RSS articles
Français  |  Nederlands

1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 10

Gaza, un laboratoire de l’inégalité des droits

posté le 07/09/16 par par Pierre Stambul et Sarah Katz vbv Mots-clés  répression / contrôle social  antifa  Peuples natifs 

Deux millions de personnes sur un radeau

Une société en cage engendrée par un nettoyage ethnique : bientôt 2 millions de personnes sur un radeau de 360 km², dont 70% de réfugiés.

À Gaza, la population [1] vit depuis dix ans dans une cage, au strict sens du terme, c’est à dire maintenue entre murs, grilles, miradors munis d’armes automatiques, et vedettes de guerre patrouillant la mer jour et nuit.

En novembre 1947 l’Assemblée Générale de la très jeune ONU vote, comme solution organisationnelle pour négocier la "sortie" de la mainmise directe des puissances européennes (en l’occurrence le mandat britannique) sur le territoire de la Palestine, un plan de partage (voir encadré 1).

Elle laisse aussitôt s’effectuer un nettoyage ethnique presque parfait sur les territoires ainsi attribués à l’État juif (ce sont les termes du plan de partage) naissant, et sur ceux conquis en 1948-49 par la Haganah [2] et les groupes terroristes Irgoun et Stern, qui en fusionnant deviennent Tsahal. L’ONU crée ainsi une grande vague de réfugiés (plus de 80% de la population palestinienne vivant sur les territoires mentionnés). La frontière dessinée par le plan de partage (les pages du plan décrivant le tracé de la frontière sont un morceau surréaliste [3]) coupe également à travers les terres de très nombreux villages, préservés de la destruction parce qu’extérieurs aux territoires attribués ou conquis, mais privés de l’essentiel de leurs terres agricoles. C’est ainsi que, quelques 70 ans plus tard, les villages le long du front est de la bande de Gaza sont quotidiennement confrontés à la "barrière de sécurité", qui non seulement les a séparés de leurs terres, mais crache aujourd’hui la mort sans autre logique manifeste que de dissuader les paysans de garder en cultures les minces terres restantes.

Défense de produire : assistés forcés

Pourquoi meurt-on au travail sur son champ (150 paysans abattus entre 2008 et 2014) ? Pourquoi, alors qu’aucun objet suspect n’a jamais été saisi sur un bateau de pêche, ceux-ci sont-ils quotidiennement pourchassés, capturés, au prix s’il le faut de la vie des pêcheurs, dans les eaux de pêche autorisée, parfois à quelques dizaines de mètres de la plage (voir encadré 2) ?

La simple observation des destructions, toujours visibles deux ans après les bombardements meurtriers de l’été 2014, apporte une réponse : la centrale électrique, comme à chacune des vagues de bombardements ; les stations d’épuration d’eaux usées, objectifs stratégiques si et seulement si l’objectif est de rendre la vie impossible sur ce morceau de terre ; l’essentiel des petites structures agro-industrielles comme les fabrications de yaourts ; les entrepôts abritant les activités de réparations mécaniques, de construction : longeant en mai 2016 le flanc est de la bande de Gaza, on n’observe que des carcasses noircies ; les bateaux de pêches tirés sur la plage, les abris où sont remisés filets et moteurs ; et les zones agricoles du nord et de l’est, ravagées, occupées, où les nouveaux champs, obstinés, semblent aujourd’hui monter à l’assaut des monceaux de gravats.

Les hôpitaux ont aussi souffert, et l’hôpital al-Wafa n’est plus qu’un grand trou dans le sol. Les écoles n’ont pas été épargnées (et c’était déjà vrai lors des bombardements précédents). Nombre de mosquées ont été ciblées. La dernière semaine (août 2016), de grands immeubles d’habitation ont été bombardés : la population elle-même est l’ennemi, directement. Mais encore plus systématiquement, son activité productive : tuer plus d’un million et demi de personnes, actuellement les plus fous ne peuvent y rêver, mais les réduire à la dépendance, oui, au vu du terrain, cela semble bien être la logique à l’œuvre.

