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Fragments pour un peuple hétérotopique

posté le 11/12/13 par Comité de Soutien (NoBorder - CAS) Mots-clés  luttes sociales 

Une lecture de Autochtone imaginaire, étranger imaginé (Alain Brossat)

Il y a en Belgique une longue histoire de résistances aux politiques de traque aux « immigrés clandestins » : grèves de la faim des années 70, Collectif Contre les Expulsions (1997-2002), occupation de l’église du Béguinage (1990), occupations de l’église des Minimes, de l’Université Libre de Bruxelles, Ambassade Universelle, nombreuses marches de solidarité, blocages de centres fermés (camps pour étrangers) et autres tentatives pour empêcher les expulsions ainsi que la constitution de collectifs autonomes de migrants « sans-papiers »… Ces mouvements sont, de par leur composition, fragmentaires et disséminés dans le temps et dans l’espace. C’est pourquoi leur histoire demeure encore trop souvent occultée et trouve peu de moyens de se transmettre au-delà des quelques cercles militants.

Depuis quelques temps, un contre-mouvement à l’actuelle politique migratoire est en cours d’élaboration à travers une Marche de solidarité avec et sans-papiers. A coté se met petit à petit en place un Front pour les droits des migrants avec comme stratégie de décupler ses revendications autour de mobilisations communes avec d’autres collectifs en lutte. Le 22 septembre prochain aura lieu la commémoration de l’assassinat de Semira Adamu, jeune nigériane assassinée le 22 septembre 1998 par la police belge lors de son rapatriement forcé vers son pays d’origine. Par ailleurs les grèves de la faim et les révoltes continuent quotidiennement à l’ombre des murs des centres fermés (camps pour étrangers). De son côté, le collectif Getting the voice out perpétue le combat pour faire entendre la voix des migrants « sans-papiers » détenus dans les camps pour étrangers. Nous ne pouvons pas (encore) véritablement parler d’un mouvement social mais de fragments de résistance. C’est depuis ces lignes de conflictualité que nous voudrions reprendre et discuter les propositions élaborées par Alain Brossat dans son livre édité récemment aux Editions du souffle, Autochtones imaginaires, étrangers imaginés. Retour sur la xénophobie ambiante.

A la lecture de ce livre une question transversale nous est apparue : comment des gestes de défection aux identités policières peuvent arriver à constituer une durée ? Pour donner corps aux résistances possibles face à la xénophobie ambiante, Alain Brossat prend appui sur le concept foucaldien de « contre-conduites ». Il définit celles-ci comme pratiques de défection par rapport aux assignations « autochtones ». Il semble que l’attention aux questions de consistance et de durée nous impose de penser les résonances entre ces pratiques hétérogènes. A partir de là, il deviendrait possible de (re)définir la politique comme la mise en résonance des points de résistance en vue d’un affrontement. Elle serait, selon la belle formule de Jacques Rancière, « affrontement entre deux peuples. » Nous nous proposons dans les lignes qui suivent de dégager quelques pistes de réflexion quant aux conditions de constitution de ce qu’Alain Brossat appelle un « peuple politique », peuple nécessairement hétérotopique, à partir des pratiques de défection aux identités assignées. Il importe dès lors de rester au plus près des pratiques afin de demeurer attentif aux opérations de différenciation qui instituent des collectifs politiques.

La grève de la faim : « forcer l’égalité »

Dans son chapitre intitulé « Contre la démocratie de l’entre-soi », Alain Brossat trouve dans les luttes menées par les migrants « sans-papiers » une des voies par lesquelles « rétablir les conditions de la politique », notamment dans le brouillage des places et des fonctions : « là où ce sont par exemple des « sans-papiers » qui manifestent, font une conférence de presse, font l’ « actualité » ». Dans ce passage la grève de la faim est définie comme un moyen de « faire monter jusqu’au paroxysme les enchères de la biopolitique pour entrer dans le champ de visibilité de la politique ».

