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L’incendie de la tour Grenfell : un crime du Capital

posté le 30/07/17 par Un sympathisant du CCI Mots-clés  réflexion / analyse 

Les survivants de l’incendie de la tour Grenfell, ceux qui vivent dans son ombre, ceux qui partout ailleurs vivent dans des tours similaires, ceux qui sont venus manifester leur solidarité, dont la colère les a menés jusqu’à occuper la mairie de Kensington et à marcher sur Downing Street, tous ceux-là étaient parfaitement clairs sur le fait que cette horreur n’est pas une “tragédie” abstraite, et encore moins un acte de Dieu, mais comme le disait une bannière de fortune, “un crime contre les pauvres”, une question de classe rendue d’autant plus évidente par le fait que le Royal Borough de Kensington et Chelsea représentent typiquement l’obscène contraste de richesse qui est la marque de ce système social, le résumant sous la forme très visible et tangible de la “question du logement”.

Bien avant le déclenchement de l’incendie, un groupe d’action de résidents avait averti de l’état dangereux de la tour Grenfell, mais ces avertissements avaient été systématiquement ignorés par le conseil municipal et son agent, le Kensington and Chelsea Tenant Management Organisation. Cela fait longtemps que l’on soupçonne que le revêtement qui est suspecté d’être la principale cause de la rapide propagation de l’incendie n’avait pas été installé pour le bien-être des résidents de la tour, mais pour en améliorer l’aspect extérieur par égard pour les riches habitants du quartier. Encore une fois, il est bien connu que tout ce quartier est infesté par cette nouvelle génération de propriétaires terriens non résidents qui, poussés par la manie de la bourgeoisie anglaise d’encourager l’investissement étranger, achètent des bâtiments extrêmement chers et dans beaucoup de cas ne se soucient même pas de les louer, les laissant vides pour purement et simplement spéculer dessus. Et bien entendu, la spéculation sur les logements, encouragée par l’État, a été un élément central du krach de 2008, un désastre économique dont le résultat net a été d’élargir encore un peu plus l’énorme fossé entre ceux qui sont riches et ceux qui ne le sont pas. Aujourd’hui acheter une maison coûte cher, particulièrement à Londres qui reste la pièce maîtresse d’une économie de casino reposant sur la dette.

La profondeur et l’étendue de l’indignation provoquée par une telle politique ont été à ce point que les media appartenant à ceux qui sont en haut de l’échelle de la richesse, et contrôlés par eux, n’ont pas eu trop le choix et ont dû emboîter le pas de toute cette rage. Quelques-uns des tabloïds pro-Brexit ont cherché à rendre les règlements de l’UE responsables de l’incendie, mais ont dû faire machine arrière assez vite face à la colère populaire (mais seulement lorsqu’il est apparu que le genre de revêtement utilisé pour “régénérer” Grenfell est interdit dans un pays comme l’Allemagne). Un journal, pourtant pas précisément réputé pour son radicalisme, le Metro de Londres, a affiché en gros titre  : “Arrêtez les assassins  !”, présenté non comme une citation, mais comme une demande, basée cependant sur la rhétorique du député de Tottenham David Lammy qui a été l’un des premiers à décrire l’incendie comme “un homicide involontaire d’entreprise”. Et tout le monde, à l’exception d’une petite minorité de trolls internet racistes, a évité tout mot désobligeant sur le fait que la majorité des victimes non seulement étaient pauvres, mais étaient des migrants et même des réfugiés. Les nombreuses expressions de solidarité que nous avons vues au lendemain de l’incendie, les dons de nourriture, de vêtements, de couvertures, d’hébergement, de travail dans les centres d’urgence, sont venus des gens sur place, de tous les milieux ethniques et religieux, ne conditionnant aucunement leur aide à l’histoire personnelle des victimes.

Les manifestants ont parfaitement raison d’exiger des réponses sur les causes de cet incendie, de faire pression sur l’État pour qu’il accorde une assistance d’urgence pour les reloger dans le même quartier, certains d’entre eux ont déjà fait référence à la douloureuse expérience des déplacés de l’ouragan Katrina, qui a été utilisé pour procéder à une sorte de nettoyage de classe et ethnique dans les quartiers “désirables” de la Nouvelle-Orléans. De façon tout à fait compréhensible, ceux qui vivent dans les autres grands ensembles veulent un bilan de sécurité et des améliorations dans ce domaine aussi rapidement que possible. Mais il faut absolument examiner les causes profondes de cette catastrophe, pour comprendre que l’inégalité qui en a été si souvent désignée comme un élément-clé est enracinée dans la structure fondamentale de l’actuelle société. C’est particulièrement important parce qu’une grande partie de la colère que tout le monde ressent est dirigée contre des individus et institutions particuliers (Theresa May parce qu’elle a eu peur du contact direct avec les résidents de Grenfell, le conseil municipal ou le KCTMO) plutôt que contre le mode de production qui engendre de tels désastres depuis ses propres entrailles. Si ce point manque, la porte reste ouverte à toutes les illusions sur des solutions capitalistes alternatives, en particulier celles que propose l’aile gauche du capital. Nous avons déjà vu Corbyn à nouveau prendre la tête de la course au jeu de la popularité devant May du fait de sa réponse plus sensible et “terre à terre” aux résidents de Grenfell, notamment son plaidoyer pour des solutions apparemment radicales, comme la “réquisition” de maisons vides pour offrir un logement à ceux qui ont été déplacés 1.

