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Et si le temps n’existait pas  ? de Carlo Rovelli (2) : la pensée en mouvement

posté le 04/01/16 par Un sympathisant du CCI Mots-clés  réflexion / analyse 

Dans la première partie de cet article, nous nous étions attachés à souligner que, pour comprendre que le temps n’était qu’une illusion, Carlo Rovelli avait avant tout une vision dynamique de la science et de la nature. Dans cette seconde partie sera mise en évidence l’une des conséquences de cette approche  : la nécessité du débat comme moteur du mouvement de la pensée.

Pour “se mettre d’accord”, pour que nos connaissances aient une “nature dynamique”, il est impératif que les hypothèses se confrontent, qu’un débat d’idées dans le seul but de faire progresser la vérité anime l’ensemble des sciences.

La nécessaire confrontation des hypothèses

C’est pourquoi tout au long de son livre, Rovelli fustige tous les scientifiques qui sabotent ce débat, préférant défendre leurs intérêts particuliers, en ne partageant pas leurs travaux et hypothèses, en concevant la recherche comme un terrain de course vers la renommée individuelle, en étant animés par l’esprit de concurrence, avec toutes les bassesses, la mauvaise foi et autres procédés déloyaux que cela implique  : “Le monde de la science, comme j’ai pu le découvrir ensuite avec tristesse, y compris à mes dépens, n’a rien à voir avec un conte de fée. Les cas de vol d’idées d’autrui sont permanents. Beaucoup de chercheurs sont extrêmement soucieux d’arriver à être les premiers à formuler des idées, quitte à les souffler aux autres avant que ceux-ci ne parviennent à les publier, ou à réécrire l’histoire de manière à s’attribuer les étapes les plus importantes. Cela génère un climat de méfiance et de suspicion qui rend la vie amère et entrave gravement les progrès de la recherche. J’en connais beaucoup qui refuseront de parler à qui que ce soit des idées sur lesquelles ils sont en train de travailler avant de les avoir publiées” (p. 44).

La démarche de Carlo Rovelli est toute différente. Lui qui, étudiant en Italie dans les années 1970, s’est d’abord révolté contre les injustices de cette société avant de prendre conscience, comme une très large partie de sa génération, que la révolution n’était pas encore à l’ordre du jour, a choisi de ne pas abdiquer, de ne pas renoncer à ses rêves, mais d’investir ses aspirations aux changements dans la science  : “Pendant mes études universitaires à Bologne, ma confusion et mon conflit avec le monde adulte ont rejoint le parcours commun d’une grande partie de ma génération. (…) C’était une époque où l’on vivait de rêves. (…) Avec deux de ces amis, nous avons rédigé un livre qui raconte cette rébellion étudiante italienne de la fin des années soixante-dix. Mais rapidement les rêves de révolution ont été étouffés et l’ordre a repris le dessus. On ne change pas le monde si facilement. A mi-chemin de mes études universitaires, je me suis retrouvé encore plus perdu qu’avant, avec le sentiment amer que ces rêves partagés par la moitié de la planète étaient déjà en train de s’évanouir. (…) Rejoindre la course à l’ascension sociale, faire carrière, gagner de l’argent et grappiller des miettes de pouvoir, tout cela me semblait bien trop triste. (…) La recherche scientifique est alors venue à ma rencontre – j’ai vu en elle un espace de liberté illimité, ainsi qu’une aventure aussi ancienne qu’extraordinaire. (…) Aussi, au moment où mon rêve de bâtir un monde nouveau s’est heurté à la dure réalité, je suis tombé amoureux de la science. (…) La science a été pour moi un compromis qui me permettait de ne pas renoncer à mon désir de changement et d’aventure, de maintenir ma liberté de penser et d’être qui je suis, tout en minimisant les conflits que cela impliquerait avec le monde autour de moi. Au contraire, je faisais quelque chose que le monde appréciait” (pp. 2-6). Chez Carlo Rovelli, l’esprit subversif, le désir de changement et la science s’entremêlent ainsi constamment  : “Tandis que j’écrivais avec mes amis mon livre sur la révolution étudiante (livre que la police n’a pas aimé et qui m’a valu un passage à tabac dans le commissariat de police de Vérone : “Dis-nous les noms de tes amis communistes  !”), je m’immergeais de plus en plus dans l’étude de l’espace et du temps” (p. 30). (...) “Chaque pas en avant dans la compréhension scientifique du monde est aussi une subversion. La pensée scientifique a donc toujours quelque chose de subversif, de révolutionnaire” (p. 138).

