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Genèses du néolibéralisme. Contribution à une analyse sociologique du cas français.

posté le 20/12/17 par  Frédéric Lebaron, septembre 1998 Mots-clés  économie 

Genèses Du Néolibéralisme – Par Frédéric Lebaron. Contribution à une analyse sociologique du cas français.

    • Comment les idées néolibérales ont-elles pu dominer les élites politiques, économiques et médiatiques, à droite et à gauche, à partir du début des années 1980 en France ? Comment ont-elles pu devenir la matrice des politiques publiques nationales (et européennes), du « tournant de la rigueur » de Mitterrand-Mauroy en 1983 au « tournant patronal » de Hollande-Valls de 2014 ?
    • L’esquisse magistrale de réponse proposée dans ce texte inédit par le sociologue Frédéric Lebaron évite les écueils de l’économisme (la logique économique du capitalisme produirait mécaniquement l’application politique de ces idées), du conspirationnisme (la manipulation conscience par quelques lobbys dans l’ombre constituerait l’explication principale), de la focalisation obsessionnelle sur les médias (« la propagande des médias dominants » avec ses « nouveaux chiens de garde » serait le mécanisme majeur) et de l’idéalisme (la force propre des idées libérales rendrait compte de leur succès).
    • Il se concentre alors sur les interférences et la conjonction de transformations non coordonnées au départ opérant dans des champs (politique, technocratique, économique, intellectuel et journalistique, tout particulièrement) différents et autonomes de la société, avec une analyse s’inscrivant dans le cadre de la sociologie critique initiée par Pierre Bourdieu (1930-2002).

Ce texte a été initialement présenté, sous le titre « La « révolution néolibérale » comme restauration intellectuelle », comme communication au Congrès Marx International II, organisé à l’initiative de la revue Actuel Marx à l’Université Paris X-Nanterre le 1er octobre 1998. Il n’a jamais été publié jusqu’à présent.

Frédéric Lebaron est aujourd’hui professeur de sociologie à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, spécialisé dans le domaine de la sociologie économique. Il a été détaché entre 1999 et 2002 à la Chaire de Sociologie du Collège de France auprès de Pierre Bourdieu. Il a co-fondé avec ce dernier le collectif Raisons d’agir en 1996, devenue association Raisons d’agir en 1998 et association Savoir/Agir en 2010.

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En se concentrant sur les facteurs économiques des changements historiques, les analyses marxistes les plus courantes ont tendance à faire de ces changements le résultat d’un enchaînement inéluctable de mécanismes endogènes, résultant des lois d’une évolution plus ou moins implacable. Nuançant une vision trop mécaniste et économiste, plusieurs travaux de sociologie économique (pour une présentation de cette branche de la sociologie, voir Smelser, Swedberg, 1994) posent que les faits « économiques » relèvent en premier lieu de l’univers de la culture, des croyances, des pratiques et des luttes symboliques : ils sont « choses d’opinion » (selon l’expression de Durkheim, 1908, rééd. 1975, p.225).

Il s’agit ici de proposer une interprétation sociologique de la « révolution néolibérale » : plutôt que le produit inéluctable de la mondialisation capitaliste (et notamment de la mondialisation financière, telle que la décrit Chesnais, 1996), cette transformation à la fois politique, économique et intellectuelle qui a affecté les sociétés occidentales, puis mondiales, depuis le milieu des années 1970 peut être analysée comme le résultat d’une évolution du champ de production des discours et des théories économiques et de sa relation avec l’ensemble de l’espace social. Autrement dit, elle relève d’abord de l’économie des biens symboliques. Elle renvoie à un changement sur ce que l’on peut donc appeler, dans une optique résolument matérialiste (1), le marché des biens symboliques et, plus précisément, des biens idéologiques : comme sur une place boursière, certains mots, institutions et pratiques ont vu durant cette période leur capital symbolique, ou si l’on préfère leur crédit, dévalué rapidement, et cela au profit d’autres mots, institutions et pratiques dont les « cours symboliques » ont suivi l’évolution inverse. Cette dévaluation relativement brutale a conduit au triomphe d’une forme rénovée de la doctrine libérale, qui avait fait l’objet précédemment d’un comparable phénomène de dévaluation, comme si l’économie des biens idéologiques présentait le caractère cyclique que les économistes accordent aux seules grandeurs économiques et monétaires. Il est vrai que pour François Simiand, l’un des fondateurs de la sociologie économique, les fluctuations – courtes et longues – de l’économie entretiennent une certaine relation avec des mécanismes de confiance et de défiance (Simiand, 1934) : il s’agit ici de montrer tout ce que ces mécanismes doivent aux effets des fluctuations spécifiques qui surviennent sur le marché des biens idéologiques. L’une des difficultés de l’entreprise tient à la multiplicité des marchés spécifiques et à la complexité de leurs relations : dans chaque secteur particulier, l’évolution des cours présente une configuration qui n’est pas nécessairement strictement identique à celle des autres secteurs. Pourtant c’est dans la conjonction de plusieurs fluctuations relativement indépendantes qu’il faut chercher les conditions de possibilité de la révolution néolibérale.

Loin d’être contingent, un tel phénomène conjoint de dévaluation et de réévaluation symboliques est le produit d’un ensemble de facteurs que divers travaux (historiques et sociologiques en premier lieu) permettent aujourd’hui de commencer à faire apparaître dans leur articulations et leurs interdépendances. La connaissance des logiques sociales à l’origine du « tournant néolibéral » (selon une autre expression courante qui a, elle aussi, tendance à faire apparaître des évolutions historiques comme des enchaînements mécaniques) peut de plus être utile à tous ceux qui entreprennent aujourd’hui de participer à une nouvelle réorientation des priorités collectives, dans une perspective « de gauche ».

