lancé un regard menaçant qui fait taire les petits rires des autres commensaux, il continue :

— Le problème, Monsieur, c’est que ces hérétiques ne nous affrontent pas là où nous sommes forts, ils nous contournent et nous attaquent sur nos points faibles. Si tout était affaire de feu et de plomb, eh bien, cela fait longtemps que ces terres, avec leurs forêts, leur eau, leurs minerais, leurs gens, auraient été conquises, et ainsi vous auriez pu les offrir en tribut au Grand Commandeur, Monsieur. Ces lâches, au lieu de nous affronter rien qu’avec leurs héroïques poitrines nues, ou avec des arcs, des flèches et des lances, et de passer à la postérité comme des héros (vaincus, d’accord, mais des héros), se préparent, s’organisent, se mettent d’accord, nous contournent, se cachent quand ils enlèvent leur masque. Mais nous ne serions pas dans cette situation si vous m’aviez écouté quand tout a commencé — et il regarde désapprobateur le commensal dont le carton sur la table dit : « Chupacabras version 8.8.1.3 » [1].

Le commensal visé a le sourire en disant :

— Général, avec tout le respect possible, nous n’avions pas la bombe atomique. Et même si nous avions pu en obtenir une de nos alliés (le commensal qui a le carton d’ambassadeur remercie de la mention), nous aurions réussi à anéantir tous les aborigènes, mais nous aurions détruit aussi les forêts et l’eau, et en plus les travaux d’exploration et d’exploitation de minerais seraient impossibles pour, au moins, plusieurs siècles.

Un autre des laquais intervient :

— Nous leur avons offert qu’à leur mort, il y ait des chansons et des poèmes louant leur sacrifice, des corridos, des films, des tables rondes, des essais, des livres, des pièces de théâtre, des statues, leur nom en lettres d’or. Nous leur avons dit que s’ils s’acharnaient à résister et à rester en vie, nous allions semer des rumeurs et des doutes : pourquoi n’ont-ils pas disparu ? Et que nous dirions qu’ils étaient une de nos créations, que nous allions mener une telle campagne de discrédit qu’elle aurait même le soutien de quelques intellectuels, artistes et journalistes progressistes — les commensaux cités ont une mimique d’approbation, même si plus d’un en a une de déplaisir devant tant d’ « istes ».

Le monsieur interrompt, impatient :

— Et alors ?

— Ils nous ont répondu avec un geste comme ça — le laquais montre une main fermée en poing, mais avec le doigt du milieu dressé.

Les commensaux s’agitent, indignés, et clament :

— Prolos ! Voyous ! Grossiers personnages ! Plébéiens ! Banlieue !

Le laquais fait toujours le signe de la main, en regardant le monsieur dans les yeux. Celui-ci l’apostrophe :

— Ça va, j’ai compris, vous pouvez baisser la main !

Le laquais baisse la main lentement, en faisant un clin d’œil aux autres commensaux. Ensuite, il continue :

— Le problème, Monsieur, c’est que ces personnes ne rendent pas de culte à la mort, mais à la vie. Nous avons essayé d’éliminer leurs leaders visibles, de les acheter, de les séduire.

— Et alors ?

— Non seulement nous n’y sommes pas parvenus, mais nous nous sommes rendu compte que le problème principal, c’est les leaders invisibles.

— Ok, trouvez-les.

— Nous les avons trouvés, Monsieur.

— Continuez.

— Ils le sont tou-te-s, Monsieur.

— Comment ça, tou-te-s ?

— Eh bien toutes, tous. C’était l’un des messages de ce qu’ils ont fait le jour de la fin du monde. Nous avons obtenu que cela n’apparaisse pas dans les moyens de communication, mais je crois qu’ici nous pouvons le dire sans crainte que quelqu’un d’autre s’en rende compte. Ils ont utilisé un code pour que nous comprenions : celui qui se trouve sur l’estrade est le chef [2].

— Quoi ? 40.000 chefs et cheftaines ?

