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« Islamophobie », le nouveau point Godwin

posté le 06/05/16 par Sonya Faure Mots-clés  réflexion / analyse 

Le débat s’envenime entre ceux qui plaident pour la reconnaissance de l’islamophobie et ceux qui bannissent le mot. Au moins sont-ils d’accord sur un point : ce concept permet d’éviter les vraies questions.

C’est le « I-word », comme on dit poliment « F-word » pour ne pas dire « Fuck » : le mot qu’on n’ose plus prononcer de peur de devenir grossier ou d’envenimer la discussion. Alors que le terme « islamophobie » cherchait à rendre visible une réalité bien réelle et longtemps niée - les violences à l’encontre des musulmans -, il fait désormais partie de ces expressions brûlantes autour desquelles le débat devient impossible. Le « point Godwin » de toute discussion sur l’islam.

L’essayiste Patrick Kessel (qui a signé la tribune « En finir avec le procès en islamophobie », dans Libération du 16 février), le délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémistisme, Gilles Clavreul, Manuel Valls et même Charb, d’outre-tombe, avec son livre posthume, Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes (les Echappés, 2015) : nombreux sont les intellectuels ou officiels qui refusent d’utiliser le mot.

Dans une tribune publiée dans Libération, l’expert en islam politique Gilles Kepel affirme ainsi que la peur d’être taxé d’islamophobe a rendu toute analyse critique de l’islam haram (« péché, interdit »). Pour les sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat, c’est exactement le contraire. Selon eux, les débats sans fin sur la pertinence du mot « islamophobie » permettent à bon compte de contourner le débat sur un enjeu autrement plus fondamental : la place accordée (et déniée) aux musulmans en France (1).

Personne ne nie sérieusement l’existence, en France, de violences et de discriminations envers les musulmans. En 2015, les actes « antimusulmans », comptabilisés par la Délégation interministérielle contre le racisme et l’antisémitisme, ont triplé par rapport à 2014. Mais si les débats s’enveniment et s’enlisent dans les sphères intellectuelles, c’est autour du mot lui-même et de son utilisation.

L’appel de la philosophe Elisabeth Badinter à surmonter sa « peur de se faire traiter d’islamophobe » pour défendre la laïcité, en janvier sur France Inter, est devenu fameux. Gilles Kepel lui emboîte le pas : « Le tabou de l’islamophobie interdit de penser les conflits qui traversent l’islam, car cela reviendrait à reconnaître que cette religion n’est pas d’essence absolue, qu’elle est traversée de luttes, comme toute autre idéologie. N’en déplaisent à certains, le débat sur l’islam fait partie de la société française et il doit être mené », explique-t-il à Libération.

Les contempteurs de la notion d’islamophobie appuient notamment leur argumentation sur l’étymologie du mot : en réprouvant la « phobie » de l’« islam », ce n’est pas seulement les attaques contre les musulmans que l’on condamne, mais toute critique d’une religion, rétablissant ainsi un délit de blasphème. La journaliste Caroline Fourest, l’essayiste Pascal Bruckner estiment tous que l’islamophobie est le « cheval de Troie des salafistes », pour reprendre l’expression de Manuel Valls, dans le Nouvel Obs en 2013.

« La remarque est légitime, le risque est réel qui vise moins le concept que certains de ses usages », reconnaissent Mohammed et Hajjat dans leur livre Islamophobie… Mais après tout, le mot « antisémitisme », qui entretenait la confusion entre la « race juive » et le judaïsme, était lui aussi ambigu, ce qui n’a pas empêché qu’il s’impose, argumentent les sociologues. « La notion d’islamophobie est imparfaite et instrumentalisable, mais nécessaire. Mettre un mot sur une réalité sociale permet de faire reconnaître son existence. »

Certes, les fondamentalistes ont, en effet, intérêt à maintenir la confusion entre islamophobie et critique de l’islam. Mais qui niera qu’aujourd’hui, dans le langage commun, dans la prose militante comme dans celle des organisations internationales (l’Union européenne comme l’ONU ont adopté ce terme), l’islamophobie s’est imposée pour dire les disparités de traitement et le racisme, bien loin des batailles érudites - et parfois hypocrites - sur l’origine ou l’étymologie du mot ? C’est le chemin qu’a fait la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Après de longs débats, elle a finalement décidé d’institutionnaliser le mot si controversé dans son rapport de 2013.

Le journaliste Adam Shatz revenait au début du mois, dans la London Review of Books, sur les récents propos d’Elisabeth Badinter dans le Monde : « Taxer d’islamophobie ceux qui ont le courage de dire "nous voulons que les lois de la République s’appliquent à tous et d’abord à toutes" est une infamie. » Pour l’éditorialiste anglo-saxon, les débats lexicaux autour de l’« islamophobie », comme celui autour de la « laïcité » (« stricte », « libérale », « de combat », etc.) sont devenus aux yeux des musulmans, qu’ils soient pratiquants ou non, « des mots codés pour les maintenir à leur place ».


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