La contre-« révolution keynésienne »

Plusieurs auteurs font remonter la révolution néolibérale aux travaux de l’école de Chicago et en particulier à ceux de Milton Friedman, qui seraient à l’origine de la « contre-révolution keynésienne » (voir notamment Théret, 1994) ou, plus en amont encore, à la naissance de la Société du Mont-Pèlerin lancée, entre autres, par Hayek (cf. Dixon, 1998). La révolution néolibérale apparaît comme l’histoire d’une success story, par laquelle un petit groupe d’intellectuels conservateurs, initialement ultra-minoritaires, sont parvenus en quelques années à bouleverser les structures politico-économiques d’une grande partie des États, les conduisant à tenter de réduire de manière radicale leur intervention dans la sphère économique (par le moyen des privatisations, de la dérégulation, de la limitation des dépenses publiques, de limitations aux droits des salariés, etc.) au profit des grandes firmes multinationales d’une part et des agents des marchés financiers d’autre part. Si cette interprétation est largement fondée, elle doit être intégrée dans un ensemble de chaînes causales relativement autonomes : l’évolution des rapports de force internes au monde académique nord-américain n’est qu’un des moteurs d’un bouleversement social beaucoup large et profond, ne serait-ce que parce qu’il met en jeu plusieurs autres champs sociaux distincts.

L’apparition d’une nouvelle économie libérale dans les années 1960 renvoie d’abord à des différenciations internes au champ universitaire américain et notamment à l’arrivée d’une génération d’économistes à plus fort capital technique (en premier lieu mathématique) mais à relativement faible capital social ou « mondain », qui ont trouvé dans la radicalisation théorique et technique ainsi que dans le recours aux médias le moyen de subvertir les hiérarchies internes (Dezalay, Garth, 1998). Leur entreprise réussit incontestablement si l’on observe l’évolution, à partir des années 1970, des attributions du prix Nobel de science économique (voir Beaud, Dostaler, 1993). Alors que, jusque là, des économistes « keynésiens » avaient largement profité de la création de cette instance de consécration par la Banque Royale de Suède, elle contribue de plus en plus nettement à légitimer un type de production à la fois plus « technique » dans ses démarches et plus « libérale » dans ses implications de politique économique. Ce mouvement prolonge la montée en puissance symbolique de la « science économique » et des économistes dans l’espace des disciplines et, surtout, dans le débat public, qu’avait inauguré la période keynésienne.

Un phénomène parallèle (et interconnecté) se produit au sein des administrations financières internationales, et notamment – mais pas uniquement – des grandes organisations internationales (Fonds Monétaire International, Banque Mondiale, etc.). La subversion des hiérarchies internes au monde académique s’accompagne au début des années 1970 de ruptures homologues au sein des bureaucraties internationales, qui voient l’affirmation en leur sein d’économistes initialement formés au keynésianisme et à l’économétrie devenus plus sensibles aux « nouvelles » théories (Dezalay, Garth, 1998). Ceux-ci reconvertissent leur capital technique en se faisant les promoteurs de politiques plus directement orientées vers le marché dans les pays en voie de développement. Là encore, l’ascension des économistes permise par le néolibéralisme apparaît comme le couronnement paradoxal de la période keynésienne : tout se passe comme si le choix du « marché » était le moyen pour les économistes d’accéder plus directement aux positions dominantes dans ces institutions (voir en particulier, George, Sabelli, 1994).

Le développement du marché des idées (du marché)

D’autres évolutions relativement autonomes ont contribué au changement des rapports de force symboliques dans un sens favorable au néolibéralisme. Le développement d’un « marché des idées », au sens le plus commun du terme, est l’un des plus évidents : les biens symboliques sont directement soumis à des évaluations monétaires et peuvent ainsi entrer dans le fonctionnement interne de l’économie capitaliste (pour un exemple en Nouvelle-Zélande, Kelsey, 1995). Ce développement, en partie impulsé par les économistes néolibéraux s’étend bientôt à d’autres univers. À partir des années 1970, les « think tanks » relaient sous des formes multiples les discours conservateurs et les vendent aux décideurs politiques (Dixon, 1998), qui s’en emparent pour s’imposer sur le marché politique, à travers les médias et la publicité. Le développement rapide de la « presse économique et financière » et son autonomisation relative par rapport aux sources publiques participe à cette révolution en imposant une vision de l’indépendance journalistique adossée aux marchés financiers et aux entreprises « nouvelles » (hautes technologies, communication, information…). Les professionnels du « conseil » et de l’« audit » contribuent à l’intégration des biens symboliques à l’économie de marché, puisqu’ils vendent des prestations proprement intellectuelles aux entreprises et aux administrations. Les formations au management se constituent en un marché international centré sur les États-Unis. Le marché des idées qui connaît une forte croissance apparaît ainsi comme le sous-produit logique du succès des « idées du marché ».

Crises et interventions des « money doctors »

Mais cette double évolution, initialement interne au monde des économistes, n’aurait pas pris une telle ampleur sans le développement, au cours des années 1970, de la crise monétaire et financière qui conduit en quelques années à l’effondrement de l’ordre établi dans le pilotage de l’économie mondiale (Eichengreen, 1997). La chute du système de changes fixes instauré à Bretton Woods, l’inflation liée au « choc pétrolier » et aux pressions salariales dans un contexte de baisse relative des profits des entreprises, la hausse du chômage conduisent en quelques années à la disqualification des politiques « keynésiennes » qui étaient hégémoniques dans la période antérieure. Dans ce processus, deux éléments sont apparus comme des enjeux centraux des luttes symboliques qui traversent à la fois le champ des économistes et le champ politique : l’inflation et la spéculation financière. L’ascension des économistes conservateurs, avec les monétaristes, puis avec la nouvelle macroéconomie classique, trouve en effet une sorte de confirmation pratique dans les difficultés éprouvées par les banquiers centraux et, plus largement, les « money doctors » (sur cette notion, Drake, 1994), à lutter efficacement contre l’inflation et à défendre les monnaies nationales dans un contexte où les changes fluctuent librement, donnant aux spéculateurs un pouvoir essentiel sur la détermination des cours, alors même que, parallèlement, la croissance ralentit et que le chômage se développe. Dans ce nouveau contexte, l’entreprise néolibérale va consister à discréditer toute politique caractérisée comme « inflationniste » et inefficace pour atteindre les objectifs non monétaires qu’elle se donnerait (en premier lieu le plein-emploi) et, symétriquement, à légitimer la spéculation comme un mécanisme stabilisateur de l’ordre économique international. Parmi les banquiers centraux et les responsables de l’administration financière, la disqualification de l’inflation était déjà largement acquise bien avant la crise. En revanche, la légitimité de la spéculation ne s’y impose que comme un moyen de mettre en œuvre des politiques anti-inflationnistes de plus en plus radicales, qui s’accompagnent toujours plus nettement de restrictions budgétaires et salariales, et de monter ainsi en puissance au sein des espaces politico-bureaucratiques nationaux. Cette évolution trouve son couronnement dans les transformations du rôle des banques centrales, qui deviennent les instances motrices de la politique monétaire même dans les pays où elles n’étaient pas historiquement constituées comme « indépendantes ». Ainsi, la crise monétaire et financière des années 1970 renforce deux piliers de l’ordre symbolique qui conditionnent la vie économique : l’inflation est un mal absolu et la spéculation financière une donnée contraignante pour l’action des États et des banques centrales, constituées en acteurs dominants dans le champ de la finance internationale à côté des grandes organisations internationales.