Nous voudrions reprendre et prolonger le souci d’Alain Brossat de contribuer à « favoriser le surgissement dans l’espace public, et donc dans le débat public, de la parole des migrants ». Afin de rendre compte des logiques de la révolte autrement que comme des soulèvements de la misère et de la colère instituant un rapport de force privé de sens, nous tenterons de politiser l’action de grève de la faim, c’est-à-dire
d’en reconnaître la consistance et la légitimité politique.

Comme le montre avec beaucoup d’efficacité le chapitre intitulé « Qui a tué Walter Benjamin ? » l’expérience de l’exil est celle des « frontières invisibles fondées sur un irrémédiable éloignement dans la proximité topographique ». Reclus et isolés à l’intérieur du travail clandestin, c’est-à-dire dans un monde privé, les travailleurs migrants « sans-papiers » sont renvoyés hors de la communauté nationale en étant dépourvus des droits fondamentaux. Ils survivent comme autant de « corps spectraux » que l’on cherche à réduire à l’état de simple force de travail à exploiter. Depuis cette perspective existentielle, la grève de la faim peut être ressaisie comme une tentative de renchérir sur cette privation fondamentale que constitue le statut de « sans-papiers » par le refus de s’alimenter. Dans la situation d’impuissance et d’extrême vulnérabilité dans laquelle les migrants « sans-papiers » sont maintenus, le corps, comme cela seul qui reste à leur disposition, peut devenir, à certaines conditions, une technique de radicalisation du tort subi. En refusant de s’alimenter, les migrants parviennent à produire ce qu’on leur refuse, à savoir une forme minimale d’égalité et d’échange. A travers cette « technique du corps » paradoxale, ils parviennent à maintenir un rapport avec ce qui se refuse à tout rapport, à faire entendre un tort qui est fondamentalement dénié. L’interlocution génératrice du conflit implique donc ce que nous pourrions appeler un forçage de la réciprocité. Il s’agit de faire comme s’il y avait un monde commun afin de produire une démonstration de leur droit, une manifestation du juste. Le différent parvient à se transformer en conflit dans la mesure où se constitue une « scène singulière d’interlocution ». Le déploiement d’une scène de manifestation spécifique de l’égalité, à travers autre espace du sensible, introduit le trouble dans la langue dominante. Par là il s’agit d’inscrire une place dans l’ordre symbolique de la communauté.

Re-politiser la pratique de la grève de la faim en tentant de l’articuler à la question des techniques du corps, comme nous venons de le proposer, implique de réfléchir aux logiques dans lesquelles ces actions s’inscrivent ainsi qu’à leurs devenirs. Comme tactique nous avons tenté de montrer comment la grève de la faim permettait de sortir du néant social dans lequel reste confiné la figure du clandestin. En effet, au travers de celle-ci, les migrants « sans-papiers » obligent les gouvernants à considérer les étrangers comme présents sur le territoire, au moins au niveau corporel, et non perdus dans ses limbes juridiques. La scène conflictuelle que déploie la grève de la faim permet de formuler une revendication collective : « Le cas par cas, on n’en veut pas ! », « Des papiers pour tous ! ». Toutefois ces actions ont lieu dans un contexte plus large de remise en cause du droit d’asile. Alors que l’effet premier d’une grève de la faim consiste dans un forçage de la visibilité, il semble qu’en fin de mouvement les grévistes épuisés et ne pouvant plus parler pour eux-mêmes, confient la négociation à des « représentants » ou à des « soutiens » qui se trouvent dans une situation d’urgence face à l’état de santé des grévistes. Cette logique tend à ré-individualiser les revendications. Il ne s’agit dès lors plus que de négocier des cas individuels pour sauver des vies. Avec le temps ces pratiques se sont également institutionnalisées et le parcours de la grève de la faim est devenu une sorte d’épreuve qui permet l’accès à des formes précaires de « régularisation ». Le plus souvent celles-ci seront accordées pour « raison humanitaire » (article 9.3) qui donne la possibilité aux étrangers malades de bénéficier d’une autorisation de séjour quand ils ne peuvent être soignés dans leur pays d’origine. Ces formes de régularisation par la bande auront pour conséquence principale d’instaurer une forme de concurrence entre les migrants « sans-papiers ». Se développe ainsi peu à peu une nouvelle technique de gouvernement comme reconnaissance conférée par la maladie. Avec cette régularisation de type humanitaire l’ « étranger clandestin » peut néanmoins obtenir une reconnaissance qui lui était contestée dans tous les autres registres de l’activité sociale.