Le capitalisme est à la racine de la crise du logement

Voici comment Marx définissait le problème, en se concentrant particulièrement sur l’impitoyable chasse au profit dans le processus de production  :

“Comme l’ouvrier consacre au procès de production la majeure partie de sa vie, les conditions de la production s’identifient en grande partie avec les conditions de son existence. Toute économie réalisée sur ces dernières doit se traduire par une hausse du taux du profit, absolument comme le surmenage, la transformation du travailleur en bête de somme sont, ainsi que nous l’avons montré précédemment, une méthode d’activer la production de la plus-value. L’économie sur les conditions d’existence des ouvriers se réalise par  : l’entassement d’un grand nombre d’hommes dans des salles étroites et malsaines, ce que dans la langue des capitalistes on appelle l’épargne des installations  ; l’accumulation, dans ces mêmes salles, de machines dangereuses, sans appareils protecteurs contre les accidents  ; l’absence de mesures de précaution dans les industries malsaines et dangereuses, comme les mines par exemple. (Nous ne pensons naturellement pas aux installations qui auraient pour but de rendre le procès de production humain, agréable ou seulement supportable, et qui, aux yeux de tout bon capitaliste, constitueraient un gaspillage sans but et insensé)”.

Mais cette tendance à réduire l’espace, à négliger les mesures de sécurité et à tailler dans les coûts de production afin d’augmenter le taux de profit ne s’applique pas moins à la construction de logements destinés à la classe exploitée. Dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845), Engels décrivait avec beaucoup de minutie la surpopulation, la crasse, la pollution et le délabrement des maisons et des rues hâtivement construites pour loger les ouvriers d’usine de Manchester et d’autres cités  ; dans La question du logement (1872), il soulignait que ces conditions déclenchaient inévitablement des épidémies  :

“Les germes du choléra, du typhus, de la fièvre typhoïde, de la variole et autres maladies dévastatrices se répandent dans l’air pestilentiel et les eaux polluées de ces quartiers ouvriers  ; ils n’y meurent presque jamais complètement, se développent dès que les circonstances sont favorables et provoquent des épidémies, qui alors se propagent au-delà de leurs foyers jusque dans les quartiers plus aérés et plus sains, habités par Messieurs les capitalistes. Ceux-ci ne peuvent impunément se permettre de favoriser dans la classe ouvrière des épidémies dont ils subiraient les conséquences  ; l’ange exterminateur sévit parmi eux avec aussi peu de ménagements que chez les travailleurs”.

Il est bien connu que la construction du réseau d’égouts de Londres au xixe siècle, un travail d’ingénierie titanesque qui a grandement réduit l’impact du choléra et qui est toujours en fonction aujourd’hui, n’a connu une forte impulsion qu’après la “Grande puanteur” de 1858 qui provenait de la Tamise polluée et qui s’attaquait aux narines des politiciens de Westminster. Les luttes et les revendications ouvrières pour de meilleurs logements ont bien entendu été un facteur pour décider la bourgeoisie à démolir les bidonvilles et à offrir des constructions plus sûres et salubres à ses esclaves salariés. Pour se protéger lui-même des maladies et aussi pour faire cesser la décimation de sa force de travail, le capital a été contraint d’introduire ces améliorations, d’autant que de substantiels profits pouvaient être faits en investissant dans la construction et la propriété. Mais comme Engels l’a noté, même à cette époque de réformes conséquentes, rendues possibles par un mode de production en pleine ascendance, le capitalisme avait tendance à simplement déplacer les bidonvilles d’une zone à une autre. Dans La question du logement, Engels montre comment cela se passe dans la région de Manchester. A notre époque, marquée par la spirale de décadence du système capitaliste à un niveau mondial, le déplacement s’est de façon évidente produit des pays capitalistes “avancés” vers les immenses bidonvilles qui entourent tant de grandes cités de ce que l’on appelle le “Tiers-Monde”.

Le communisme et le logement de l’humanité

C’est pourquoi, en rejetant l’utopie proudhonienne (ultérieurement actualisée par le projet de Thatcher que chacun construise son propre logement social, ce qui a considérablement exacerbé le problème du logement) où chaque ouvrier possède sa propre petite maison, Engels insistait  :

“Et aussi longtemps que subsistera le mode de production capitaliste, ce sera folie de vouloir résoudre isolément la question du logement ou toute autre question sociale concernant le sort de l’ouvrier. La solution réside dans l’abolition de ce mode de production, dans l’appropriation par la classe ouvrière elle-même de tous les moyens de production et d’existence” 2.