Les changements monétaires sont pour plusieurs auteurs un facteur déterminant dans les fluctuations longues de l’économie mondiale (Simiand, 1932). Les changements historiques dans la production des discours économiques dominants semblent effectivement dépendre des évolutions qui affectent les discours publics et les représentations dominantes de la monnaie et de la finance. Ils expriment un certain état des représentations collectives concernant l’argent, l’État et le marché, le public et le privé, etc. Un autre élément d’importance qui ressort nettement de la situation mondiale des années 1970 réside dans le rôle des « crises » politiques, économiques et financières, qui apparaissent comme des moments de redéfinition potentielle des cours symboliques : ainsi, le « choc pétrolier » ou les situations institutionnelles très conflictuelles que traversent certains pays (comme la Grande-Bretagne) dans les années 1970 ou au début des années 1980 contribuent à l’imposition relativement brutale d’une nouvelle échelle des valeurs idéologico-économiques (on l’observe dans de nombreux cas en Amérique latine mais aussi en Nouvelle-Zélande, voir par exemple Kelsey, 1995).

La disqualification du socialisme (communisme, marxisme, totalitarisme)

Une quatrième série de facteurs relativement indépendants que l’on peut situer aux fondements de la révolution néolibérale peut être résumée sous le concept de « disqualification du socialisme ». La poussée historique du mouvement ouvrier et syndical, la naissance d’États dits « socialistes » exerçant une forme de concurrence sur les économies capitalistes avaient contribué simultanément à la mise en place de l’ordre keynésien et des institutions caractéristiques de l’« économie sociale de marché » ou du « modèle social-démocrate », que l’on peut interpréter comme le résultat de compromis sociaux (voir sur ce point les analyses de l’école de la régulation, Boyer, Saillard, 1995). Cette poussée historique du « socialisme », très forte au début du vingtième siècle puis après la deuxième guerre mondiale, s’était accompagnée du succès d’une croyance absolue dans les « lois » du devenir historique, en particulier les lois économiques du passage au « socialisme », le « marxisme-léninisme ». Le « keynésianisme » pouvait apparaître comme une vision intermédiaire entre le libéralisme antérieur et le « socialisme » tel que l’incarnaient l’Union Soviétique et les partis communistes.

Dans les années 1970, la valeur du « marxisme » sur le marché des biens idéologiques connaît un effondrement brutal, indissociable du succès médiatique et politique d’un autre mot visant à qualifier l’expérience communiste, celui de « totalitarisme ». Au milieu des années 1970, la parution de L’Archipel du Goulag marque le début d’une offensive médiatique, politique et intellectuelle dont la conséquence première, dans un contexte où les partis communistes ne menacent pas le système politique en place, est une nouvelle caractérisation de l’histoire du socialisme et du mouvement ouvrier international : le totalitarisme soviétique apparaît à la fois comme l’héritier de la « terreur » de 1793 et de l’œuvre de Marx. Les crimes commis dans les États « socialistes », l’oppression politique et l’échec économique sont décrits comme ses aboutissements « inévitables ». La dépréciation du cours symbolique de la notion même de « socialisme » suit celle du « communisme » : avec eux, c’est l’action collective volontariste, celle des syndicats, des partis de gauche, mais aussi plus largement des organisations qui ont mis en place l’économie sociale de marché qui se trouvent symboliquement affaiblis.

Á travers le « communisme », autant que l’Union soviétique et les partis qui s’en réclament, c’est en fait l’ensemble des institutions issues de l’ordre « keynésien » qui font l’objet d’une forme de disqualification, qu’on pourrait dire « par contamination ». La notion de « propriété collective » est victime d’un discrédit proportionnel à la violence des expériences de « collectivisation ». Par suite, la propriété publique, les biens publics, l’intervention régulatrice de l’État apparaissent comme autant de « premiers pas » sur le chemin vers la servitude selon la formule de Hayek, qu’incarnerait au plus haut degré la soumission de l’individu à des systèmes politiques et économiques « totalitaires ». La volonté politique de contrôler les mécanismes de marché est assimilée à une intervention intempestive et arbitraire dans le cours des choses, qui ne peut entraîner que des « catastrophes » (sur le modèle des famines consécutives aux collectivisations forcées), selon l’un des principes de ce qu’Albert Hirschman appelle la « rhétorique réactionnaire » (Hirschman, 1991). La mise en place de systèmes élargis de protection sociale est considérée comme le premier pas d’une étatisation de la vie privée qui atteint son point culminant dans l’absorption des individus par l’État total. L’intervention des syndicats et l’action collective sont considérés comme des entraves au fonctionnement « normal » de l’entreprise, qui la menacent d’une paralysie semblable à celle que connaît alors l’Union soviétique. Cette disqualification multiforme s’est nourrie de façon très visible de la reconversion d’intellectuels, anciens militants issus de la « gauche » syndicale ou politique, qui s’étaient un temps identifiés aux formes les plus absolutistes du communisme réel, avant de faire de la lutte contre le communisme l’axe principal de leur action politico-intellectuelle. Ils ont pour cela eu recours aux médias et aux formes d’imposition idéologique qu’ils rendent désormais possibles (Duval et alii, 1998). Leur intervention contribue à brouiller les polarités constitutives jusque là de l’espace politique, et en premier lieu, les oppositions « droite/gauche », « progressiste/conservateur », « ancien/moderne », qui, comme dans toutes les périodes de bouleversement de l’échelle des valeurs, s’inversent elles-aussi : les « conservateurs » sont les agents attachés à l’action syndicale, à l’État-Providence, à l’intervention régulatrice de l’État…

Le cas français : une illustration exemplaire ?