La scène sur laquelle le mécompte originel dont les migrants « sans-papiers » sont le chiffre ne se constitue pas pour autant dans le seul face-à-face entre ces corps d’exception et le gouvernement. Le huis clos de la grève de la faim ne peut avoir de portée véritablement politique, c’est-à-dire qu’il ne peut prétendre à restaurer les conditions de la politique que si ces luttes parviennent à constituer un public. Relais, soutiens institutionnels ou individuels, il y a toute une politisation des citoyens, des associations, des partis politiques, etc. qui se met en œuvre à partir de la grève de la faim. Si celle-ci a pour effet de rompre les médiations qui séparent les migrants « sans-papiers » des gouvernants en instaurant un corps-à-corps, les occupations d’églises, d’Universités, d’espaces publics quant à elles produisent des intercesseurs qui souvent se constituent en comité de soutien.

Liens et déliaisons politiques

Lorsque des migrants « sans-papiers » font effraction dans un espace public pour exiger l’égalité des droits, la question qui se pose à nous, « citoyens » plus ou moins précarisés, est celle du lien politique. Il s’agit de trouver les moyens de lutter avec eux et non pas de se rapporter à eux sur le mode d’une identification aux victimes ou sur celui d’un soutien paternaliste à leur cause. Ce geste passe par une désaffection par rapport au sujet « citoyen » au nom duquel les biopolitiques migratoires sont chaque jour renforcées. Nous voudrions, dans les lignes qui suivent, dessiner quelques traits de ce peuple hétérotopique en constitution dans les occupations de migrants « sans-papiers ».

Ce que nous ressentons devant un camp pour étrangers (ou dans les récits de la clandestinité et de l’exil entendus dans les nuits d’occupation) c’est d’abord une honte sans phrase. Il s’agit d’un affect politique au sens fort du terme, c’est-à-dire qu’il est ce qui préside à la construction d’une lutte. Nous nous trouvons alors un peu, toute proposition gardée, dans la situation des blancs du sud des Etats-Unis après la Guerre de Sécession décrite par Faulkner, où, face à l’ignoble, il fallait bien devenir nègre si l’on ne voulait pas devenir fasciste. Nous percevons l’intolérable et nous percevons en quoi cet intolérable nous rend coupables devant et avec d’autres. Nous sommes coupables mais d’une étrange culpabilité, d’une culpabilité sans objet, d’une honte qui ne se dit d’aucun sujet identifiable. Or, nous ne pouvons devenir « sans-papiers ». Nous pouvons en revanche nous désidentifier par rapport à cet Etat qui maintient les “sans-papiers” dans la clandestinité, qui les rafle, les enferme dans des camps et les expulse. Il s’agit d’un moment de désidentifcation forcée, de déliaison ; il n’y a pour nous pas d’autres moyens pour échapper à l’ignoble. À travers le soutien aux manifestations des migrants « sans-papiers », aux actions et aux grèves de la faim mais aussi de notre côté en interpelant les responsables de cette thanato-politique, en tentant de bloquer les rouages de la machine à expulser, en faisant entendre les voix des personnes détenues en centre-fermés, en nous invitant partout où l’on n’est pas attendu pour faire entendre leurs voix, il s’agit de parvenir à exprimer une impossibilité de vivre sous la domination. Entre une impossibilité à devenir « sans-papiers » et une impossibilité à rester ce que nous sommes (« nous ne sommes pas ce que vous dites, nous sommes ce qui diffère du destin que votre biopolitique réactive tente de m’assigner, nous ne serons jamais là où vous nous voyez »), il s’agit bien d’un devenir, d’une redéfinition politique du soi. Un tel devenir implique toujours un « discours de l’autre » ainsi qu’une différence de la citoyenneté à elle-même. C’est pourquoi nous préférons parler d’interlocution dia-logique lorsque la différence parvient à s’énoncer des deux côtés. La honte ne fait pas signe vers un autre monde, elle implique une résistance ici et maintenant.

