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Israël ou la religion de la sécurité

posté le 14/10/16 par Gideon Levy Mots-clés  répression / contrôle social  antifa  veiligheids / terrorisme 

Après les attentats qui ont ensanglanté la France, de nombreux responsables politiques ont érigé en modèle la gestion par Tel-Aviv des questions de sécurité. Au risque d’en taire les effets pervers sur les plans politique, économique et social. Dans la société israélienne comme dans les territoires occupés, la réponse militaro-policière au terrorisme a montré ses limites.

On considère souvent Israël comme l’un des États les plus religieux du monde ; il l’est encore plus qu’on ne l’imagine. Ici, religion et État ne font qu’un. L’orthodoxie juive accompagne les citoyens de la naissance à la mort, qu’ils soient croyants, agnostiques ou athées. Mais, comme si cela ne suffisait pas, un second dogme encadre la vie des Israéliens : celui de la sécurité. À chaque étape de leur vie, il leur impose ses règles implacables.

Cette religion-là repose sur la croyance qu’Israël vivrait sous une menace perpétuelle — conviction qui repose sur une certaine lecture de la réalité, mais qui se nourrit également de mythes méticuleusement entretenus. Nos gouvernants orchestrent ainsi des campagnes de peur. Ils exagèrent les dangers réels, en inventent d’autres et alimentent l’idée que nous serions victimes de persécutions constantes. Et cela dure depuis la création de l’État.

Pendant la guerre de 1948, au lendemain de la Shoah, une telle attitude se justifiait sans doute : les Israéliens ne se percevaient-ils pas tel David face à Goliath ? Mais, depuis, le pays s’est hissé au rang de puissance régionale solide. Notre armée compte parmi les plus puissantes de la planète et dispose d’un arsenal technologique sophistiqué. La croyance demeure néanmoins : Israël lutterait pour sa « survie », même s’il se mesure à des organisations dont les membres marchent quasiment pieds nus, comme le Hamas ; même si, à part l’Iran, aucun État puissant ne l’a placé dans sa ligne de mire ; et même si ce sont nos troupes qui mènent des opérations d’occupation. La recette n’est pas neuve, ni propre à notre pays : réelle ou fictive, la menace extérieure justifie l’« union nationale » et l’emprise de l’État sur la population.

Selon le centre de recherche IHS Jane’s, Israël affichait en 2015 le seizième budget de défense du monde : 15,6 milliards de dollars. Cela représente 6,2 % du produit intérieur brut (PIB), ce qui place le pays au deuxième rang mondial, derrière l’Arabie saoudite. La part du budget de la défense dans le PIB israélien est deux à six fois plus élevée que dans les autres nations industrialisées. Et, en dépit de l’érosion de sa part dans les dépenses de l’État, le montant n’a cessé de croître en valeur absolue. Alors que le pays ne se situe qu’au 98e rang pour la population, avec seulement huit millions d’habitants, le Global Firepower Index (1) place l’armée israélienne au seizième rang en termes de puissance de feu, avec un char d’assaut pour 1 930 citoyens (contre 5 948 en Corée du Nord et 157 337 en France) et un avion de chasse pour 11 800 citoyens (contre 23 904 aux États-Unis et 51 914 en France).

La bagatelle de quatorze sous-marins

De telles dépenses, plus importantes proportionnellement que celles des États-Unis, de la Russie ou de la France, s’effectuent au détriment d’autres secteurs : l’éducation, la santé, le logement, les transports ou l’accueil des migrants. Mais cette préférence budgétaire ne fait l’objet d’aucun débat public, même lorsque des milliers de citoyens descendent dans la rue pour s’insurger contre le montant des loyers — comme pendant l’été 2011, lors de la plus grande protestation sociale de notre histoire (2). Le pays dispose de la bagatelle de quatorze sous-marins ; cinq ne suffiraient-ils pas — mettons dix, pour les inquiets ? L’argent englouti pour construire un seul de ces engins — 1,4 milliard d’euros — permettrait de réhabiliter des quartiers entiers. Mais, si les Israéliens se plaignent du coût de la vie et de la dégradation des services sociaux, ils acceptent le budget de la défense et la rhétorique sécuritaire du pouvoir sans broncher. La foi se discute-t-elle ?

Il est inquiétant de voir certains pays européens, dont la France, prendre le même chemin. S’engager sur une pente aussi glissante peut conduire à justifier toutes les atteintes à la démocratie. Les Israéliens en ont fait l’expérience : la « sécurité » fait oublier l’injustice. Elle blanchit le crime et teinte d’un vernis de légitimité les pratiques les plus discriminatoires. Dirigeants politiques, généraux, juges, intellectuels, journalistes : tous le savent, mais chacun ajoute son silence à celui de la majorité.