Ce modèle résume brièvement quatre séries de conditions sociales de la révolution néolibérale comme restauration intellectuelle. Pour comprendre l’articulation chaque fois spécifique entre ces séries causales indépendantes, il est nécessaire de le confronter à des cas historiques nationaux. On peut ainsi trouver une illustration particulièrement nette de ce modèle dans le cas français, au début des années 1980, lors du changement de politique économique du gouvernement d’union de la gauche. Cette illustration fait apparaître le rôle des médias comme l’un des lieux décisifs dans l’articulation et la synchronisation des enjeux : ce n’est pas dans un « coup d’État » ni même dans une rupture politique que s’accomplit véritablement la révolution néolibérale mais dans la mise en scène dramatisée Après une politique de relance « keynésienne » qui butte sur une dégradation du déficit commercial et des finances publiques, François Mitterrand et le gouvernement Mauroy, refusant une nouvelle dévaluation et la sortie du système monétaire européen prônée par une partie des responsables politiques de l’époque (Beaud, 1983 ; Lipietz, 1984 ; Attali, 1993), s’orientent vers une politique dite « de rigueur » dans le domaine salarial, monétaire et budgétaire, puis entreprennent une série de réformes de « modernisation » conduisant l’État à se désengager d’un certain nombre de secteurs industriels jugés irrémédiablement dépassés, au nom des nécessités de la compétition internationale (Smith, 1995). Ce changement a été décrit par certains de ses acteurs et de ses commentateurs comme une conversion collective à la « réalité économique » marquant la naissance d’un nouveau « consensus » social. Pourtant, il ne se réduit pas à une série de mesures pratiques dictées par une prétendue « nécessité », qui se seraient imposées en quelque sorte naturellement. C’est précisément le changement des croyances économiques dominantes – dans lequel la dévaluation du capital symbolique associé aux pratiques et aux institutions « keynésiennes » a joué un rôle crucial– qui a modifié la définition de la « nécessité économique » et des pratiques légitimes en ce domaine.

L’évolution des cours sur le marché des biens symboliques a abouti à un changement radical des priorités de politique économique et à une transformation durable de la hiérarchie des valeurs économiques : l’ensemble de la société française a été soumise à une entreprise de conversion dont les effets ont été profonds (même lorsque les mesures prises étaient loin d’aller jusqu’au bout de la remise en cause des « idées » dominantes dans la phase historique antérieure). Durant ce moment relativement bref, la disqualification multiforme des catégories de pensée et d’action keynésienne s’accompagne de la soumission accrue à un « consensus » économique mieux en phase avec celui qui prévalait depuis déjà plusieurs années dans les organisations internationales, sous l’influence américaine, et ne cessait de s’étendre dans les pays occidentaux, selon des rythmes et des modalités parfois beaucoup plus radicales. Car l’une des particularités de la variante française de la révolution néolibérale, que l’on retrouve dans le cas néo-zélandais de manière encore plus nette, consiste dans le fait qu’elle a été menée pour l’essentiel par des acteurs se définissant comme « de gauche » et dans la continuité de la domination technocratique sur les affaires publiques. Alors que la révolution néolibérale en Grande-Bretagne s’est accompagnée de l’arrivée à des postes de responsabilité d’un nouveau personnel légitimé par ses prises de position néolibérales, ce phénomène correspond en France, après une phase de changement relatif lié à la victoire électorale de la gauche, à une reconversion du nouveau personnel et à une reprise en main technocratique des affaires publiques par les corps traditionnellement dominants. On y retrouve pourtant les quatre conditions décrites plus haut : l’ascension des économistes prolongée par la reconversion du keynésianisme au libéralisme ; la naissance d’un marché des idées du marché où les médias ont un rôle déterminant ; l’imposition d’une nouvelle politique économique dans un contexte de crise ; la disqualification du socialisme.

La montée de l’information économique et l’interventionnisme keynésien

Les années 1982-84 marquent, en France, l’accomplissement apparemment paradoxal d’un mouvement commencé après la deuxième guerre mondiale, en partie issu d’une volonté réformiste étatiste et interventionniste. Une part importante de la production idéologique dans la France de l’après-deuxième guerre mondiale consiste en effet à formuler les principes d’un usage systématique et d’une généralisation du savoir économique, devant permettre de garantir à la fois la stabilité de l’ordre social et un développement harmonieux (Bourdieu, Boltanski, 1976). Non seulement les élites nouvelles s’appuient alors méthodiquement sur la référence à la « science économique », mais elles font de sa diffusion un axe de leur action publique. Elle a pour but de rendre accessible aux citoyens la connaissance des « lois » économiques qui canalisent les désirs individuels, leur imposant des choix et les soumettant à des calculs rationnels. Elle s’accompagne d’un mode de participation à l’action publique qui exclut les oppositions antagonistes au profit de la négociation et de l’échange d’arguments, donc du compromis, et se fonde parfois sur une représentation de la société qui assigne à chacun une place définie dans un système cohérent. Dans cette philosophie sociale, les représentants des différents groupes sociaux (responsables syndicaux, politiques et associatifs) ont une place déterminante, rendue possible par l’action entraînante de divers agents du changement (technocrates modernisateurs, planificateurs, managers, économistes, sociologues, journalistes…). Cela conduit cette philosophie à valoriser simultanément l’éducation aux règles du marché, de l’entreprise, de la compétitivité, et une action de l’État visant à obtenir, au niveau macroéconomique, des performances à court, moyen ou long terme (2).

