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Faut-il déboulonner les statues ou reboulonner les esprits ?

posté le 20/06/20 par Philippe Delgleize Mots-clés  histoire / archive  luttes décoloniales  antiracisme 

Quelqu’un aurait-il ne fut-ce que l’idée d’édifier une statue à Marc Doutroux ? Comment pourrait-on encore croiser le regard des familles endeuillées ? Notre propre regard dans un miroir ?... Quelle valeur pédagogique cela aurait-il ?
C’est ce qu’on inflige pourtant à tout un peuple. Ce n’est pas tant la statue en elle-même de Léopold II qui est un blasphème, c’est sa non-condamnation, son air triomphateur qui continue à défier impunément le ciel et l’avenir, comme Christophe Colon continue à scruter l’horizon, du moindre bout de terre en vue à exploiter, exproprier, concessionner, dilapider...
C’’est cette admiration latente qu’on laisse planer dans l’air, ce refoulement silencieux et complice, sous prétexte qu’on ne peut pas juger l’hier à partir des valeurs d’aujourd’hui. Mais qu’ont-elles de si différentes ?... Le meurtre, l’esclavage, la traite des êtres humains, le viol, la pédophilie, la cruauté sont-ils contextualisables ? Ne font-ils pas partie des tabous communs à toute société depuis toujours ?
Amnistie et amnésie ont toujours fait bon ménage et il est plus facile pour un Belge de balayer devant le portail d’Auschwitz qu’ Avenue de Tervueren.
Je ne cherche nullement à raviver quelque flamme que ce soit, de colère, de vengeance ou de haine. Je cherche plutôt à les éteindre. Qu’elle étincelle dans les vitrines qu’on brise ou dans les yeux des négationnistes ou autres suprématistes. Mais je suis fatigué de tout comprendre, de tout peser, de cet esprit cartésien qui m’enchaîne autant qu’il me libère. De cette schizophrénie qui fait l’atavisme d’une civilisation dont la figure de proue est un homme crucifié et qui n’a eu de cesse en son nom de répandre la poudre et le sang.
Ceux qui prétendent que la colonisation n’a pas eu que du mauvais (forts de leur éducation et de leurs soins de santé) y ont tout intérêt pour continuer leur petit négoce d’armes, de minerais, de bananes ou de pétrole, car si la colonisation attend encore son procès, le néo-colonialisme lui a encore de beaux jours. Et la Bourse elle ne se préoccupe pas d’aligner aux valeurs d’aujourd’hui les vainqueurs d’autrefois : Rio Tinto two points !

Ceux qui prétendent que le blanc n’a pas le monopole de l’impérialisme ont raison. Les Egyptiens, les Chinois, les Arabes, les Japonais entre autres s’y sont adonnés royalement. Nombreux sont les peuples qui ont pratiqué l’esclavage et qui ont redoublé de cruauté à l’égard de leurs « dissemblables ». C’est bien la preuve que les races n’ont aucune espèce de légitimité, encore moins leur quelconque hiérarchie.
La barbarie est propre à chaque peuple. Qui est le pire ? Le marchand d’esclaves ou son maître ? Et les Droits de l’Homme ne dédouanent personne pour les avoir inventés de si mal les pratiquer.
Faut-il dès lors en conclure que cette histoire est celle de la nature humaine et qu’elle prendra encore des siècles avant de s’amender… si la planète lui en laisse le temps ?
Tant que nous continuerons à admirer ceux qui nous volent, nous trompent et nous écrasent pour nous avoir convaincus que nous ferions de même à leur place, il n’y a aura pas d’alternative, si ce n’est que dans les livres d’images. Et encore, les contes eux-mêmes font scintiller Versailles dans les yeux de nos enfants, rêver d’y envoyer Cendrillon pour qu’’elle soit la seule à chausser le gros lot. Après, Tintin au Congo et l’Euro million achèveront la prophétie
Je me souviens de cette guerre au Biafra, à ces enfants que je voyais moi-même enfant mourir dans le poste (comme disait Coluche) et qui pour moi étaient victimes d’une misère fatale. Quand j’ai appris une décennie plus tard que ces larmes étaient des larmes de pétrole, j’ai pensé « plus jamais ça » A force de le répéter 36 fois, chaque année dans la rue, j’en viens à me demander si je suis amnésique ou lâche ?
Tout cela au nom d’une soi-disant civilisation de l’universel, matérialiste et technocratique à souhait, qui serait l’ADN de chacun d’entre nous. Un portable à la place du cœur !