— Euuuuh… Excusez, Monsieur, mais ça, c’est ceux que nous avons vus, ils faudrait en ajouter beaucoup que nous n’avons pas vus.

— Achetez-les, alors. J’imagine que nous avons assez d’argent — ajoute-t-il en se tournant vers le commensal avec le carton « caisse non automatique ».

Le dénommé « caisse » commence à balbutier :

— Eh bien, Monsieur, il faudrait que nous vendions quelque chose de l’État, et il ne reste presque plus rien.

Le laquais interrompt :

— Monsieur, nous avons essayé.

— Et ?

— Ils n’ont pas de prix.

— Alors convainquez-les.

— Ils ne comprennent pas ce que nous leur disons. Et à vrai dire, nous ne comprenons pas non plus ce qu’eux nous disent. Ils parlent de dignité, de liberté, de justice, de démocratie…

— Eh bien dans ce cas, faisons comme s’ils n’existaient pas. Ainsi, ils mourront de faim, de maladies curables, avec un bon blocus informatif, personne ne s’en rendra compte jusqu’à ce qu’il soit trop tard. C’est ça, tuons-les d’oubli.

Le commensal assimilé curieusement à un chupacabras fait un signe d’approbation. Le monsieur remercie le geste.

— Oui, Monsieur, mais il y a un problème.

— Lequel ?

— Même si nous les ignorons, ils s’acharnent à rester en vie. Sans nos aumônes, pardon, je voulais dire sans notre aide, ils ont construit des écoles, ils ont fait produire la terre, ils ont bâti des cliniques et des hôpitaux, ils ont amélioré leurs logements et leur alimentation, ils ont fait baisser les indices de délinquance, ils ont liquidé l’alcoolisme. Et puis ils ont aussi interdit la production, la distribution et la consommation de narcotiques, et ils ont élevé leur espérance de vie qu’ils ont rendue presque égale à celle des grandes villes.

— Ah, c’est-à-dire qu’elle est toujours plus élevée dans les villes — le monsieur sourit, content.

— Non, Monsieur, quand j’ai dit « presque », c’est que la leur est supérieure. L’espérance de vie dans les villes s’est réduite grâce à la stratégie de votre prédécesseur, Monsieur.

Tous se retournent pour regarder d’un air moqueur et réprobateur le personnage à la cravate bleue.

— Tu veux dire que ces rebelles vivent mieux que ceux qui se vendent à nous ?

— Totalement, Monsieur. Mais ce n’est pas la peine de s’en faire pour ça, nous avons monté une campagne médiatique ad hoc pour le masquer.

— Résultat ?

— Le problème, c’est que ni eux, ni les nôtres ne voient la télévision, ils ne lisent pas notre presse, ils n’ont pas de touiteur, ni de fessebouc, même pas de signal pour le portable. Eux savent qu’ils sont mieux et les nôtres savent qu’ils sont pires.

La commensale avec le carton « gauche moderne » se lève :

— Monsieur, si vous me permettez, avec le nouveau programme de Solid… pardon, je voulais dire avec la Croisade Nationale contre la Faim…

Le laquais l’interrompt, impatient :

— Ça va, Chayo, ne commence pas avec les discours pour les médias. Nous sommes tous d’accord sur le fait que l’ennemi principal c’est ces maudits Indiens et pas l’autre innommable. Celui-là, nous le tenons, bien infiltré, bien délimité par des représentants du Monsieur ici présent.

Celui au carton « chupacabras » acquiesce, l’air satisfait, et reçoit reconnaissant les petites tapes que lui donnent ses voisins.

Le laquais continue :

— Mais toi et moi, et nous tous qui sommes ici, nous savons que ce truc de programmes sociaux est un mensonge, que peu importe combien d’argent on investit parce que, à la fin de l’entonnoir, il ne reste rien. Parce que chacun y va de son coup de dents. Après Monsieur, avec tout le respect, toi, tu en attrapes une bonne part, tous ceux ici présents aussi, et ensuite messieurs les gouverneurs, les chefs des zones militaires et navales, les députés locaux, les présidents municipaux, les commissaires, les leaders, les responsables, les caissiers, bref, pour en bas, il en reste très peu, ou rien du tout.