Ce qui attire particulièrement Carlo Rovelli est la dimension internationale et cosmopolite de la “communauté” scientifique, se mettant parfois à rêver d’une association mondiale, désintéressée et s’enrichissant des différences : à l’Impérial Collège de Londres, “... j’ai rencontré pour la première fois le monde coloré et international des chercheurs de physique théorique  : des jeunes en costume-cravate se mêlaient avec le plus grand naturel à des chercheurs aux pieds nus et aux longs cheveux sortant de bandeaux colorés  ; toutes les langues et toutes les physionomies de monde se croisaient, et l’on y percevait une espèce de joie de la différence, dans le partage d’un même respect de l’intelligence” (p. 34).

Pourtant, les îlots paradisiaques ne peuvent exister dans ce capitalisme barbare. Si elle révèle une profonde aspiration pour un monde réellement humain, uni et solidaire, cette vision est idéaliste, comme le reconnaît Carlo Rovelli lui-même dans son livre.

Et donc, pour porter la connaissance de la vérité plus loin, il prône le débat ouvert et franc, la confrontation saine, désintéressée des hypothèses  :

– “Je parle librement de mes idées à qui veut les entendre, sans rien cacher, et j’essaie de convaincre mes étudiants d’en faire autant” (p. 45).

– “Pour peu qu’on reste dans une exactitude scientifique, la polémique, même rude, est un ingrédient à la fertilité et à l’avancement de la connaissance” (p. 125).

– “Chaque chercheur a ses idées et convictions (j’ai les miennes) et chacun doit défendre ses hypothèses avec passion et énergie : la discussion animée est la meilleure façon de chercher la connaissance” (p. 128).

– “Les règles de base de la recherche scientifique sont simples  : tout le monde a le droit de parler. Einstein était un obscur commis au bureau des brevets lorsqu’il a produit des idées qui ont changé notre vision de la réalité. Les désaccords sont bienvenus  : ils sont la source du dynamisme de la pensée. Mais ils ne sont jamais réglés par la force, l’agression, l’argent, le pouvoir ou la tradition. La seule façon de gagner est d’argumenter, de défendre son idée dans un dialogue et de convaincre les autres. Bien sûr, je ne suis pas en train de dépeindre ici la réalité concrète de la recherche scientifique dans sa complexité humaine, sociale et économique, mais plutôt les règles idéales auxquelles la pratique doit se rapporter. Ces règles sont anciennes  ; nous les trouvons décrites avec passion dans la fameuse Septième lettre de Platon, où celui-ci explique comment on peut chercher la vérité  : “Or, après beaucoup d’efforts, lorsque sont frottés les uns contre les autres ces facteurs pris un à un  : noms et définitions, visions et sensations, lorsqu’ils sont mis à l’épreuve au cours de contrôles bienveillants et de discussions où ne s’immiscent pas l’envie, vient tout à coup briller sur chaque chose la lumière de la sagesse et de l’intelligence, avec l’intensité que peuvent supporter les force humaines”” (pp. 136-137) (1.

La méthode scientifique et la société capitaliste

“Galilée et Newton, Faraday et Maxwell, Heisenberg, Dirac et Einstein, pour ne citer que les exemples les plus importants, se sont nourris de philosophie, et n’auraient jamais pu accomplir les sauts conceptuels immenses qu’ils ont accomplis s’ils n’avaient eu aussi une éducation philosophique.” Effectivement. Et Carlo Rovelli lui-même a une approche de la science fortement “nourrie de philosophie”. C’est pourquoi il n’a pas adopté une vision statique pour comprendre le monde tel qu’il est (comme s’il examinait une photo) mais, au contraire, il a adopté une vision en mouvement pour comprendre le monde tel qu’il devient. La première approche voit les choses exister indépendamment les unes des autres, pour elles-mêmes et pour toujours  ; il s’agit là de l’une des sources du mysticisme. La seconde voit les choses en termes de relations contradictoires, donc dans leur dynamique et leur devenir, ce qui ouvre la voie à la dialectique.