La révolution prolétarienne en Russie en 1917 a donné un aperçu de ce que, à son stade initial, cette “appropriation” pourrait signifier  ; palais et manoirs des riches ont été expropriés pour y loger les familles les plus pauvres. Dans le Londres actuel, à côté des palais et manoirs qui existent, la vertigineuse augmentation des constructions spéculatives lors des dernières décennies nous laisse un énorme lot de tours de prestige, dont une partie n’est habitée que par quelques riches résidents, une autre n’est occupée que par toutes sortes d’activités commerciales parasitaires, et la plus grande partie reste tout simplement invendue et inutilisée. Mais leurs systèmes anti-­incendie sont certainement bien meilleurs que ceux de Grenfell. Ce type d’immeubles est l’argument principal pour faire de l’expropriation une solution immédiate au scandale des sans-logis et des logements sous-équipés.

Mais Engels, comme Marx, penchait pour un programme bien plus radical que simplement s’emparer des logements existants. A nouveau, en rejetant les fantaisies proudhoniennes de retour à l’industrie artisanale, Engels pointait le rôle progressiste joué par les grandes cités qui rassemblent des masses de prolétaires capables d’agir ensemble et ainsi de défier l’ordre capitaliste. Et, à nouveau, il insistait sur l’idée que le futur communiste en finirait avec la brutale séparation entre villes et campagnes et que cela signifierait le démantèlement des grandes cités – un projet d’autant plus grandiose à l’époque actuelle que les méga-cités boursouflées d’aujourd’hui font ressembler les grandes villes que connaissait Engels à de paisibles bourgades.

“On avoue donc que la solution bourgeoise de la question du logement a fait faillite  : elle s’est heurtée à l’opposition entre la ville et la campagne. Et nous voici arrivés au cœur même de la question  ; elle ne pourra être résolue que si la société est assez profondément transformée pour qu’elle puisse s’attaquer à la suppression de cette opposition, poussée à l’extrême dans la société capitaliste d’aujourd’hui. Bien éloignée de pouvoir supprimer cette opposition, elle la rend au contraire chaque jour plus aiguë. Les premiers socialistes utopiques modernes, Owen et Fourier, l’avaient déjà parfaitement reconnu. Dans leurs constructions modèles, l’opposition entre la ville et la campagne n’existe plus. Il se produit donc le contraire de ce qu’affirme M. Sax  : ce n’est pas la solution de la question du logement qui résout du même coup la question sociale, mais bien la solution de la question sociale, c’est-à-dire l’abolition du mode de production capitaliste, qui rendra possible celle de la question du logement. Vouloir résoudre cette dernière avec le maintien des grandes villes modernes est une absurdité. Ces grandes villes modernes ne seront supprimées que par l’abolition du mode de production capitaliste et quand ce processus sera en train, il s’agira alors de tout autre chose que de procurer à chaque travailleur une maisonnette qui lui appartienne en propre” 3.

Dans la lignée de cette tradition radicale, le communiste de Gauche italien Amadeo Bordiga a écrit un texte en réponse à l’engouement de l’après Seconde Guerre pour les grands ensembles et les gratte-ciels, une mode revenue en force ces dernières années malgré une série de désastres et malgré l’évidence que vivre dans un grand ensemble exacerbe l’atomisation de la vie urbaine et génère toutes sortes de difficultés sociales et psychologiques. Pour Bordiga, les grands ensembles sont un symbole puissant de la tendance du capitalisme à entasser le plus possible d’êtres humains dans un espace aussi limité que possible, et il n’a pas de mots assez durs pour les architectes “brutalistes” qui en chantaient les louanges 4. “Verticalisme, tel est le nom de cette doctrine difforme  ; le capitalisme est verticaliste”.

Le communisme, au contraire, serait horizontal. Plus loin, dans le même article, il explique ce qu’il veut dire par là  :

“Quand, après avoir écrasé par la force cette dictature chaque jour plus obscène, il sera possible de subordonner chaque solution et chaque plan à l’amélioration des conditions du travail vivant, en façonnant dans ce but ce qui est du travail mort, le capital constant, l’infrastructure que l’espèce homme a donnée au cours des siècles et continue de donner à la croûte terrestre, alors le verticalisme brut des monstres de ciment sera ridiculisé et supprimé, et dans les immenses étendues d’espace horizontal, les villes géantes une fois dégonflées, la force et l’intelligence de l’animal-homme tendront progressivement à rendre uniformes sur les terres habitables la densité de la vie et celle du travail  ; et ces forces seront désormais en harmonie, et non plus farouchement ennemies comme dans la civilisation difforme d’aujourd’hui, où elles ne sont réunies que par le spectre de la servitude et de la faim.”

Courant Communiste International - http://fr.internationalism.org

1 Dans la vision capitaliste d’État de Corbyn, la réquisition de bâtiments n’est pas le résultat d’une auto-initiative de la classe ouvrière, mais une mesure légale prise par l’État, la même chose que réquisitionner des bâtiments en temps de guerre.

2 La question du logement.

3 Idem.

4 Amadeo Bordiga était architecte de formation.


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