Issue historiquement du christianisme social, reprise à son compte par une fraction, la plus modérée (et la plus éloignée de son pôle « laïque »), du mouvement socialiste, mais aussi par les ingénieurs-conseils et les technocrates modernistes (dès la première partie du vingtième siècle), cette idéologie s’est épanouie à une période où les forces de contestation de l’ordre économique et social menaçaient de le transformer radicalement et brutalement, sur le modèle de la révolution bolchevique. La guerre froide a ainsi fourni un cadre particulièrement favorable à une telle doctrine, en affectant les conditions de l’activité politico-intellectuelle, désormais placée sous une forte contrainte internationale : la pression de l’Union Soviétique et des « mouvements de subversion » internes au monde occidental contraignent alors les classes dirigeantes à enrôler les citoyens ordinaires autour de cette visée modernisatrice, rendant possible un certain progrès social tout en préservant l’ordre capitaliste : c’est ainsi que se mettent en place, dans de nombreux pays d’Europe et, dans une moindre mesure, aux États-Unis, des systèmes de protection sociale garantissant aux salariés des droits élargis face à l’ensemble des risques mal couverts par l’économie de marché. La référence centrale à Keynes, qui est apparu publiquement comme le théoricien du nouveau cours en matière d’intervention publique dans la sphère économique, ne signifie pas l’adhésion à ce que l’on appelle, dans les universités, la « théorie keynésienne » (sous quelque forme qu’elle se présente, « fondamentaliste » ou repensée, dans le monde anglo-saxon, par le « courant de la synthèse » issu, notamment, des travaux de l’anglais John Richard Hicks). Ce sont d’ailleurs des « praticiens » de l’économie, inspecteurs des finances en premier lieu, qui introduisent Keynes en France, alors que peu d’universitaires s’intéressent à son œuvre avant la guerre, bien qu’elle soit discutée au niveau international depuis la première guerre mondiale et ses conséquences monétaires. La référence collective à l’économiste britannique tient plutôt d’une humeur politique vague, qui accorde à un certain nombre de pratiques et d’institutions un capital symbolique spécifique : la stabilité monétaire internationale incarnée par le système de Bretton Woods et ses institutions, dont Keynes fut l’un des architectes, l’idée d’une intervention forte des autorités dans les conjonctures de ralentissement (par une baisse des taux d’intérêt ou par le déficit budgétaire qui joue de toute façon le rôle de stabilisateur automatique) pour relancer l’activité et maintenir un taux de croissance élevé, le rôle d’éclaireur accordé à l’État dans un univers chaotique, imparfait, et même, dans le cas français, les fonctions proprement « entrepreneuriales » de l’État liées, particulièrement après la deuxième guerre mondiale, à l’existence d’un important secteur public. Si la pensée keynésienne lie la science économique un peu plus étroitement à l’État, désormais investi de « fonctions économiques » qui excèdent largement ses fonctions traditionnelles, la construction d’un système de statistique publique a durablement renforcé un processus qui fait des croyances économiques les représentations collectives dominantes.

Le tournant néolibéral et la « pédagogie » de la crise

Le « tournant » de la politique du gouvernement de gauche apparaît comme l’aboutissement de la montée en puissance de l’économie en tant que ressource proprement politique et de la mobilisation entreprise depuis des décennies autour de l’« information économique » et de la fonction sociale des économistes. Il implique dans le champ des politiques économiques le triomphe de la « main droite » de l’État (ministère des finances et Banque de France en premier lieu), tournée vers la mobilisation des ressources dans la compétition internationale, et surtout vers la lutte contre l’inflation et le maintien de la stabilité de la monnaie, sur la « main gauche » (les ministères « dépensiers »), qui tend plutôt à subordonner l’économie à la réalisation de fins sociales. Il marque le retournement des valeurs « intellectuelles », qui seront dès lors de plus en plus fortement soumises aux forces du marché (voir Bourdieu, 1996). Les médias, même les plus « indépendants », sont alors repris en main par les forces économiques, à travers la publicité et l’accroissement des contraintes financières. Une partie des intellectuels « de gauche » se rallie en quelques années aux valeurs du capitalisme au nom du rejet radical du « socialisme », identifié au socialisme d’État soviétique.

Tous ces changements surviennent en peu de temps dans différents espaces sociaux et il ne s’agit pas ici de les décrire de façon approfondie, comme le font de nombreux travaux portant sur cette période (pour une synthèse sous l’angle libéral, cf. Smith, 1995). Mais on peut s’attarder ici sur un « moment » particulier, qui donne à voir de façon en quelque sorte « concentrée » l’ensemble des facteurs spécifiques qui ont contribué à ce changement. Ce « moment symbolique » correspond au succès d’une émission de télévision, intitulée « Vive la crise ! ». En février 1984, « Vive la crise ! » suscite un grand nombre de réactions et de commentaires et marque un moment décisif du débat public, dans un pays où la tradition étatiste, longtemps incarnée par le Plan, s’étendait auparavant bien au-delà des seules organisations politiques et syndicales dites « de gauche ». Une nouvelle alliance s’impose au sein des classes dominantes, dans laquelle certaines fractions du patronat et de la haute fonction publique, certains intellectuels et hommes de médias, qui occupent une fonction homologue à celle qu’avait eue, aux beaux jours de la période antérieure, le club Jean Moulin (3), participent à l’imposition de la nouvelle orientation économique. La présence des membres de la Fondation Saint-Simon (4) dans la naissance, l’esprit et les stratégies qui ont entouré l’émission est évidente dès cette époque pour les observateurs proches du gouvernement de gauche les plus critiques (Lipietz, 1984).

La disqualification des pratiques et des institutions « keynésiennes », déjà depuis longtemps avancée dans les grandes organisations internationales, s’y livre d’abord comme une interprétation négative de la politique de relance salariale et budgétaire menée en 1981 et l’affirmation d’une foi collective en la stabilité interne et externe de la monnaie, conçue dans la perspective de la construction européenne comme une stratégie volontariste (elle sera théorisée au ministère des finances durant la même période sous le nom de « désinflation compétitive »). Tout en rejetant les expériences libérales les plus extrêmes au nom du « pragmatisme », elle s’accompagne de l’imposition dans le champ médiatique d’entrepreneurs intellectuels qui promeuvent les idées du marché sur le marché des idées : la publicité, l’information financière, la valorisation monétaire des prestations symboliques et le lobbying politico-intellectuel s’imposent à cette occasion de façon plus visible. Elle s’appuie enfin sur le discrédit du « communisme » comme expérience « de gauche » et la remise en cause radicale du « marxisme » pour justifier le rejet de l’action collective, des institutions de l’État-Providence et des objectifs sociaux « égalitaires ».