Le fragile tissu industriel a donc été (à nouveau) écrasé, et est toujours en grande partie inutilisable deux ans après. Le trafic de camions à Kerem Shalom, la "porte" sur Israël, est, lui, ininterrompu : ce 8 juin, nous pouvons observer, à quelques mètres, un intense ballet de camions [4]. En sens unique : les contraintes sur les exportations de Gaza sont telles que les Gazaouis ne peuvent essentiellement pas vendre à l’extérieur de la bande, même en Cisjordanie [5]. Jamais le terme "marché captif" n’a été aussi approprié.

Résistance, résilience
La population de Gaza résiste. C’est-à-dire qu’elle continue d’exister. De faire société.

"Les hommes font l’Histoire dans les conditions que l’Histoire leur fait" [6]. Pour les Gazaouis, un grand demi-vingtième siècle a vu les Anglais partir (15 mai 1948), les Égyptiens administrer (1948-1967 - avec une interruption de 6 mois en 1956, sanglante occupation par Israël), les Israéliens occuper (et administrer directement de 1967 à 1994 - les colonies resteront jusqu’en 2005), puis, la bande de Gaza ayant été reconnue "Territoire Palestinien" par les accords d’Oslo (1994), l’Autorité Palestinienne être accueillie dans la liesse en 1994, enfin le Hamas être porté en tête des élections par une population exaspérée par la corruption (législatives 2006). Un bref mais violent combat entre les deux plus grands partis palestiniens laisse le Hamas seul aux manettes depuis 2007.

"Quand nous les enfants faisions grise mine devant un repas jugé peu copieux ou peu savoureux, maman soupirait : on voit bien que vous n’avez pas connu l’occupation égyptienne", se souvient l’ami qui nous pilote de rencontres en rencontres. "La ligne de démarcation était matérialisée par quelques pierres. De Tel-Aviv arrivaient à travers champs des automobilistes qui vendaient leur voiture dans la bande de Gaza. Rentrés chez eux ils déclaraient la voiture volée : double bénéfice. Une grande partie des véhicules qui roulent à Gaza [7] sont ces voitures israéliennes" ; "Nous, les Gazaouis, étions très appréciés comme travailleurs en Israël pour nos compétences. En ce qui me concerne, les relations avec mon employeur étaient excellentes". Paroles d’un lutteur pour la liberté de la Palestine, attaché de toutes les fibres de son corps à la justice, à sa terre, s’employant sans compter à la dénonciation de la situation coloniale. "À Gaza, quand je pose ma tête pour dormir, je me sens heureux et à ma place, comme je ne l’ai senti nulle part ailleurs".

Par rapport à cette expérience, portée par les adultes, de la vie sous occupation, le blocus, hermétique depuis 2007 [8], pourrait bien entraîner une rupture générationnelle. Les vieux portent la mémoire de l’injustice criminelle de la Nakba. Loin de la fable du départ volontaire ("les Arabes sont partis d’eux-mêmes"), ces réfugiés racontent les avions volant en rase-motte et larguant des fûts de dynamite, la marche éperdue devant l’avancée de l’armée avec les animaux mourant en route. Mais être adolescent à Gaza, c’est n’être jamais sorti du minuscule radeau de 360 km². C’est connaitre l’occupant par les terribles vagues de bombardements, par les morts arbitraires le long des grilles de leur cage. C’est connaitre la "communauté internationale" par son indifférence, son soutien servile à un État violant pourtant ses propres édits, par une politique de visas parcimonieuse à en être honteuse, par ses mensonges, ses amalgames. Peut-on s’étonner si, à rebours de tous nos interlocuteurs un peu plus âgés, des très jeunes aient répondu à notre question :"Si la paix se fait, pourrez-vous vivre avec des Juifs ?" par un indigné :"comment pouvez-vous nous poser une question pareille ?". "Gare, Gare ! Gare à ma fureur !" écrivait Mahmoud Darwich [9].