En cela la colonisation a bel et bien atteint son but, en finissant par coloniser nos esprits, nos émotions, pire notre imaginaire. Dans l’ombre de Léopold sévit encore celle du condottiere triomphant, celui qui conquiert les marchés et qui nous coupe les vivres, l’expression de l’hubris prométhéenne, qui s’élance en ce moment dans les galaxies et qui nous promet la transhumanité…

D’aucuns, partisans des statues debout, disent qu’il ne faut pas effacer l’histoire mais l’expliquer. Je trouve pour ma part qu’il ne faut pas l’effacer mais la changer
C’est justement parce que je ne me sens pas coupable de toute cette histoire que je refuse de continuer à m’en faire le complice et à la célébrer pour mienne. Maxime Leforestier chantait « on ne choisit pas sa famille, on ne choisit pas ses parents » moi j’ai envie de choisir mon histoire.
Et celle que je lis depuis dix mille ans ne me rend pas fier et ne me donne pas confiance en l’avenir. Car c’est à chaque fois la même trajectoire, patriarcale et pyramidale qui dirige, divise le monde, le façonne à son image en donnant le cap. Et si tant est comme le disait De Gaulle que l’Homme (lui parlait des Français) partage à la fois un désir de privilèges et un goût pour l’égalité, c’est à sa représentation politique de lui offrir une autre perspective que celui de la conquête et de la division. Et aujourd’hui le réseau ouvre de belles perspectives d’horizontalité en ce sens…
La mort de Georges Floyd est peut-être la goutte qui me fait déborder de moi-même, qui me donne mal à la part noire de ma peau blanche et à la part blanche de mon âme noire.
Faut-il demander pardon ?... Pardon au nom de qui ? De quoi ? Avec quelle probabilité de rédemption ?... Chirac, Ségolène l’ont fait, ça n’a rien changé à la France Afrique… La diaspora noire (entre autres) n’a pas besoin de pardon mais de liberté et d’égalité au quotidien, ailleurs que dans les discours, les promesses ou galas de bienfaisance…
Mais j’ai quand même envie de le faire pour moi-même, pour exorciser ce cri de Munch, pour mes enfants, pour dire que je ne les ai pas mis au monde en prenant le parti de le détruire ou de me taire. J’ai envie de demander pardon à toutes les victimes que la pyramide écrase depuis toujours, blanc, noir, jaune ou rouge, de leur dire que leur misère, leurs souffrances me regardent, comme ces enfants dans le poste, et qui méritaient de vivre autant que les miens.
J’ai envie de dire à Georges Floyd que la porte du non-retour qu’il a franchie, plus personne ne la franchira de la sorte
Je rêve d’un monde
Où les actualités annonceraient la fin des observateurs d’élections dans les pays du Sud, remplacés par des observateurs de mines & industries, histoire que le vol s’attaque à la racine plutôt qu’à ses bourgeons
Où les cortèges qui accueillent en chantant et dansant les vautours leur tourneraient subitement le dos
Où les vacanciers déserteraient les cocotiers et le sable blanc pour enfin visiter les champs de café et de coton et applaudir ceux qui les ont nourri et habillé pendant si longtemps
Je rêve d’un monde où ma rue s’appellerait « Rue du savon congolais » vu le nombre de maisons qui se sont édifiées sur cette fortune. Qu’un jour, de passage à Bruxelles, mon petit-fils à la main, nous nous arrêtions quelques instants face à Léopold pour lui apprendre à cracher droit, à ôter son chapeau devant son cheval. Passant devant Manneken pis, qu’il apprenne qu’un enfant peut sauver une ville et que faire pipi en rue est parfois bien utile. Arrivé à la Place Lumumba, inaugurée après 15 années de lutte, qu’ il ait une pensée émue pour celui qui d’avoir trop relevé la tête a fini par la perdre dans une poubelle Et qu’il se dise enfin en passant devant le musée de Tervuren que tout cela c’est de l’histoire ancienne, puisque pas un seul être humain ne nous a tendu la main pour avoir à manger… qu’elle soit noire, rouge, jaune ou blanche.
Quant à Léopold II, qu’il dorme en paix, bien campé sur son socle, coulé dans son quant-à-soi. Ça ne m’empêchera pas de penser, avec tout le recul et l’esprit critique que je lui dois : « Honte à tes cendres ! »
P. Delgleize


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