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L’ontologie badiousienne parodiée par Benedetta Tripodi ou ce qu’il fallait démonter

posté le 21/10/18 par https://zilsel.hypotheses.org/2598 Mots-clés  réflexion / analyse 

Le 1er avril 2016, jour poissonnier s’il en est, le Carnet Zilsel révélait la parution d’un nouvel article bidon, cette fois dans les Badiou Studies : « Ontology, Neutrality and the Strive for (non)Being-Queer » (téléchargeable ici : 100-337-1-PB). Un débat s’est amorcé ici et là, mais comme c’était prévisible, l’essentiel des arguments des auteurs du canular, Anouk Barberousse et Philippe Huneman, sont passés à la trappe. Rien de bien surprenant. L’explication de texte, longue et austère, demande un surcroît d’attention. Passé l’effet de surprise et l’éclat de rire, l’article précise les motifs de la critique et commence le démontage. La lecture en est de fait coûteuse. C’est pourquoi, prévenant les risques de misreading à l’heure du commentaire à la volée et de l’in(di)gestion de contenus médiatiques, nous publions aujourd’hui un résumé étendu dont le but est d’expliquer à nouveau le sens de la démarche et, espérons-le, réamorcer la discussion.

Le canular Benedetta Tripodi vise à démonter la stratégie de légitimation qui consiste à présenter la philosophie d’Alain Badiou comme horizon métaphysique et politique de notre temps. Notre analyse ne se veut évidemment pas une refutatio une bonne fois pour toutes de Badiou, encore que la mise au jour de ses faiblesses fragilise sensiblement l’édifice. En jetant le doute sur le sérieux philosophique de ses écrits et des commentaires de ses admirateurs à travers le monde, elle défait l’argument qui, sur la seule base de sa renommée intellectuelle indéniable, conclut à l’éminence de sa valeur métaphysico-politique.

Si la revue consacrée à Badiou laisse publier un article strictement vide de sens que nous avons écrit, quelles qu’en soient les raisons – négligence, manque de sens critique, amateurisme, etc. –, cela montre bien qu’il y a un problème avec le cercle des lecteurs qui se revendiquent de Badiou. À partir de ce constat, la renommée internationale de Badiou peut difficilement justifier son éminence objective comme philosophe. Il faut au contraire analyser la structure de cette renommée, ainsi que ses bases sociologiques.

Trois grandes lignes d’explication sont développées dans le texte d’explication publié le 1er avril sur le Carnet Zilsel. La première a trait à la réception paradoxale du badiousisme dans et surtout à la lisière de la philosophie académique, en France mais surtout à l’étranger ; la deuxième concerne les conditions sociales de l’avènement et de l’agrandissement de la figure de Badiou ; la dernière, enfin, propose de démonter cette machinerie textuelle close qui encourage autant qu’elle autorise les discours « hors sol » et l’exégèse fétichiste. Nous ramassons dans le présent texte leurs conclusions.

La philosophie de Badiou n’est pas « postmoderne ». D’inspiration platonicienne et politiquement toujours dans la lignée maoïste, elle est intrinsèquement dogmatique et contredit en tous points l’idéologie relativiste et constructiviste qui fait florès sous plusieurs labels de consommation ordinaire (« French Theory », « Theory »), en particulier dans des disciplines universitaires récentes de type X-studies (Cultural studies, Heritage studies, Media studies, Film Studies, White Studies, etc.). Néanmoins (et spécialement dans le monde anglo-américain), la pensée de Badiou bénéficie d’un soutien intellectuel de la part de lecteurs venus de ces disciplines et campant sur ces positions postmodernes, ainsi que le démontre un rapide examen des affiliations de ses fans, des principaux lieux de publications, ou du support académique des conférences invitant ou glorifiant Badiou. Le canular montre l’inanité d’un tel attelage, en poussant jusqu’à l’absurde la rhétorique d’inspiration badiousienne retraduite par l’inénarrable Tripodi. L’article de Tripodi publié dans les Badiou Studies observe en effet fidèlement les codes d’une telle rhétorique, et notre présentation donne des exemples de textes analogues. N’importe quel philosophe sérieux pourra voir les parentés de notre texte parodique ou des écrits cités avec d’autres pris au hasard dans ces sous-domaines des X-studies où Badiou et quelques autres sont devenus les nouvelles icônes, et dont certaines caractéristiques rhétoriques sont analysées dans la dernière partie de notre texte explicatif.