Carlo Rovelli tente d’user de cette même méthode pour comprendre aussi la société humaine. En racontant au début du livre sa jeunesse, sa révolte face aux injustices de cette société, en s’affirmant “révolutionnaire”, il démontre qu’il ne croit pas en un capitalisme éternel. “Mon adolescence fut de plus en plus une période de révolte. Je ne me reconnaissais pas dans les valeurs exprimées autour de moi. (…) Le monde que je voyais autour de moi était très différent de celui qui m’aurait semblé juste et beau. (…) Nous voulions changer le monde, le rendre meilleur” (pp. 2 et 3). Nous ne partageons pas les propositions politiques concrètes que Carlo Rovelli avance ensuite dans son livre. D’ailleurs, sur ce plan et comme il l’avoue lui-même, Carlo Rovelli tente d’explorer quelques pistes pour évoluer vers un monde plus humain non pas en s’appuyant sur une rigoureuse démarche scientifique mais selon ses “rêves” et ses “fantasmes” (p. 146) )(2. Mais cela n’enlève rien à l’importance de ses recherches et de ses apports. User de la méthode scientifique pour comprendre l’homme et son organisation sociale est certainement ce qu’il y a de plus ardu  ; toute réflexion sur la science, son histoire et sa méthode est donc pour cette raison aussi un bien extrêmement précieux. Voilà ce que nous dit à ce sujet Anton Pannekoek, astronome, astrophysicien et militant de la Gauche communiste de Hollande (1873-1960)  : “La science naturelle est considérée avec justesse comme le champ dans lequel la pensée humaine, à travers une série continue de triomphes, a développé le plus puissamment ses formes de conception logique... Au contraire, à l’autre extrême, se trouve le vaste champ des actions et des rapports humains dans lequel l’utilisation d’outils ne joue pas un rôle immédiat, et qui agit dans une distance lointaine, en tant que phénomène profondément inconnu et invisible. Là, la pensée et l’action sont plus déterminées par la passion et les impulsions, par l’arbitraire et l’improvisation, par la tradition et la croyance  ; là, aucune logique méthodologique ne mène à la certitude de la connaissance (...) Le contraste qui apparaît ici, entre d’un côté la perfection et de l’autre l’imperfection, signifie que l’homme contrôle les forces de la nature ou va de plus en plus y parvenir, mais qu’il ne contrôle pas encore les forces de volonté et de passion qui sont en lui. Là où il a arrêté d’avancer, peut-être même régressé, c’est au niveau du manque évident de contrôle sur sa propre “nature” (Tilney). Il est clair que c’est la raison pour laquelle la société est encore si loin derrière la science. Potentiellement, l’homme a la maîtrise sur la nature. Mais il ne possède pas encore la maîtrise sur sa propre nature” )(3. Et là n’est pas la seule raison de la difficulté à comprendre l’âme humaine et la société, s’ajoute la pression idéologique permanente pour justifier le statu quo, le monde tel qu’il est. Le capitalisme a besoin du progrès scientifique pour le développement de son économie et l’encourage donc dans une certaine mesure (dans une “certaine mesure” seulement car la recherche n’échappe pas à l’esprit borné de la concurrence et de l’intérêt particulier). Mais l’avancée de la pensée en ce qui concerne l’homme et sa vie sociale rentre immédiatement et ­frontalement en conflit avec les intérêts de ce ­système d’exploitation, particulièrement depuis que celui-ci est devenu décadent, obsolète et que l’intérêt de l’humanité exige sa disparition et son dépassement. Ainsi, la science de l’homme est sans cesse contenue par l’idéologie dominante qui tente de lui imposer ses propres repaires. C’est aussi pourquoi l’humanité a besoin de chercheurs et de scientifiques comme Carlo Rovelli, car ils lui fourbissent les armes de la critique, leurs travaux constituant une partie des flammes du feu de Prométhée. Cet ouvrage ­(comme le précédent) participe au développement d’une connaissance indispensable de l’histoire de la science et de la philosophie et permet donc non pas seulement de passer du bon “temps” mais aussi de nourrir la réflexion critique et révolutionnaire.

Courant Communiste International - http://fr.internationalism.org

1 Souligné par nous.

2 Les “rêves”, comme la démarche artistique et nombre d’autres aspects de l’activité et de la pensée humaine, font partie intégrante des sources d’inspiration de ceux qui veulent changer le monde. Mais ils ne peuvent être à la fois le point de départ et le point d’arrivée de la conscience révolutionnaire  ; ils doivent et peuvent s’intégrer et entrer en résonance avec la démarche scientifique. C’est alors que les rêves deviennent possibles.

3 Anton Pannekoek, Anthropogenesis, A study in Origin of Man, 1944. Traduit de l’anglais par nous et déjà cité dans notre article “Marxisme et Éthique”.


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