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En passant : d’arbres et de Raki…

posté le 11/06/13 par léo Mots-clés  luttes sociales 

Trouvé sur le blog « restructuration sans fin »
http://restrusansfin.canalblog.com/

En passant : d’arbres et de Raki…

La conjonction entre la tentative de destruction des 600 arbres du parc Gezi d’un côté et le vote d’une loi restreignant la consommation d’alcool de l’autre, qui est à l’origine des émeutes et des manifestations, n’a rien de fortuite puisqu’Erdogan ne cache pas préférer que les jeunes se promènent dans les allées d’un centre commercial plutôt que (selon ses mots) « de déambuler en état d’ébriété » dans le centre-ville. Mais il ne s’agit pas non plus seulement d’une manie d’islamiste ou d’une histoire de gros sous (ainsi la rénovation du centre ville est confiée à un groupe dirigé par le gendre du premier ministre), puisque les questions de restructuration urbaine et de sécularisation se croisent depuis et pour longtemps, dans une ville et un pays sur ces deux points assez « symptomatiques »[1].
L’exode rural, qui se poursuit, a multiplié par 9 la population de la ville en 50 ans, mais, selon un schéma classique, ne s’est pas accompagné d’une industrialisation équivalente et encore moins d’une hausse du niveau de vie avec le maintien d’un très important secteur informel, ce qui a provoqué tout à la fois une prolifération des constructions illégales, qui abriteraient la moitié de la population de la ville et une ruée générale sur la rente foncière, ce qui a permis aux politiciens, seuls aptes à légaliser les « faits accomplis », de se créer une clientèle selon des lignes religieuses, ethniques ou politiques[2].
Or depuis les années 2000, la mairie et le pouvoir national, devenus tous deux islamistes, se sont engagés dans une restructuration tout azimut. Il y a bien sûr la volonté de développer Istanbul, carrefour ultra stratégique et point central d’acheminement du pétrole de la Caspienne, comme« hub international », d’où les projets pharaoniques de « kanal Istanbul », visant à désengorger le détroit du Bosphore, de nouvel aéroport ou d’un nouveau pont vers l’Europe avec autoroutes concomitantes. Dans le même temps, les autorités tentent d’accélérer la touristification ( d’où les expulsions répétées des migrants et tziganes qui squattent la « muraille terrestre d’Istanbul » ce qui a parfois donné lieu à des émeutes) et la gentrification du centre ville pour remplacer les pauvres par l’islamo-bourgeoisie montante ( multiplication de « gated communities » construites dans le « style néo-ottoman » et de centres commerciaux, vente par l’Etat de ses biens fonciers ce qui provoque une envolée de la spéculation et des prix) aidé d’ailleurs en cela par la nomination de la ville comme capitale de la culture en 2010 ( Cf. . actuellement Marseille).
Et, dernier enjeu, c’est probablement aussi une restructuration industrielle de grande ampleur qui est en train de s’engager, puisqu’il s’agit à moyen terme de mettre fin à la prédominance du vieux secteur textile, mis à mal par la concurrence chinoise, et par là au poids du secteur informel dans la ville et dans le pays. Les recommandations de l’OCDE dans son rapport économique de 2012 sur la Turquie, sont sur ce point éclairantes : « Seules les réformes réglementaires visant à faire baisser les coûts et accroître la flexibilité peuvent réduire le secteur informel. Pour cela un nouveau contrat de travail plus flexible, des indemnités de licenciement moins généreuses, la légalisation du travail temporaire et intérimaire et des salaires plus bas sont nécessaires. »
Entre mesures d’ordre public à connotation morale (interdiction de vente d’alcool prés des mosquées), instrumentalisation des conflits ethniques (la question Kurde) ou religieux (Cf. l’islam libéral des Alevis) et considérations architecturales, la restructuration urbaine est ainsi souvent une remise en cause plus ou moins opportuniste de la sécularisation kémaliste, tout en gardant la mouture autoritariste qui la caractérisait (Cf le petit jeu entre provocation, manœuvres de diversion et l’attaque en cours place TAKSIM).

Cette intrication des deux questions contribue probablement au caractère « interclassiste » du mouvement, avec ses limites, mais aussi ses possibles (sur la question de l’interclassisme voir « Tel quel » in Théorie Communiste n°24).

D’ailleurs, se battre pour le droit de siroter un raki sous les arbres est plutôt un bon départ pour une révolution…


[1] Il ne s’agit bien evidemment pas de défendre ici une sécularisation kémaliste qui fut menée d’en haut, avec beaucoup de brutalité (massacres ethniques, écrasement de la révolte contre l’interdiction du port de Fez) dans une tentative radicale de changement des modes de vie (changement du système métrique, de calendrier, d’écriture, etc..) à mi-chemin entre le fascisme (corporatisme) et le stalinisme.
[2] On trouve un très bon panorama de la question dans l’article Istanbul, approche géopolitique d’une mégapole de Stéphane Yérasimos paru dans le n°103 (2001) de la revue Hérodote.


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