Pour donner corps à cette dés-identification nous voudrions reprendre la notion d’« hospitalité » développée par Alain Brossat dans le chapitre intitulé « L’hospitalité comme cristal » pour tenter de réfléchir l’écologie spécifique des liens qui se nouent à travers les luttes des migrants « sans-papiers » et des possibles qu’elles dessinent.

Il y a une tension dans l’usage que fait Brossat de la notion d’hospitalité. En effet, celle-ci oscille entre un usage communautaire insistant sur l’intersubjectivité et une pureté sans réciprocité : « un don pur n’anticipant sur aucun contre-don » (p. 97). L’absence de contre-don rend impossible l’échange et donc la réciprocité. Or l’idée de réciprocité implique de reconnaître que ceux qui viennent doivent être accueillis comme nous apportant quelque chose. La gauche traditionnelle prend encore trop souvent la cause de l’immigré pour autant qu’il est n’importe quel immigré. Comme le rappelle avec beaucoup de pertinence Tobie Nathan « tous ces migrants sont évidemment des personnalités singulières. Chacun est engagé dans un chemin individuel. Mais ils sont aussi attachés, à des lieux, fixés à des langues, redevables à leurs familles, dépendants d’ancêtres et adeptes d’un dieu – de dieux, d’esprits, … Je dirais même qu’ils y sont d’autant plus attachés qu’ils en sont physiquement éloignés ». Les lois de l’hospitalité découlent du constat de la différence. En ce sens l’hospitalité est bien indissociablement liée à la communauté, donc à des usages, des règles, des traditions communautaires (p. 94). Nous, enfants « occidentés », militants de la cause des « sans-papiers », sans qualité ni appartenance, nous avons à prendre le risque d’exister en liens avec des autres, des autres au singulier. L’hospitalité est donc toujours plus ou moins conditionnelle. Prise comme condition de possibilité à la rencontre, elle signifie que cette pratique de construction en-commun n’est possible que si nous sommes accueillis, enrôlés dans la cause de l’autre.

S’il est évident que l’étranger est riche de sa différence, il est non moins vrai que nous nous enrichissons de cette différence. Ce qui signifie qu’il faut pouvoir restituer la possibilité de rendre car la restitution est aveu d’une non-suffisance à soi et donc recherche d’alliances. Ne pas partir de l’universalité de l’homme-sans-qualité c’est d’abord affirmer que nous avons à (ré)apprendre l’hospitalité précisément au près de ceux qui viennent d’ailleurs. Faire confiance à leurs histoires c’est apprendre à les rencontrer, à se déplacer avec eux, c’est apprendre à se voir à travers les yeux d’un autre. Ainsi, peut-être, deviendrons-nous capable d’apprendre à poser de bonnes questions aux migrants « sans-papiers », de les enrôler dans des questions qui sont pour nous importantes : l’art de se soigner, de prendre des décisions en commun, de se retrouver et de parler ensemble, de danser, de chanter, de raconter des histoires. Autant de questions fondamentales au moment où l’avenir du monde est lié à la capacité qu’auront les humains de mettre fin aux nuisances propres à la machine infernale de production et de destruction industrielle. Il en va effectivement bien d’avantage d’un exercice politique que d’une posture morale. Ainsi nous serons en mesure de « donner voix à des récits de ces parcours qui ne doivent rien à ceux qu’en propose la police » (p. 103).