Les volontaires

Pourtant le société gazaouie n’a toujours pas craqué. Municipalités, comités populaires des camps de réfugiés, structure traditionnelle avec les mokhtars, (chef élus des grandes familles rurales), la société civile maintient son ossature, la diversité de ses organisations politiques, le vivre ensemble, parfois dans la confrontation rude, en particulier lorsque le Hamas au pouvoir tente de la formater. Une rage bien présente contre le clientélisme du pouvoir, une large désillusion vis-à-vis des partis politiques : un citoyen français n’est pas dépaysé. Deux aspects pourtant frappent à Gaza : la fréquence et la franchise des discussions politiques, n’importe où dans l’espace public, le large éventail des positions défendues ; et la densité d’organisations, des ONG et autres associations palestiniennes très solidement implantées (beaucoup sont regroupée dans le réseau PINGO d’échange d’expériences et de mutualisation des connaissances), jusqu’au fourmillement des centres de quartiers et des jardins d’enfants.

Ces jeunes que nous venons de citer nous parlent à l’issue d’une opération de distribution de vivres dans un bidonville bédouin, al Mugraga, dans la partie centrale de la bande de Gaza, un lieu de misère profonde. À la tristesse du père présent de l’un d’eux, ils affirment unanimement rêver leur avenir hors de Gaza : "l’enfer dehors, c’est mieux que le paradis ici !". Mais ils donnent de leur temps, puisent dans leur volonté pour effectuer bénévolement les tâches que les structures officielles ne couvrent pas. L’énergie des bénévoles irradie l’ensemble de la vie à Gaza. Un exemple parmi mille : l’équipe de psychologues bénévoles de l’hôpital Shifa (Gaza-ville), vingt six diplomé-e-s recruté-e-s sur examen et entretien pour assurer, sans salaire et en payant ses transports et son uniforme, l’indispensable soutien psychologique aux patients les plus fragilisés et au personnel médical épuisé. Une société capable de mettre en mouvement ce type de ressources n’est pas sur le point de plier.

Qu’est-ce qui se joue à Gaza ?
Produire coûte que coûte

Inlassablement les pêcheurs reprennent la mer. Inlassablement les paysans travaillent les champs, jaugent les dégâts laissés par les incursions nocturnes des bulldozers israéliens, replantent si c’est encore possible. Inlassablement les enseignants s’efforcent de motiver une jeunesse interdite de voyages, et obtiennent un taux de poursuite des études supérieures impressionnant [10].

L’étau se resserre. La catastrophe attendue pour la nappe phréatique, très précisément et répétitivement documentée par les organismes onusiens présents à Gaza, privera d’ici quelques années la population d’eau utilisable, pour les besoins domestiques comme pour l’agriculture. La fourniture d’électricité, indispensable à la vie quotidienne comme au maintien d’un minimum d’activités économiques, s’installe durablement sur l’étiage 12 heures sur 24 heures, assez aléatoirement répartie par périodes de l’ordre de 6 heures (voir encadré 3).

L’UNRWA, responsable des écoles dans les camps de réfugiés (plus de 70% de la population), qui a depuis longtemps accepté la "rotation" (les élèves allant à l’école soit le matin, soit l’après-midi), s’apprête à faire passer le nombre maximum d’élèves par classe de 35 à 56 - défi au bon sens et à toute raison pédagogique, sachant qu’un enfant scolarisé cette année à 8 ans a survécu à Plomb durci, à Pilier de défense et à Bordure protectrice : on peut imaginer sans peine son besoin de présence et de sécurité. Dans un contexte où la porte de Rafah (frontière égyptienne) est essentiellement fermée (un nombre de jours d’ouverture depuis le début de l’année qui se compte sur les doigts d’une main), les permis de sortie par Erez (vers Israël) sont supprimés en masse.

