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LISEZ "À nos amis" !

posté le 21/03/15 par Une copine Mots-clés  action  Peuples natifs 

À nos amis

« Il n’y a pas d’autre monde.
Il y a simplement une autre manière de vivre. »

Jacques Mesrine

LES INSURRECTIONS, FINALEMENT, SONT VENUES. À un rythme tel et dans tant de pays, depuis 2008, que c’est tout l’édifice de ce monde qui semble, fragment suivant fragment, se désintégrer. Il y a dix ans, prédire un soulèvement vous exposait aux ricanements des assis ; ce sont ceux qui annoncent le retour à l’ordre qui font à présent figure de bouffons. Rien de plus ferme, de plus assuré, nous disait­on, que la Tunisie de Ben Ali, la Turquie affairée d’Erdogan, la Suède sociale­démocrate, la Syrie baasiste, le Québec sous tranquillisants ou le Brésil de la plage, des bolsa família et des unités de police pacificatrices. On a vu la suite. La stabilité est morte. En politique aussi, on y réfléchit à deux fois, désormais, avant de décerner un triple A.

Une insurrection peut éclater à tout moment, pour n’importe quel motif, dans n’importe quel pays ; et mener n’importe où. Les dirigeants marchent parmi les gouffres. Leur ombre même paraît les menacer. Que se vayan todos ! était un slogan, c’est devenu une sagesse populaire – basse continue de l’époque, murmure passant de bouche en bouche pour s’élever verticalement, comme une hache, au moment où l’on s’y attend le moins. Les plus malins d’entre les politiciens en ont fait une promesse de campagne. Ils n’ont pas le choix. Le dégoût sans remède, la pure négativité, le refus absolu sont les seules forces politiques discernables du moment.

Les insurrections sont venues, pas la révolution. Rarement on aura vu comme ces dernières années, en un laps de temps si ramassé, tant de sièges du pouvoir officiel pris d’assaut, de la Grèce à l’Islande. Occuper des places en plein cœur des villes, y planter des tentes, y dresser barricades, cantines ou baraques de fortune, et y tenir des assemblées relèvera bientôt du réflexe politique, comme hier la grève. Il semble que l’époque ait entrepris de sécréter ses propres lieux communs – à commencer par ce All Cops Are Bastards (ACAB) dont une étrange internationale laisse dorénavant les murs des villes constellés à chaque poussée de révolte, au Caire comme à Istanbul, à Rome comme à Paris ou à Rio.

Mais quelque grands que soient les désordres sous le ciel, la révolution semble partout s’étrangler au stade de l’émeute. Au mieux, un changement de régime assouvit un instant le besoin de changer le monde, pour reconduire aussitôt la même insatisfaction. Au pire, la révolution sert de marche­pied à ceux­là mêmes qui, tout en parlant en son nom, n’ont d’autre souci que de la liquider. Par endroits, comme en France, l’inexistence de forces révolutionnaires assez confiantes en elles­mêmes ouvre la voie à ceux dont la profession est justement de feindre la confiance en soi, et de la donner en spectacle : les fascistes. L’impuissance aigrit.

À ce point, il faut bien l’admettre, nous autres révolutionnaires avons été défaits. Non parce que depuis 2008, nous n’avons pas atteint la révolution comme objectif, mais parce que nous avons été dépris, en continu, de la révolution comme processus. Lorsque l’on échoue, on peut s’en prendre au monde entier, concevoir à partir de mille ressentiments toutes sortes d’explications, et même des explications scientifiques, ou l’on peut s’interroger sur les points d’appui dont l’ennemi dispose en nous-­mêmes et qui déterminent le caractère non fortuit, mais répété, de nos échecs. Peut­-être pourrions­nous nous interroger sur ce qu’il reste, par exemple, de gauche chez les révolutionnaires, et qui les voue non seulement à la défaite, mais à une détestation quasi générale. Une certaine façon de professer une hégémonie morale dont ils n’ont pas les moyens est chez eux un travers hérité de la gauche. Tout comme cette intenable prétention à édicter la juste manière de vivre – celle qui est vraiment progressiste, éclairée, moderne, correcte, déconstruite, non­souillée. Prétention qui remplit de désirs de meurtre quiconque se trouve par là rejeté sans préavis du côté des réactionnaires­
conservateurs­obscurantistes­bornés­ploucs­dépassés. La rivalité passionnée des révolutionnaires avec la gauche, loin de les en affranchir, ne fait que les retenir sur son terrain. Larguons les amarres !