Le monsieur intervient :

— Eh bien il faut faire quelque chose tout de suite, parce que sans ça, le Grand Commandeur va chercher d’autres contremaîtres, et vous savez bien, Mesdames et Messieurs, ce que ça signifie pour vous : le chômage, la dérision, peut-être la prison ou l’exil.

Le personnage étiqueté « chupacabras » frissonne et fait un geste affirmatif.

— Et c’est urgent, parce que si ces Indiens manque-de-bol… (la fille du monsieur fait une mine de dégoût, se sent subitement indisposée et prend une couleur verte à te faire oublier les enseignes de pharmacie. La dame se retire, tirant argument d’une histoire de grossesse).

Le monsieur continue :

— Si ces foutus Indiens s’unissent entre eux, nous allons avoir de graves problèmes parce que…

— Euheum, euheum, Monsieur — interrompt le laquais.

— Oui ?

— J’ai bien peur qu’il y ait un problème plus important, c’est-à-dire pire, Monsieur.

— Plus important ? Pire ? Qu’est-ce qui peut être pire que toute la racaille indienne insurgée ?

— Eh bien, qu’ils se mettent d’accord avec les autres, Monsieur.

— Les autres ? C’est qui ?

— Mmh… attendez voir… eh bien des paysans, des ouvriers, des chômeurs, des jeunes, des étudiants, des profs, des employés, des femmes, des hommes, des vieux, des techniciens supérieurs, des pédés et des gouines, des punks, des rastas, des skas, des rapeurs, des hip-hopeurs, des rockeurs, des métalleurs, des chauffeurs, des banlieusards, des ONG’s, des vendeurs ambulants, des bandes, des races, des voyous, des plébéiens…

— Ça suffit ! J’ai compris… enfin, je crois.

Les laquais se regardent entre eux avec un sourire complice.

— Où sont les dirigeants que nous avons achetés ? Où sont ceux que nous avons convaincus que la solution à tout, c’est de devenir comme nous ?

— On les croit de moins en moins, Monsieur. Ils contrôlent de moins en moins leurs troupes.

— Eh bien, cherchez qui acheter ! Offrez-leur de l’argent, des voyages, des émissions de télévision, des enregistrements, des députations, des places de sénateurs, de gouverneurs ! Mais surtout de l’argent, beaucoup d’argent !

— C’est ce que nous faisons, Monsieur, mais… — le laquais hésite.

— Oui ? — le presse le monsieur.

— Nous en trouvons de plus en plus…

— Magnifique ! Il y a besoin de plus d’argent, alors ?

— Monsieur, je voulais dire que nous en trouvons de plus en plus qui ne se laissent pas acheter.

— Vous avez essayé la terreur ?

— Monsieur, ils sont de plus en plus à ne pas avoir peur de nous, ou s’ils ont peur, ils la contrôlent.

— La tromperie ?

— Monsieur, ils sont de plus en plus à penser par eux-mêmes.

— Alors il faut tous les liquider !

— Monsieur, si nous les faisons tous disparaître, nous disparaissons nous aussi. Qui sèmera la terre, qui fera marcher les machines, qui travaillera dans les grands médias, qui s’occupera de nous, qui combattra dans nos guerres, qui chantera nos louanges ?

— Alors il faut les convaincre que nous sommes aussi nécessaires qu’eux.

— Monsieur, non seulement il y a de plus en plus de gens qui se rendent compte que nous ne servons à rien, mais il semble que le Grand Commandeur lui-même doute de notre utilité, et par ce « notre », je me réfère à nous tous.

Les invités à la table du monsieur se tortillent sur leurs sièges, mal à l’aise.

— Et alors ?

— Monsieur, le temps que nous trouvions une autre solution, parce que celle du « Pacte » n’a servi à rien, et voyant qu’il faut éviter la honte de vous réfugier une nouvelle fois dans les toilettes [3], nous avons acquis quelque chose de plus convenable : une « chambre de panique » !