Un moment « symbolique »

Réalisée sur Antenne 2 par Pascale Breugnot, qui commence alors à tenter de renouveler les formes télévisuelles traditionnelles et se réalisera pleinement, quelques années plus tard, dans le talk show, « Vive la crise ! » illustre un nouveau style d’émission politique, fondé sur la « politique-fiction », inspiré des États-Unis. Ce type d’émission se veut plus « proche du public » et plus directe que celles qui mettent habituellement aux prises les hommes politiques et les journalistes – les uns et les autres sont curieusement en retrait derrière le chanteur, les économistes et les différents jeunes entrepreneurs novateurs, tels Philippe de Villiers, qui interviennent tout au long de l’émission dans des sortes de « sketchs ». Le scénario est écrit par Jean-Claude Guillebaud, grand reporter pour plusieurs journaux de gauche (il a reçu le prix Albert Londres en 1972) qui séjourne alors souvent aux États-Unis et fait à ce moment-là, si l’on en croit divers observateurs, partie de la Fondation Saint-Simon, créée autour de Pierre Rosanvallon, Alain Minc et l’historien ex-communiste François Furet (Laurent, 1998). Il s’appuie sur l’ouvrage de Michel Albert, inspecteur des finances, ancien commissaire au Plan, essayiste et président des Assurances générales de France. Paru en 1982, Le pari français fournit la substance d’une philosophie économique qui se veut plus respectueuse des contraintes de la compétition internationale sans pour autant prôner l’alignement de l’Europe sur le modèle américain, référence omniprésente et constamment ambivalente, dans le prolongement du Défi américain (qu’il avait corédigé avec Jean-Jacques Servan-Schreiber en 1967).

Cet ouvrage est marqué par le style de publication qui fit la notoriété de Jean-Jacques Servan-Schreiber, combiné à une technicité (renvoyé en « annexes »), qui serait plutôt celle des rapports du Plan qu’il a animé pendant cinq ans. Évoquant son précédent ouvrage, Les vaches maigres, écrit en 1975, Michel Albert en rationalise l’échec : il a eu raison trop tôt en annonçant le fléchissement durable de la croissance et la nécessité d’une autre voie pour revenir au plein-emploi. En 1982, il annonce l’échec des politiques keynésiennes illustré par celui de la relance Mauroy, tout en rejetant les politiques ultra-libérales en cours aux États-Unis et en Grande-Bretagne : le social-libéralisme qu’il propose conjugue le rejet de tout volontarisme dans un contexte de fin de la haute croissance, la soumission aux objectifs de la convergence économique avec l’Allemagne et la construction européenne, le repli sur l’initiative individuelle, la responsabilité nécessaire des « acteurs sociaux » et des mesures ou des thèmes habituellement perçues comme « de gauche » (comme la réduction du temps de travail, le plein-emploi) mais redéfinies dans un cadre plus libéral : la « réduction du temps de travail » passe –déjà !- par l’assouplissement des règles du marché du travail et le développement du « TTP » (travail à temps partiel), l’auteur opposant toutefois à la suite du club deloriste « Échanges et Projets » le « temps choisi » au « temps partiel contraint » et développant l’exemple-modèle de BSN-Emballage où un accord de réduction a réuni l’ensemble des partenaires sociaux jusqu’à la CGT.

Le rôle central tenu par Yves Montand durant l’émission – il présente et commente les reportages – la rapproche du spectacle de variétés plus que du documentaire, mais marque aussi la volonté de proposer un contenu immédiatement plus accessible au public en s’appuyant sur la notoriété du chanteur, son image à la fois populaire, de gauche mais anticommuniste (cet ancien communiste s’est reconverti dans la dénonciation des crimes du socialisme) et médiatique. De fait, l’émission est un immense succès d’audience, ce qui contribue à l’intensité des réactions dans la presse, puisqu’elle fait l’objet de divers commentaires en « Une », et jusque parmi les membres du gouvernement. Le PCF et la CGT sont les seules organisations à réagir de façon franchement négative et ressortent très isolées du débat instauré autour de l’émission.

« Vive la crise ! » dans le texte

La publication par Libération d’un supplément au numéro 860 (il sera diffusé à 100 000 exemplaires) contribue à prolonger l’événement né autour de « Vive la crise ! ». Jean-Claude Guillebaud et Laurent Joffrin, ancien membre du CERES fondé par Jean-Pierre Chevènement, devenu journaliste à Libération, également membre de la Fondation Saint-Simon, en sont les deux corédacteurs en chef. Comme l’émission, le numéro spécial est le résultat d’une nouvelle forme de rhétorique politico-économique consistant à annoncer sous de gros titres prophétiques et répétitifs (l’ensemble oscillant en fait entre la politique-fiction et l’histoire édifiante) l’état des lieux et l’avenir possible d’un pays, en bousculant les « idées-reçues » et les « tabous ». Des pages entières de publicité (deux agences de publicité, Volvo, la BNP, Hewlett Packard, NRJ, Barilla) sont directement intégrées au contenu même du numéro, illustration du caractère intellectuellement novateur de l’entreprise (au double sens). L’agence de publicité Strafonoff et associés s’immisce par exemple avec fougue dans le débat : « Couchée la crise ! Debout les morts ! Il faut op-ti-mi-ser. C’est le langage de quelques uns. Tel Yves Montand, up au hit politique. Il gagne parce qu’il dit haut et fort ce que personne ne veut dire. En pub, c’est pareil. Il faut innover, être rapide, anticiper les courants socioculturels porteurs, prendre le risque au bon moment » (p.4).