L’autre part des « sans-parts »

L’apparition d’une subjectivité « incomptée » (p. 27) implique la constitution d’une scène sur laquelle porte le litige dans l’espace social rendu à la politique. Cette scène nous pouvons l’appeler avec Jacques Rancière la « part des sans-parts ». Pour qu’une telle scène parvienne à tenir et à durer il importe aussi d’être attentif à cette part qui se situe entre la politique et les assignations identitaires de places et de fonctions. Ce qu’avec Josep Rafanell i Orra nous pouvons appeler l’autre part des « sans-parts » peut être définie comme ce qui fait communauté au cœur des luttes. Ce qui signifie que les formes de subjectivation politique ne se constituent pas en différent absolu avec le partage de l’exclusion mais passent entre plusieurs statuts, entre la citoyenneté et son déni, entre le statut de pure force de travail et celui de sujet parlant et pensant. Il n’y a donc pas d’ingouvernable en soi, simplement parce qu’il existe des rapports de pouvoir et une part de la plèbe, il existe de l’ingouvernable parce que se constitue des communautés non-intégrées capable de durer.
Le propre de la logique à l’œuvre dans les actions menées par les migrants « sans-papiers » est d’exiger des places et des fonctions impropres révélant la présence d’un mécompte dans l’ordre établi. Comme nous l’avons vu, cette logique implique la présence d’autrui, même si ce dernier peut demeurer hostile à la vérification de l’égalité. Ce qui implique justement de différer le face-à-face avec le pouvoir en faisant pression sur d’autres. L’autre part des « sans-part » est tout autant défection aux identités policières qu’expérience sensible de la communauté. Il y a là une tension réelle entre l’affirmation positive d’une communauté en lutte et une politique de négation contre les assignations policières. Dans la défection, il y a des prises à inventer.

Lutter avec les migrants « sans-papiers » et non pas pour eux nous a appris à résister à ce vieux réflexe de supériorité paternaliste occidentale. Il nous a fallu ravaler nos certitudes sur la manière dont une lutte doit se mener, dont elle doit s’organiser sans pour autant renoncer à nos exigences d’autonomie, d’égalité, de réciprocité. Il nous a fallut nous rappeler que la possession de papiers empêche de ressentir pleinement les conditions vécues de la clandestinité et empêche donc de pouvoir fabriquer, à leur place, les revendications appropriées. Résister à ce bon vieux sentiment de culpabilité du colonisateur envers le colonisé ne passe pas simplement par l’empathie, cela exige de vivre un tant soit peu leur vie d’occupation, d’apprendre à se constituer en compagnons de résistance. C’est pourquoi nous avions choisi de nous constituer en comité autonome (le Comité d’Actions et de Soutien aux personnes sans-papiers en lutte) autour d’exigences politiques propres : arrêt immédiat des rafles et des expulsions, démantèlement des centres fermés et régularisation de tous les migrants « sans-papiers ». Nous avons choisi le mode assembléaire ainsi qu’une diversité de tactiques pour autant que celles-ci soient discutées collectivement quant à leurs conséquences et s’inscrivent dans une stratégie plus large de lutte pour les droits des migrants. Nous nous sommes constitués autour de valeurs partagées tel le refus de l’assistanat et du paternalisme en prônant une solidarité de combat. Les migrants « sans-papiers » avaient, quant à eux, leur autonomie d’organisation et d’action même si nous luttions ensemble et partagions du quotidien dans les occupations et ce également en dehors des moments identifiés traditionnellement comme plus politiques (manifestation, assemblée, conférence de presse, …)

Apprendre à prendre soin des rencontres c’est aussi faire attention aux micro-politiques à l’œuvre dans les collectifs et au mode de composition singulier que constitue l’articulation des luttes des migrants « sans-papiers » et des comités de soutien. On ne soutien pas la cause des « sans-papiers » simplement par pur dévouement, par la seule raison de la conscience. On amène aussi avec soi son histoire, sa culture, sa langue, ses rapports aux pouvoirs et aux savoirs, ses fantômes et ses désirs. Ceux-ci ne sont pas à proprement parlé individuels, privés mais s’inscrivent dans une multitude de rapports géographiques, sociaux, économiques, familiaux… qui imprègnent plus ou moins fortement nos corps. Or, notre expérience nous a montré que ces problèmes sont trop souvent mis de côté dans les pratiques collectives. Sur le front de la défection, il y aurait à œuvrer à une dimension thérapeutique capable de prendre en compte ce qu’Alain Brossat appelle les « maladies de l’exil » ainsi que les « maladies de l’autochtonie, de l’entre-soi ». Pour frayer un devenir avec un autre en tant que dissemblable (et pas seulement différent (p. 85)), il importe de percevoir que ceux que l’on appelle les « sans-papiers » n’arrivent pas seuls. Ils arrivent riches de cultures populaires, de savoirs parfois ancestraux sur l’agriculture, sur l’accompagnement des nouveaux-nés, sur la guérison par les plantes, sur la danse. Il y a là quelque chose qui gagne à être connu, compris et pensé. Se rendre capable d’accueillir des histoires qui comptent comme autant de récits mineurs où toute histoire privée devient publique et donc politique, c’est cesser de n’entendre que sa rumeur : opinion recueillie par les sondages, voix électives, témoignages sociologiques ou interprétations psychologiques. Une micropolitique du peuple comme ce qui parvient à cultiver ces différences à partir desquelles une politique peut surgir. L’autre peuple de la politique gagnerait ainsi en consistance et pourrait devenir le nom commun des rencontres mineures, celles qui repeuplent avec des communautés l’espace de la population distribuée par le gouvernement.