Ainsi, si les thèses de Badiou sont anti-postmodernes, la pratique discursive de Badiou, sa rhétorique et celle des Badiousiens sont souvent du même ordre que celles de la theory postmoderne souvent exprimée dans le cadre des X-studies, une rhétorique qui privilégie la suggestivité à la clarté, et qui peut user d’associations libres d’idées pour ses enchaînements discursifs. Pareille homogénéité rhétorique permet que le badiousisme croisse et se perpétue paradoxalement sous la plume (et dans les revues) de celles et ceux qui en sont (pourtant et théoriquement) idéologiquement éloignés. De façon significative, notre présentation tend à montrer que la renommée internationale de Badiou est, statistiquement, de cet ordre et est très rarement le fait d’instances propres à la philosophie académique[1]. Il est donc clair que toute tentative de rejeter nos conclusions sur la portée et la signification de notre démontage – en arguant par exemple du caractère anti-postmoderne de l’œuvre de Badiou – tombe dans la contradiction qui consisterait à défendre une philosophie en soulignant son désaccord avec des discours qui font pourtant l’essentiel de sa renommée, puisqu’ils sont quasiment les seuls à la prendre à ce point au sérieux.

Il ne s’agit donc pas du tout de critiquer des positions postmodernes – ce qui requerrait une argumentation – mais d’épingler une coalescence entre un certain type de style philosophique, et une récente tendance interne (encore minoritaire) aux X-studies, lesquelles se sont construites en dehors de la philosophie et ont d’autres objets. Cette coalescence est fondée sur une rhétorique commune où la profondeur apparente (et ses apparentés : paradoxes, oxymores, provocations…) devient la norme. La légitimation et la valorisation du badiousisme, intellectuellement, émergent en ce point.

Dans notre texte d’explication, nous donnons aussi des éléments sociologiques de base explicitant les conditions dans lesquelles cette stratégie de légitimation est possible dans le contexte français. Nous insistons sur l’existence d’une « zone médiane », entre champs académique et médiatique proprement dits, dans laquelle on peut se positionner en adoptant un positionnement marginal relatif à l’académie rassise (la marginalité créatrice, en quelque sorte), tout en évitant l’opprobre associée communément à une renommée acquise purement dans le champ médiatique. Le lecteur y reconnaîtra aisément ses figures favorites, mais il est clair que l’essor du badiousisme trouve ici sa base sociale.

Nous y montrons enfin que les marques légitimes de « grandeur » philosophique (en termes de citations ou de traductions dans des textes de référence – comme les Handbooks ou Companions des presses universitaires ou la Stanford on line Encyclopedia of philosophy – de la philosophie des mathématiques ou de la métaphysique contemporaine internationales) ne sont pas aussi massives qu’elles devraient l’être pour signifier l’importance de la pensée de Badiou dans la sphère philosophique au sens strict. Une bonne partie des auteurs contemporains en métaphysique, en philosophie des mathématiques ou en philosophie politique seraient tout aussi éminents si on les jugeait à cette aune. Il en résulte que la pensée de Badiou est simplement une philosophie, parmi des centaines d’autres élaborées ces quarante dernières années.

Pour contester dans un second temps l’intérêt de cette philosophie, et en addition à des textes critiques insuffisamment connus que nous citons, nous avançons deux nouveaux arguments. L’un porte sur le caractère immotivé de l’hyperbole qui dans la philosophie badiousienne donne aux mathématiques tout leur poids ontologique ; l’autre porte sur le type d’expression idiosyncratique de l’auteur (dans ses écrits purement théoriques), lequel rend difficile sinon impossible la critique, et encourage les gloses les plus abscondes que nous avons parodiées sans peine. Les mathématiques (essentiellement la théorie des ensembles) y sont en effet réécrites en une langue qui, de l’avis même des philosophes les plus bienveillants, s’avère totalement ésotérique et superfétatoire (pour citer la recension par David Miller de L’Être et l’événement en anglais : « competently, if weirdly »[2]). Par exemple, « l’ensemble vide » y est traité selon une prose proche de la théologie négative, à rebours de son usage dans la théorie des ensembles cantorienne puis moderne. Cette langue autorise ensuite des métaphores données pour des inférences, qui rendent des objets mathématiques méconnaissables à qui travaille professionnellement sur la philosophie des mathématiques ­(ou simplement en mathématiques). La badiousisme se transforme ainsi en double discursif des mathématiques, sans autre intention sous-jacente que le désir de l’épate et le radicalisme chic.

Subséquemment, Badiou néglige de se situer par rapport à la philosophie des mathématiques et à la métaphysique contemporaines, et en particulier, use d’un langage idiosyncratique qui leur est hétérogène, alors même qu’il prétend dire une vérité absolue sur les mêmes objets. En résulte une difficulté extrême pour les spécialistes de ces champs à évaluer les énoncés badiousiens, ou même à leur conférer une quelconque signification. Cette situation explique à la fois le peu de critiques argumentées de Badiou (puisque peu de lecteurs disposent du temps qu’il faudrait pour entrer dans cette langue et y pointer les non-sens), mais aussi la facilité qu’ont certains praticiens des X-studies, familiers d’une rhétorique souvent vide et peu regardants en ce qui concerne les critères sémantiques, à s’approprier les marqueurs extérieurs de ce discours (les concepts sont transformés en simples tags). Ils en construisent ainsi la renommée sur des bases factices, tout en commettant eux-mêmes des contresens majeurs sur les mathématiques et la philosophie des mathématiques, auxquels généralement ils ne connaissent rien[3]. Last but not least, cette configuration permet aussi aux badiousiens de s’éviter les véritables objections[4]. Autant dire que c’est tout bénéfice pour Badiou comme ses lecteurs.