L’étau se resserre, les Gazaouis luttent. "Ils ont écrasé mes champs et mes outils, ma ferme, et laissé ma maison debout. J’aurais préféré l’inverse : avec ma ferme je peux faire manger ma famille, et l’abriter sous une tente." Nous écoutons des paysans de Beit Lahia, au nord de la bande de Gaza, commune rurale particulièrement martyrisée par l’offensive de 2014. Une trentaine de paysans et paysannes formés en coopérative réhabilitent leur terre. Solidement épaulés par l’UAWC (Union des Comités de Travailleurs de l’Agriculture et de la pêche), ils font face aux conditions de culture, profondément dégradées, avec des solutions écologiques. L’arrosage en pleine terre est remplacé ici, pour la production de fraises, par des productions hors sol permettant le recyclage presque complet de l’eau utilisée. Fragiles solutions car en partie dépendante de l’aide solidaire, comme les serres nécessaires. Mais témoins et outils d’une volonté implacable : "nous resterons sur nos terres et nous en vivrons".

Gaza, une société en situation extrême... ou la préfiguration d’un monde à venir ?

Des fraises contre les bombes larguées par les F16, dérisoire ? A moins que ce ne soit un raccourci pertinent de ce qui se joue "là-bas, où le destin de notre siècle saigne" [11].

Quel siècle ? Eh bien justement, à Gaza, vingtième et vingt-et-unième siècle se donnent la main : la question posée en Palestine est la question coloniale. Mal maquillée sous la fable "cette terre est à nous", quelle qu’en soit la version, archéologique ou divine, c’est la question du droit du plus fort qui est en jeu. La question de la situation des populations face à la redistribution de l’espace par les États les plus puissants - et les organes qu’ils se donnent pour les représenter.

Vingtième siècle. La puissante Europe a progressivement sculpté son antisémitisme chrétien jusqu’à la figure hideuse de l’antisémitisme racial, et pavé la voie de la solution finale. Le nazisme a été défait. Pas la matrice inégalitaire dont il était l’un des rejetons possibles : la date du 8 mai 1945 l’exemplifie de manière éclatante, jour de la victoire sur l’Allemagne nazie et jour des massacres de Sétif et Guelma. 1947, année du "plan de partage" de la Palestine et du tracé séparateur dont nous avons parlé, voit également la "partition des Indes" [12], avec la création du Dominion du Pakistan, formé de deux territoires, juste séparés par... l’Inde. En permettant dans ce contexte au rêve colonial sioniste (déjà bien avancé en ce temps, au sens où les principaux organes d’un pouvoir étatique sont déjà construits [13]) de se donner libre cours, l’Europe se débarrasse peut-être de sa culpabilité et sûrement de ses Juifs : les rescapés des camps, qui dans leur majorité demanderont le chemin vers l’Europe et les États-Unis, seront déboutés. Ils échoueront en Palestine.

Vingt-et-unième siècle. Est-on responsable de sa naissance ? Non. Mais de ses actions, certainement. Israël s’est hissé à une place éminente dans le concert des puissants, élève dépassant ses maitres, spécialisé dans la surveillance et le contrôle des populations. Grâce à une bonne expertise en technologies de pointe. Grâce surtout à un atout comparatif imparable : la possibilité de tester et mettre en œuvre matériels et techniques en vraie grandeur [14]. Ce qui n’est possible qu’à deux conditions : la situation coloniale acquise, faisant des Palestiniens des sous-citoyens, voir moins ; la mise en condition de la partie juive de sa population, biberonnée à la certitude que ses propres droits priment sur ceux des autres, qu’on a le droit d’être raciste contre les Arabes, et que la peur justifie tout.

Est-ce ainsi que nous allons accepter de vivre ?


posté le  par par Pierre Stambul et Sarah Katz vbv  Alerter le collectif de modération à propos de la publication de cet article. Imprimer l'article

Commentaires

Les commentaires de la rubrique ont été suspendus.