Depuis L’insurrection qui vient, nous nous sommes portés là où l’époque s’embrasait. Nous avons lu, nous avons lutté, nous avons discuté avec des camarades de tous pays et de toutes tendances, nous avons buté avec eux sur les obstacles invisibles du temps. Certains d’entre nous sont morts, d’autres ont connu la prison. Nous avons persisté. Nous n’avons renoncé ni à construire des mondes ni à attaquer celui­ci. De nos voyages, nous sommes revenus avec la certitude que nous ne vivions pas des révoltes erratiques, séparées, s’ignorant les unes les autres, et qu’il faudrait encore lier entre elles. Cela, c’est ce que met en scène l’information en temps réel dans sa gestion calculée des perceptions. Cela, c’est l’œuvre de la contre­ insurrection, qui commence dès cette échelle infime. Nous ne sommes pas contemporains de révoltes éparses, mais d’une unique vague mondiale de soulèvements qui communiquent entre eux imperceptiblement. D’une universelle soif de se retrouver que seule explique l’universelle séparation. D’une haine générale de la police qui dit le refus lucide de l’atomisation générale que celle­ci supervise. Partout se lit la même inquiétude, la même panique de fond, à quoi répondent les mêmes sursauts de dignité, et non d’indignation. Ce qui se passe dans le monde depuis 2008 ne constitue pas une série sans cohérence d’éruptions saugrenues survenant dans des espaces nationaux hermétiques. C’est une seule séquence historique qui se déroule dans une stricte unité de lieu et de temps, de la Grèce au Chili. Et seul un point de vue sensiblement mondial permet d’en élucider la signification. Nous ne
pouvons pas laisser aux seuls think tanks du capital la pensée appliquée de cette séquence.

Toute insurrection, aussi localisée soit­elle, fait signe au­delà d’elle­même, contient d’emblée quelque chose de mondial. En elle, nous nous élevons ensemble à la hauteur de l’époque. Mais l’époque, c’est aussi bien ce que nous trouvons au fond de nous­mêmes, lorsque nous acceptons d’y descendre, lorsque nous nous immergeons dans ce que nous vivons, voyons, sentons, percevons. Il y a là une méthode de connaissance et une règle d’action ; il y a là aussi l’explication de la connexion souterraine entre la pure intensité politique du combat de rue et la présence à soi sans fard du solitaire. C’est au fond de chaque situation et au fond de chacun qu’il faut chercher l’époque. C’est là que « nous » nous retrouvons, là que se tiennent
les amis véritables, dispersés aux quatre coins du globe, mais cheminant ensemble.

Les conspirationnistes sont contre­révolutionnaires en ceci au moins qu’ils réservent aux seuls puissants le privilège de conspirer. S’il est bien évident que les puissants complotent pour préserver et étendre leurs positions, il est non moins certain que partout cela conspire – dans les halls d’immeubles, à la machine à café, à l’arrière des kebabs, dans les soirées, dans les amours, dans les prisons. Et tous ces liens, toutes ces conversations, toutes ces amitiés tissent par capillarité, à l’échelle mondiale, un parti historique à l’œuvre – « notre parti », comme disait Marx. Il y a bien, face à la conspiration objective de l’ordre des choses, une conspiration diffuse à laquelle nous appartenons de fait. Mais la plus grande confusion règne en son sein. Partout notre parti se heurte à son propre héritage idéologique ; il se prend les pieds dans tout un canevas de traditions révolutionnaires défaites et
défuntes, mais qui exigent le respect. Or l’intelligence stratégique vient du cœur et non du cerveau, et le tort de l’idéologie est précisément de faire écran entre la pensée et le cœur. En d’autres termes : il nous faut forcer la porte de là où nous sommes déjà. Le seul parti à construire est celui qui est déjà là. Il nous faut nous débarrasser de tout le fatras mental qui fait obstacle à la claire saisie de notre commune situation, de notre « commune
terrestritude », selon l’expression de Gramsci. Notre héritage n’est précédé d’aucun testament.