Quand on pénètre en voiture dans l’aéroport Ben-Gourion, il faut ouvrir la fenêtre pour saluer l’agent de sécurité armé. Tout dépend alors de la façon dont vous parlez l’hébreu : si le garde croit déceler un accent arabe, il arrête la voiture. Ainsi les Juifs s’imprègnent-ils d’un sentiment de supériorité ; les Palestiniens, de leur infériorité ou de leur dangerosité. Car, c’est bien connu, tout citoyen arabe d’Israël est un colis suspect, une bombe à retardement.

Nul ne niera que le terrorisme existe. Mais on évoque trop peu les effets pervers qu’induisent les mesures prises pour y répondre. Les contrôles interminables tracassent jour après jour des citoyens rendus dociles par la peur d’un attentat. Insidieusement se façonnent des stéréotypes, s’exacerbent des préjugés qui cristallisent en racisme. Cela contribue à détruire notre pays de l’intérieur. En ira-t-il ainsi, désormais, aux États-Unis et en Europe ? Est-ce vraiment nécessaire ? N’y a-t-il pas d’autres moyens, plus justes et plus mesurés, de lutter contre le danger ?

Au nom de la sécurité, Israël occupe depuis plus de cinquante ans des territoires palestiniens, à l’encontre du droit international. Nous sommes ainsi devenus une des rares puissances coloniales du XXIe siècle. Quand M. Shimon Pérès, futur Prix Nobel de la paix, autorisa en 1975 l’implantation d’une des plus grandes colonies, celle d’Ofra, il souligna combien il était important de conserver l’antenne de télécommunications dressée dans les territoires occupés. Mais la colonie a été construite sur des terres privées volées à des Palestiniens sous l’égide de l’État. Les gardiens temporaires sont rapidement devenus des colons ; leur camp, une banlieue des territoires. La suite, jalonnée de crimes sanglants, appartient à l’histoire. Aujourd’hui, dans Gaza, plus de deux millions de personnes sont enfermées dans ce qui constitue la plus grande prison du monde.

Comme l’ensemble des institutions, l’appareil judiciaire se prosterne devant le Moloch moderne. La Cour suprême, généralement capable de punir les injustices qui sont portées devant elle, valide l’inacceptable lorsqu’il prend prétexte d’exigences sécuritaires : destructions de maisons, expulsions, etc. Pendant la longue histoire de l’occupation, la Cour a trop rarement manifesté son opposition. Il aura fallu de longues années avant qu’elle ait le courage de critiquer les assassinats ciblés et la torture. Et elle s’obstine encore à légitimer les arrestations sans comparution devant un juge, appelées « détentions administratives ». Depuis des années, des milliers de personnes ont été embastillées sans jugement. Comme elles ne sont pas plus autorisées que leurs avocats à connaître les chefs d’accusation, elles n’ont aucun moyen de se défendre. L’état d’urgence, en vigueur depuis l’époque du mandat britannique — même si le mandat s’est achevé depuis longtemps —, autorise un tel scandale. L’état d’urgence n’a plus lieu d’être, mais ses dispositions demeurent.

Au mépris du droit international

Quant aux tribunaux militaires, ils condamnent des Palestiniens dans des mascarades de procès politiques. Au nom de la sécurité, on détruit les maisons des « terroristes » (3) et l’on procède à des châtiments collectifs interdits par le droit international. On impose quotidiennement à des milliers de personnes des contrôles arbitraires, des arrestations et des descentes nocturnes de l’armée. On empêche les uns de travailler ou de se déplacer ; on en met d’autres à mort, dès lors qu’une recrue redoute une menace. Ce fut le cas pour une enfant de 10 ans qui tenait une paire de ciseaux à la main. Abattue pour « protéger » des soldats qu’elle s’apprêtait sans doute à découper…

Rappelons que les citoyens arabes de « la seule démocratie du Proche-Orient » ont vécu sous administration militaire depuis les premières années de l’État jusqu’au milieu des années 1960. Puis vinrent cinquante années d’occupation, cinquante années d’arrestations au nom d’impératifs de « sécurité » — ce maître mot alibi évitant à Israël la qualification d’État non démocratique…

Pour l’instant, les Arabes sont les principales victimes de cette situation. Après des années de lutte contre le terrorisme, le nombre de morts palestiniens est cent fois plus élevé que celui des morts israéliens. Mais, alors que la démocratie se fragilise, les attaques contre la liberté d’expression et les droits civils (4) touchent désormais tout le monde. La religion sécuritaire étend son emprise : aujourd’hui dans les territoires occupés, demain à Tel-Aviv ; aujourd’hui au détriment des Arabes, demain des Juifs.

Dans le monde entier, les Israéliens sont perçus comme le fer de lance de la lutte contre le terrorisme. Nos entreprises conseillent des gouvernements, exportant non seulement des armes, mais aussi des savoir-faire. Mais, si les États veulent apprendre d’Israël, ils doivent aussi tirer la leçon de ce qu’il ne faut pas faire. Notamment, qu’on ne peut pas tout se permettre au nom de la sécurité. Risquer de perdre la démocratie constitue peut-être un danger plus grand que le terrorisme.


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