Le numéro fournit sous une forme concentrée le répertoire des thèmes qui définissent la nouvelle idéologie dominante et met en scène par l’image certains des agents qui la portent. Le principal argument pour l’« électrochoc » proposé (l’idée que la crise est potentiellement un bienfait) revient comme un leitmotiv : c’est l’affirmation du déclin relatif de l’Europe dans le monde après la période bénie des « trente glorieuses ». Auteur du Pari français, l’ancien commissaire général du Plan et alors président des AGF Michel Albert est très présent, répondant à une interview sous le titre « Finie l’avance technologique » (pp.43-44), ou encore expliquant l’échec des politiques économiques traditionnelles (pp.60-61). On retrouve à ses côtés d’autres essayistes et intellectuels liés au champ politico-administratif, membres de la Fondation Saint-Simon, comme Alain Minc et Pierre Rosanvallon, mais aussi des universitaires – économistes et démographes – promis, pour certains d’entre eux, à un certain avenir dans le monde patronal (Denis Kessler, Hervé Le Bras, Alfred Sauvy…), des consultants et économistes d’administration parfois connus comme promoteurs de la réduction du temps de travail (Guy Aznar, Albert Bressand…), des écrivains représentant les pays en développement (Tahar Ben Jelloun), des entrepreneurs dynamiques parfois liés au champ politico-bureaucratique (Annette Roux, Philippe de Villiers…). Droite et gauche sont représentées de façon indirecte, mais on retrouve surtout les univers sociaux représentés dans une institution comme la Fondation Saint-Simon, entrepreneurs, hauts fonctionnaires, experts et intellectuels, les syndicalistes étant significativement largement exclus (leur évocation est associée, déjà, au corporatisme).

Le triple éditorial de Serge July, Jean-Claude Guillebaud et Laurent Joffrin signifie clairement la rupture : il s’agit bien de repenser la crise en admettant sa réalité durable et en tentant d’en tirer les conséquences les plus favorables. La première partie, sous le titre « Est-ce si grave ? » fait remarquer que « les Européens n’ont jamais autant consommé. Pour la plupart d’entre eux, la crise n’est encore qu’un mot, seulement un décor. Pas un drame ». Le premier travail consiste donc à minimiser l’ampleur de la crise des années 1980, en la relativisant dans l’espace (Laurent Joffrin oppose la richesse occidentale à la pauvreté du Tiers-Monde, Tahar Ben Jelloun parle des « enfants gâtés » occidentaux), et dans le temps (en opposant la situation actuelle à celle d’avant les « trente glorieuses » à partir d’extraits d’un texte de Jean Fourastié et à la crise de 1929, « la vraie crise », « une crise dure » et non « une crise molle » comme celle d’aujourd’hui). C’est parce qu’ils veulent « toujours plus », selon le titre de François de Closets, journaliste scientifique à succès dont la thématique est développée sur quatre pages, que les Français ont des réflexes essentiellement corporatistes face aux mutations du monde contemporain. Dans une deuxième partie (« Dur ! »), les auteurs soulignent que « grâce à sa prospérité, l’Europe a vécu la crise à crédit. Un par un, elle a perdu tous ses privilèges. Aujourd’hui, il faut payer ». C’est ainsi que, comme le montrent Jean Lacouture et Claude Paillat, l’Europe n’est plus au centre du monde. L’énergie à bon marché qui avait fait sa fortune n’est pas éternelle : les auteurs prophétisent même qu’« en l’an 2000, le baril atteindra sans doute 55 dollars contre 29 actuellement » (p.33). Mais le thème de la concurrence internationale apparaît plus explicitement. Ainsi, par exemple, la position de l’Europe se dégrade fortement sur le marché mondial des matières premières. Le déclin démographique menace l’avenir des pays européens, donnant naissance à des problèmes aigus comme celui du financement des retraites et déséquilibrant les rapports de forces internationaux. Sa puissance militaire comme son avance technologique (même le Minitel, fleuron de l’industrie française, est un produit international et « nous ratons la troisième révolution industrielle ») sont menacées et le système monétaire international est remis en cause. La troisième partie (« Très dur ») annonce l’échec des politiques économiques : « les politiques économiques patinent ; les programmes sont creux ; les plans échouent ; les gouvernements sont impuissants. L’angoisse. » Les « il n’y a qu’à » nationalistes et volontaristes, les politiques classiques, la recherche de la croissance ou même la guerre (Alain Minc) sont de fausses solutions. Dans une quatrième partie (« peut-être… »), on apprend enfin que « toutes les mutations ont ressemblé à des effondrements. Elles ont pourtant fait avancer l’Histoire. Cette crise est sans issue : tous les espoirs sont permis ». C’est ainsi que le partage du travail, le travail au noir, de nouveaux secteurs comme la communication et, plus largement, les initiatives individuelles sont les vraies solutions pour une Europe qui a toujours beaucoup d’atouts. Le chômage lui-même apparaît finalement comme « une chance pour l’entreprise » (sic), puisque « nouveauté des années 80 : les chômeurs créent leur emploi ». En conclusion, un dernier scénario de politique fiction imagine les États-Unis d’Europe dix ans après leur fondation (en décembre 1984) : en 1994, la présidente, Margaret Thatcher, défend la force de l’ECU, créé en 1986, face à une Amérique déclinante, qui « a pris un retard important dans la quatrième révolution industrielle, celle des protéines » (p.78). Et c’est à Yves Montand que revient la conclusion, à travers l’interview très politique qu’il donne à Laurent Joffrin : « l’ennui, c’est qu’on a perdu trois ans » (p.82).

Le rôle d’Yves Montand dans cette entreprise de « pédagogie collective » explicite qui fera par la suite le succès des essais d’Alain Minc comme de ceux de François de Closets, illustre une des conditions de l’imposition des croyances économiques : la personnalité des agents servant de relais au discours économique dominant fonde le recours à l’économie sur le « bon sens » économique, qui peut aussi bien être celui des petits patrons, des commerçants, des cadres lorsqu’il s’agit de rappeler aux réalités de la concurrence marchande, que celui des technocrates et des hommes politiques, lorsqu’il s’agit de mobiliser la nation derrière des objectifs déterminés et anticiper les futurs problèmes de financement (de l’État-Providence) : il faut alors recourir à un langage simple et clair, direct, qui n’hésite pas à provoquer (les corporatismes, les résistances au changement, etc.). D’origine ouvrière et communiste, chanteur français enraciné dans la tradition nationale, Yves Montand parle ce discours « vrai », dépourvu de technique, avec ses « tripes » – il a préparé son intervention en annotant consciencieusement les textes d’Alain Minc et Michel Albert, croit à ce qu’il dit et n’hésite même pas à rompre avec les « tabous » les plus usuels du discours politico-médiatique, comme la condamnation de Jean-Marie Le Pen et du Front National. Toute sa trajectoire faisait de lui l’un des meilleurs relais potentiels de la nouvelle croyance économique, imposant par la télévision la vision d’une nécessité (la crise) que l’action politique classique (en premier lieu le mouvement revendicatif, syndical, les partis de gauche) ne parvient à constituer comme le lieu d’une action volontariste.