Pour nous, il ne fait pas de doute qu’une bonne part du prestige de Badiou tient à cette résistance aux normes usuelles de l’argumentation rationnelle de la philosophie, et particulièrement en philosophie des mathématiques ou en métaphysique, expliquant du même coup que de nombreux fans de « theory » (en entendant sous ce nom l’habillage idéel de considérations souvent idéologiquement motivées ayant parfois cours dans les X-studies) puissent y puiser exactement ce qu’ils veulent y trouver. Le canular visait à montrer cela jusqu’à l’absurde.

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Ces trois éléments (réception, conditions sociales de développement et structures de l’argumentation) permettent d’amorcer l’explication. Il nous semble que l’on comprend mieux ainsi pourquoi Badiou est devenu ce grand nom de la pensée contemporaine. Déconstruire la stratégie de légitimation qui supporte sa renommée philosophique reconduit finalement à la question de son style idiosyncratique, de sa rhétorique, qui, elle, constitue la cause proprement intrinsèque de cette renommée. C’est pourquoi il serait faux de croire que le canular Tripodi reste extérieur à la philosophie badiousienne.

Prévenons d’ailleurs tout malentendu. Il ne s’agit ici aucunement d’attaquer la philosophie dite continentale au nom de la philosophie dite analytique. Ce serait la pire caricature que l’on puisse faire de notre démarche. Nous ne pensons pas que ce partage décrive adéquatement le champ philosophique aujourd’hui, en France comme à l’étranger, et notre critique ne vaudrait aucunement pour des auteurs réputés « continentaux » majeurs comme Husserl ou Hegel (dont, d’ailleurs, les vrais spécialistes tiennent rarement Badiou en haute estime…). Il ne s’agissait pas non plus de dénoncer « le postmodernisme » ou ce qu’il en reste, et de rejouer après à l’identique le hoax d’Alan Sokal. Au contraire, nous insistons dans notre texte explicatif sur le fait que les dichotomies usuelles employées pour décrire le phénomène dont nous parlons (i.e., postmodernisme v. rationalisme, continental v. analytique, ou champ académique v. champ médiatique, etc.) ne sont pas pertinentes.

    • Il n’en reste pas moins que la production d’une prose absconse, close sur elle-même, maniant les idiomes mathématique et philosophique selon des procédures opaques et idiosyncratiques pose collectivement problème aux professionnels de ces deux disciplines, et tout autant aux divers champs des X-studies lorsqu’ils tolèrent un relâchement extrême des normes argumentatives pour un bénéfice idéologique escompté. Car ce sont bien les fondements de nos pratiques qui sont sapés par de telles manières de faire ne respectant pas a minima la cohérence discursives et les règles de l’argumentation.
  • Sous le rire du canular gît aussi, l’inquiétude sourde que soient disqualifiées – en ces temps de rigueur budgétaire – des activités intellectuelles cruciales pour la société dans son ensemble.

Anouk Barberousse et Philippe Huneman

Notes

[1] Ce simple constat étant ici un jugement de fait, et non de valeur.
[2] David Miller, « From Symbolism to Symbolic Logic. Review of Alain Badiou, Being and Event », Pli. Warwick Journal of Philosophy, vol. 20., 2009.
[3] Et inversement, l’exigence de se situer par rapport au langage commun de la discipline et de justifier les déviations qu’on commet à son endroit fait partie des normes de l’argumentation rationnelle qui pour nous devraient prévaloir dans le monde académique – en philosophie comme ailleurs. On y ajoutera bien sûr la clarté, et la transparence des enchaînements logiques.
[4] Ainsi, le concept badiousien de « vérité », comme à la fois produit dans une situation et inéluctable de celle-ci, correspond peu ou prou, une fois dégagé des obscurités langagières (et en pariant que celles-ci ne lui sont pas essentielles), au concept d’émergence. Une propriété, une loi, un phénomène est émergent par rapport à une région ontologique s’il en est à la fois dépendant – causalement ou matériellement ou nomothétiquement –, et autonome. Une immense littérature existe pour construire, critiquer, justifier ou réviser ce concept : pour argumenter sa position concernant le « noyau rationnel » (s’il y en a) de la doctrine de la vérité selon Badiou, les badiousiens devraient la prendre en compte, et répondre aux objections. En utilisant leur langage idiosyncratique, ils s’épargnent cette contrainte ; mais leur doctrine apparaît alors comme arbitraire, puisque dépourvue des justifications philosophiques requises.


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