Mise en résonance des contre-conduites : de la grève de la faim à la grève des chômeurs

Les luttes menées par les migrants « sans-papiers » en vue d’obtenir l’égalité des droits nous rappellent que la démocratie n’est pas un « régime » mais un processus et une lutte. Il faut bien reconnaître que les migrants « sans-papiers » ne demandent pas simplement l’hospitalité. Ils demandent des formes de citoyennetés inédites dont ils constituent en même temps la force motrice. Il ne s’agit pourtant pas de rester prisonnier d’une vision idéalisée du « migrant » comme nouveau sujet infâme de la politique occidentale porteur de promesses méta-politiques. Cette puissance des migrants ne parviendra à se déployer pleinement que si elle parvient à rencontrer d’autres puissances. C’est pourquoi les communautés impropres issues de la rencontre entre des migrants « sans-papiers » en lutte et des individus en cours de défection sont des lieux d’expérimentation possible pour des formes de con-citoyennetés post-nationales et locales. Il ne s’agit donc plus de partir d’une forme générique de la citoyenneté dans la mesure ou ces communautés d’interruptions, de fractures, de dissensus sont toujours ponctuelles et locales. Ce qu’il y a ce sont des résonances, des confluences, des passages entre les lieux de la politique.

Nous voudrions dès lors esquisser une seconde ligne de résonance autour des « activités de brouillages et de contre-conduites ». En effet, Alain Brossat nous invite à penser la nécessaire « démocratisation de la démocratie » comme l’ « introduction dans le jeu réglé de la démocratie de toutes sortes de contrariétés et d’empêchements ». Il semble que la « division fondamentale entre les ayants droits et d’autres pour qui ces mêmes droits sont variables » soit elle-même plus variable qu’il n’y paraisse. En effet des catégories de plus en plus importantes de la population se trouvent exclues du champ de la citoyenneté, c’est-à-dire du bénéfice de certains droits. Avec ce que les gouvernants ont appelé les « politiques d’activations des chômeurs », le droit au chômage est soumis à tant de contraintes et de devoirs que celui-ci ne subsiste qu’en état de lambeau. La transformation des allocations sociales en ce qu’il faut bien appeler un « salaire social » implique un travail sur soi, la démonstration de sa motivation, bref une mobilisation totale aux exigences de l’économie. L’allocataire est invité à une disponibilité permanente pour la valorisation de son propre capital humain en vue de sa disponibilité sur le marché du travail. A travers ces dispositifs de contrôle renforcé se met en place une vaste mise sous tutelle des nouveaux déclassés. Cette politique générale de suspicion vise à inoculer la culpabilisation et l’isolement. Lorsque les chômeurs se retrouvent devant l’employé de l’Office National de l’Emploi, ils se retrouvent soumis à une « raison bureaucratique », sourde et insensible à la singularité de leur cas, un peu comme les migrants « sans-papiers ». Ces dispositifs de culpabilisation ont également pour fonction de transformer la victime en coupable. Les travailleurs, quant, à eux, sont soumis au chantage du « travailler plus pour gagner moins », comme condition pour échapper au licenciement ou à la fermeture de l’entreprise. Il apparaît donc de plus en plus évident que même lorsque le citoyen est considéré comme un « ayant droit », la conservation de ses « privilèges » implique une pression constante et la démonstration de son bon comportement. La place du paria des démocraties occidentales est donc essentiellement flottante, circulant par tout un réseau de catégorisations, de séparations, de tris, de classements et de hiérarchisations. Des franges de plus en plus importantes de la population sont et vont être – ou se sentir – traitées par les capitalistes comme l’ont été et le sont encore les colonisés et les post-colonisés (p. 187). Certes il faut au citoyen/national un « autre » dont la condition lui permette d’identifier un « propre » communautaire mais la place de cet autre se trouvant de plus un plus inassignable, c’est tendanciellement l’ensemble de la population qui peut, à un moment donné, tomber du mauvais côté.