Comme tout slogan publicitaire, le mot d’ordre « Nous sommes les 99% » tient son efficacité non de ce qu’il dit, mais de ce qu’il ne dit pas. Ce qu’il ne dit pas, c’est l’identité des 1% de puissants. Ce qui caractérise les 1%, ce n’est pas qu’il sont riches – il y a bien plus de 1% de riches aux États­ Unis –, ce n’est pas qu’ils sont célèbres – ils se font plutôt discrets, et qui n’a pas droit, de nos jours, à son quart d’heure de gloire ?

Ce qui caractérise les 1%, c’est qu’ils sont organisés. Ils s’organisent même pour organiser la vie des autres. La vérité de ce slogan est bien cruelle, et c’est que le nombre n’y fait rien : on peut être 99% et parfaitement dominés. À l’inverse, les pillages collectifs de Tottenham démontrent suffisamment que l’on cesse d’être pauvre dès que l’on commence à s’organiser. Il y a une différence considérable entre une masse de pauvres et une masse de pauvres déterminés à agir ensemble.

S’organiser n’a jamais voulu dire s’affilier à la même organisation. S’organiser, c’est agir d’après une perception commune, à quelque niveau que ce soit. Or ce qui fait défaut à la situation, ce n’est pas la « colère des gens » ou la disette, ce n’est pas la bonne volonté des militants ni la diffusion de la conscience critique, ni même la multiplication du geste anarchiste. Ce qui nous manque, c’est une perception partagée de la situation. Sans ce liant, les gestes s’effacent sans trace dans le néant, les vies ont la texture des songes et les soulèvements finissent dans les livres d’école.

La profusion quotidienne d’informations, pour les unes alarmantes pour les autres simplement scandaleuses, façonne notre appréhension d’un monde globalement inintelligible. Son allure chaotique est le brouillard de la guerre derrière quoi il se rend inattaquable. C’est par son aspect ingouvernable qu’il est réellement gouvernable. Là est la ruse. En adoptant la gestion de crise comme technique de gouvernement, le capital n’a pas simplement substitué au culte du progrès le chantage à la catastrophe, il a voulu se réserver l’intelligence stratégique du présent, la vue d’ensemble sur les opérations en cours. C’est ce qu’il importe de lui disputer. Il s’agit, en matière de stratégie, de nous redonner deux coups d’avance sur la gouvernance globale. Il n’y a pas une « crise » dont il faudrait sortir, il y a une guerre qu’il nous faut gagner.

Une intelligence partagée de la situation ne peut naître d’un seul texte, mais d’un débat international. Et pour qu’un débat ait lieu, il faut y verser des pièces. En voici donc une. Nous avons soumis la tradition et les positions révolutionnaires à la pierre de touche de la conjoncture historique et cherché à trancher les mille fils idéaux qui retiennent au sol le Gulliver de la révolution. Nous avons cherché à tâtons quels passages, quels gestes, quelles pensées pourraient permettre de s’extraire de l’impasse du présent. Il n’y a pas de mouvement révolutionnaire sans un langage à même de dire à la fois la condition qui nous est faite et le possible qui la fissure. Ce qui suit est une contribution à son élaboration. À cette fin, ce texte paraît simultanément en huit langues et sur quatre continents. Si nous sommes partout, si nous sommes légions, il nous faut désormais nous organiser, mondialement.

Comité invisible, octobre 2014

(Introduction du livre "À nos amis" ; éd. La Fabrique.)


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