Les commensaux se lèvent pour applaudir. Tous tourbillonnent autour de la machine. Le monsieur entre et se met debout face aux contrôles.

Le laquais, nerveux, avertit :

— La seule chose, Monsieur, c’est de bien faire attention à ne pas appuyer sur le bouton « eject ».

— Celui-ci ?

— Nooooooooooooooooooon !

Les maquilleuses et les marionnettistes accourent donner les premiers secours.

Le laquais s’adresse à l’un des cameramen qui a tout filmé :

— Tu effaces cette partie, compris ? Et dit au Grand Commandeur qu’il prépare un mannequin de rechange. Celui-ci, il faut lui faire reset toutes les trois minutes.

Les commensaux s’arrangent la cravate, la jupe, se recoiffent, toussent cherchent à attirer l’attention. Les clicks des appareils photo et la lumière des flashes voilent tout...

(à suivre)

Depuis n’importe où, dans n’importe lequel des mondes.

Sup Marcos

Planète Terre

Janvier 2013.

Données tirées du Rapport #69 du Service de Renseignement Autonome (SIA suivant son sigle en espagnol) sur ce qui a été écouté et regardé lors d’une réunion ultra-archi-méga-hyper secrète, réalisée à Mexico, DF, arrière-cour des États-Unis, latitude 19° 24’ N, longitude 99° 9’ W. Date : il y a quelques heures. Classification : seulement pour vos yeux. Recommandation : ne pas rendre publique cette information, parce qu’ils vont nous cafarder. Note : envoyez encore du pozol, parce qu’Elías a tout sifflé au cri de « mettez-vous en plein le buffet ! », et il est en train de danser du ska sur le titre de Tijuana No, « Transgresores de la ley », dans la version de Nana Pancha. Oui, l’est super, le titre, mais c’est galère d’entrer dans le slam parce qu’Elías porte des chaussures de mineur à bout d’acier.

Écoute et regarde la vidéo qui accompagne ce texte :

- « Luna Negra ». Vers d’Arcadi Hidalgo. Musique et interprétation de Los Cojolites. Ça, c’est l’autre son jarocho ! Tapez du pied sur le fandango classe !

- « Sur cette terre qui m’a vu naître », avec MC LOKOTER. Salut à l’Autre Zumpango. Production et photographie : Joana López. Direction et édition : Ricardo Santillán. Production : BLASJOY DESIGNER. Année 2012.

Note : un MC, c’est quelque chose comme un didjei aux nobles sentiments et à la parole fleurie, mais en rime de hip-hop. Et rapeeeeeeeeeeeeeez !

- « Transgresores de la ley » de Tijuana No, dans la version du groupe musical Nana Pancha, de leur disque « Flores para los Muertos ». À chaque fois que les Tijuana No jouaient ce titre, ils le dédiaient à l’euzèdèlène, même quand les zapatos étaient pas à la mode. Salut, et une grosse bise à ceux qui ne nous ont jamais oubliés. Skaaaaaaaaaaaaa ! Au trampoline, ma bande !

[1] Le chupacabras (littéralement : suceur de chèvres) est la dernière-née des créatures maléfiques genre vampires, apparue au début des années 90 du siècle dernier dans les Caraïbes, puis en Amérique dite latine, NdT.

[2] Rappelons que lors des manifestations silencieuses zapatistes du 21 décembre 2012, à l’arrivée, tou-te-s les manifestant-e-s montaient sur l’estrade d’un côté et redescendaient de l’autre, NdT.

[3] Allusion à un incident de la dernière campagne électorale : à l’Université Ibéro-américaine, Enrique Peña Nieto s’était réfugié dans les toilettes devant l’attitude — pourtant fort civilisée — des étudiants de cette prestigieuse université privée, NdT.

25-01-13

Traduit par el Viejo

http://enlacezapatista.ezln.org.mx/2013/01/23/ellos-y-nosotros-iii-los-capataces/


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