En guise de conclusion

Les différentes dimensions analysées plus haut comme des conditions – relativement indépendantes les unes des autres – de la révolution néolibérale ont trouvé durant la période 1982-84 une incarnation en France. On y retrouve à la fois l’ascension des experts économiques issus de la période keynésienne mais ayant au moins en partie rompu avec la doctrine autrefois dominante (et, plus particulièrement, les experts financiers, avec ici des inspecteurs des finances et des intellectuels issus du syndicalisme reconvertis, notamment via la Fondation Saint-Simon), le rôle déterminant de la construction d’un marché des idées (les économistes les plus présents sont des essayistes à succès qui vont développer leurs thèmes dans des best-sellers libéraux et s’emploient ici à les faire triompher par le recours à la télévision), la présence en arrière-plan d’une « crise » monétaire et économique en partie « résolue » par la politique de construction européenne, et enfin, la disqualification du « socialisme » et de toute action volontariste qu’incarne le parcours d’Yves Montand. La révolution néolibérale apparaît donc bien, à travers cet exemple, comme le produit d’une restauration intellectuelle multiforme, car elle opère simultanément dans différentes sphères relativement indépendantes les unes des autres et néanmoins « coordonnées ». On observe en effet aussi, à travers cet exemple, que chacune des évolutions sur un sous-marché n’exerce pleinement ces effets que par le renfort des autres transformations, comme si l’état du marché des biens idéologiques était avant tout la résultante de plusieurs évolutions indépendantes, coordonnées par des instances médiatiques qui jouent dans ce processus une fonction de cristallisation conjoncturelle.

Si la révolution néolibérale a revêtu en France des traits spécifiques, on peut l’attribuer à plusieurs facteurs. Elle est restée très largement un processus issu de la technocratie et n’a pas bouleversé au même degré qu’en Grande-Bretagne la position relative des syndicats et des organisations politiques de gauche. La continuité avec la période antérieure et plus largement avec la domination de la bureaucratie centrale (Smith, 1995) apparaît plus forte, car une partie des agents dominants dans la période « interventionniste » et planiste se sont en fait reconvertis durant cette deuxième période : ce sont en particulier les technocrates modernisateurs issus du catholicisme social, qui ont joué dans le changement un rôle central. Le rôle des essayistes et des personnages médiatiques n’est sans doute pas le moins important dans ce qui peut apparaître comme un processus objectivement orchestré sans qu’aucune volonté ou concertation n’ait présidée à sa naissance. Mais le changement des cours sur le marché des biens idéologiques a aussi cette particularité de se faire percevoir – plus que toute autre variation conjoncturelle, même celles de l’économie « réelle » – comme le produit d’une forme de nécessité immanente : en imposant de nouvelles catégories dominantes de perception, un nouveau « sens commun » économique, la révolution symbolique fait en partie disparaître l’arbitraire de son fondement social.

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Notes :

(1) Il s’agit de déterminer les causes des fluctuations observées, c’est-à-dire l’ensemble des facteurs sociaux qui font des cours symboliques beaucoup plus que de simples aléas ou des « effets de mode » facilement réversibles. Ces causes sont à chercher dans une économie d’un genre particulier, l’économie des biens symboliques.

(2) Parce que cette philosophie se répand, dès avant la guerre, dans de nombreuses sphères politiques, administratives, syndicales, médiatiques, il est impossible de lui assigner un « lieu » et il serait risqué de tenter de la faire dériver d’une institution plutôt que d’une autre : elle est présente, sous des formes variables, à l’Institut d’études politiques de Paris comme dans les universités de droit, au Commissariat du Plan comme au Conseil économique et social, au Club Jean-Moulin comme dans les cercles « Perspectives et réalités », au PSU comme chez les gaullistes, à la CFDT comme dans certaines fractions du patronat, à L’Express comme au Figaro. Néanmoins, certains acteurs politiques, administratifs et médiatiques auront un rôle important dans son succès public : c’est le cas en premier lieu de ceux que l’on a appelé les « mendésistes » et de leurs héritiers dans différents secteurs de l’espace social. Ce qui caractérise le mieux cette mouvance politico-intellectuelle est en effet la référence de nature religieuse qu’elle fait à « l’économie ». Pour ces différents agents, l’« économie » occupe la place laissée vacante par la religion au cœur du fonctionnement de l’ordre social.

(3) Note de Grand Angle : Le club Jean Moulin a été créé en 1958 et a cessé ses activités en 1970. Dans le sillage du catholicisme social, il a constitué une aile « modernisatrice », en un sens technocratique et social-démocrate, de la gauche socialiste des années 1960.

(4) Note de Grand Angle : La Fondation Saint-Simon a été fondée en 1982 et dissoute en 1999. Ses co-présidents furent au départ l’industriel Roger Fauroux et l’historien François Furet, le secrétaire l’intellectuel Pierre Rosanvallon et le trésorier le conseiller d’entreprise-politique-essayiste Alain Minc. Il a réuni des patrons, des intellectuels, des hauts fonctionnaires, des hommes politiques, des patrons de presse et des journalistes ainsi que des syndicalistes. Il a joué un certain rôle dans la conversion des élites françaises au néolibéralisme, tout particulièrement à gauche, au cours des années 1980.


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posté le  par  Frédéric Lebaron, septembre 1998  Alerter le collectif de modération à propos de la publication de cet article. Imprimer l'article

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