Lorsque des collectifs de chômeurs font effraction dans un bureau de chômage pour exiger le maintien de leurs droits c’est le rapport de subordination qui se renverse ainsi que la naturalisation des rapports entre « droit » et « devoir ». Tout comme dans la grève de la faim, il y a là, en situation d’impossibilité ou d’impasse, un engagement du corps susceptible de mettre en évidence et de modifier les rapports de force. L’irruption de groupes d’auto-défense de chômeurs dans la machine à précariser vise à radicaliser une situation de conflit. Il s’agit de transformer cette situation en la portant d’un coup à sa limite par la mise en présence du corps dans le face-à-face d’un espace restreint, corps contre corps, un homme valant un autre homme. Il ne s’agit pas d’une montée incontrôlée en violence mais une façon de retrouver une forme minimale d’égalité et d’échange. Ces interventions collectives dans les espaces gestionnaires de la précarité, ce refus du « travail social », cette invention des modes de sabotage des dispositifs de contrôle, certains ont décidé de l’appeler la « grève de chômeurs et précaires ». Il s’agit là d’une forme de dé-liaison à la logique de l’insertion à l’économie. Cette pratique de défection n’est possible qu’à la condition que se constituent des communautés, même éphémères, dans des lieux d’extra-territorialité.

Fabriquer des coalitions aventureuses

Pour terminer nous voudrions reprendre la proposition d’une subalternité diffuse qui est avancée par Alain Brossat. Si nous sommes tous, à quelques degrés, des subalternes, il y a différentes modalités dans les manières dont nous sommes éloignés de la sphère des décisions et de l’action publique en tant que migrants « sans-papiers », en tant que descendants d’une immigration post-coloniale, en tant que femmes (voilées), en tant que paysans, en tant que travailleurs manuels, en tant qu’homosexuels, en tant que militants syndicaux, en tant que collectifs d’usagers de drogue et autres collectifs thérapeutiques, … Il importe de prendre ces différences en compte afin de parvenir à dégager des possibilités de coalition et de stratégie qui prennent appui sur les tensions que ces différences pourraient produire si elles étaient politiquement ré-itérées. À travers l’exemple de la grève de la faim et celui de la grève des chômeurs nous espérons avoir montré que l’insubordination de cette plèbe mouvante se trouve d’avantage dans l’hétérogénéité de ses pratiques et de ses modalités d’apparition que dans son silence, c’est de là qu’elle parvient à construire un certain degré d’opacité à tout ce qui entend les saisir dans les mailles du pouvoir (p. 39). Ce que montre également ce types de contre-conduites c’est que la reconnaissance de sa propre situation dans celles des autres n’advient que dans le brouillard d’une praxis spontanée et non concertée. Ainsi l’absence d’un sujet politique unifié pourrait ne plus faire obstacle à la formation de collectifs de lutte qui relient des points différents du réel. Pour entendre ces voix diffractées d’un peuple fragmentaire, Alain Brossat nous enjoint à nous situer et à nous maintenir aux bords litigieux et énigmatiques du pouvoir (p. 39). Pour cela il s’agit de faire circuler ces histoires de résistance, de les raconter, de médiatiser ces expériences politiques, de dégager la logique et l’efficacité politique des moyens d’action afin de recréer les conditions d’une compréhension politique de la situation.


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