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La Déclaration Balfour : contexte et conséquences

posté le 03/11/17 Mots-clés  histoire / archive 

Par Yakov Rabkin, Professeur titulaire au département d’histoire de l’Université de Montréal

La Déclaration Balfour faite par le ministre des affaires étrangères britannique en novembre 1917 est un document historique dont la portée se fait sentir jusqu’à nos jours. Elle est à l’origine de la reconnaissance internationale de la colonisation sioniste en Palestine et du conflit que cette colonisation a engendré. La déclaration reflète en même temps l’antisémitisme qui stipule que les juifs constituent un corps étranger et ne peuvent pas faire partie intégrale de leurs pays. Leur place serait alors en Palestine. Les sionistes visent à transformer la Palestine en un État pour les juifs, ce que les Britanniques comprennent, mais ne formulent pas publiquement. La déclaration met fin aux promesses britanniques faites aux dirigeants de la région de favoriser la mise en place d’un grand État arabe indépendant. Par contre, le concept d’un État juif acquiert alors une légitimité internationale à travers la Société des Nations et les Nations Unies.

Introduction

La Déclaration Balfour est une lettre dactylographiée qu’Arthur Balfour, le ministre des Affaires étrangères de la Grande-Bretagne, expédie le 2 novembre 1917 à Lionel Walter Rothschild, un leader de la communauté juive à Londres disposé à appuyer les sionistes. La lettre est si brève que la citer en entier n’alourdira guère cet article :

Cher Lord Rothschild,

Au nom du gouvernement de Sa Majesté, j’ai le plaisir de vous adresser ci-dessous la déclaration de sympathie à l’adresse des aspirations juives et sionistes, déclaration soumise au Parlement et approuvée par lui.

Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et fera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera accompli qui puisse porter atteinte ni aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, ni aux droits et au statut politique dont les Juifs jouissent dans tout autre pays.

Je vous serais reconnaissant de bien vouloir porter cette déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste.

Arthur James Balfour

À la différence du terme « État » le vocable « foyer » est ambigu et ne possède aucun statut en droit international. Une semaine plus tard, la lettre est reproduite dans le Times sous le titre « Palestine for the Jews. Official Sympathy ». Le titre met en relief ce que la lettre tend à masquer : « La Palestine aux juifs » est bien différente de « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». Par ailleurs, l’original de la lettre rédigée par nul autre que Rothschild lui-même au cours de l’été 1917 parle également de la « reconstitution de la Palestine comme foyer national juif ». Les sionistes visent à transformer la Palestine en un État pour les juifs, ce que les Britanniques comprennent, mais n’articulent alors pas.

Un des rédacteurs de la lettre à Rotschild, Leopold Amery, secrétaire dans le cabinet de guerre en 1917-18, témoigne sous serment trois décennies plus tard devant la Commission anglo-américaine que « tous ceux qui y étaient impliqués lors de la Déclaration Balfour comprenaient que la phrase “l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif” voulait dire que la Palestine deviendrait en fin de compte une république ou un État juif. » En effet, tout en dissimulant ce fait, tant Balfour que David Lloyd George, son premier ministre au moment de la Déclaration, admettent en privé qu’ils ambitionnent finalement la création d’un État juif[1].

La date de la lettre est celle de la victoire décisive que l’armée britannique remporte contre les forces ottomanes à Gaza. Celle-ci survient suite à la « Grande révolte arabe » qui a considérablement facilité la défaite des Ottomans. N’ayant plus autant besoin des Arabes, la Grande-Bretagne se tourne vers les sionistes, ce qui ne peut que provoquer les protestations des nationalistes arabes à qui Londres a promis, notamment dans l’accord Hussein – MacMahon, conclu en 1915, de favoriser la mise en place d’un grand État arabe indépendant. Il n’est pas difficile d’y entrevoir la stratégie millénaire du « diviser pour régner ».

Les sionistes

Qui sont les sionistes et pourquoi Balfour s’adresse-t-il en pleine guerre à l’un des leurs sympathisants à Londres ? Tout nationalisme s’appuie sur des « communautés imaginées[2] », mais certaines paraissent plus imaginées que d’autres. La plupart des nationalismes européens ont été construits à partir d’identités régionales qu’il a alors fallu fondre en des identités nationales. En ce sens, le sionisme politique[3] est à la fois typique et exceptionnel.

Il est typique en ce qu’il s’inscrit dans le cadre historique des nationalismes ethniques de la fin du XIXe siècle. Le nationalisme qui a fondé Israël est dans son essence profondément européen : il fut élaboré par des Européens pour résoudre la « question juive », elle aussi européenne. Les sionistes ont cependant dû déployer des moyens considérables pour, en l’espace d’un siècle, transférer près de la moitié des juifs du monde en Palestine.

Le sionisme est avant tout un mouvement idéologique d’autodétermination, plutôt qu’un plan pragmatique de sauvetage des juifs en détresse, une sorte de « Croix Rouge pour les juifs[4]. » Ainsi, on attribue à Haïm Weizmann (1874-1952), originaire de Russie et futur premier président d’Israël, l’affirmation suivante : « Rien ne peut être plus superficiel, rien ne peut être plus faux, que de dire que les souffrances des Juifs russes sont la cause du sionisme. La cause fondamentale du sionisme est et a toujours été l’effort inébranlable d’acquérir un centre national[5]. »

Ce qui rend le sionisme exceptionnel est le besoin de créer un peuple à partir de groupes religieux disparates et dispersés de par le monde. Si, par exemple, les nationalistes lituaniens n’avaient qu’à acquérir un contrôle politique et économique du pays déjà peuplé de ceux qu’ils proposaient de libérer, les sionistes durent non seulement façonner et diffuser un sentiment national de type européen chez les juifs qui y étaient étrangers, mais également leur fournir une langue commune. À la différence des autres nationalismes européens, il fallait former des colons à partir de ces populations très diverses, de façon à permettre la mise en place de colonies de peuplement en Asie occidentale, à l’instar des colonies européennes en Afrique, en Australie et aux Amériques. En effet, au tournant du XXe siècle, la plupart des juifs occidentaux ne se considèrent guère comme appartenant à une nation ou une race distincte au sens européen.

Rappelons que tant le sionisme que l’antisémitisme prennent racine en Europe, d’où sont issus le colonialisme et la discrimination raciale. Le courant dominant du mouvement sioniste continue de s’inspirer des nationalismes européens en encourageant la colonisation de peuplement, qui exclut, voire dépossède, la population locale. Le sionisme arrive à former un État ethnocratique au moment même où le nationalisme ethnique est discrédité suite aux horreurs de la période nazie. De plus, les sionistes visent à établir leur souveraineté sur un territoire où ils constituent une minorité immigrée composée de groupes ethniques assez disparates. C’est pour ces raisons qu’on qualifie le sionisme de « fils illégitime du nationalisme ethnique »[6].

Sionisme et antisémitisme

L’antisémitisme racial, qui, comme le sionisme politique, prend ses origines vers la fin du 19e siècle, va de pair avec l’appui au projet sioniste. Il y a au moins trois principes sur lesquels ces courants étaient d’accord : les juifs ne sont pas un groupe religieux, mais une nation, voire une race, à part ; ils ne pourront jamais s’intégrer dans leur pays natal et, finalement, la seule solution du problème juif réside dans leur exode hors d’Europe.

Le lien entre sionisme et antisémitisme n’est donc pas que circonstanciel, mais enraciné profondément dans l’idée que le juif appartient à une nation à part[7].

Comme Balfour, les dirigeants sionistes s’opposent au modèle de société libéral, car il menace le maintien de « l’identité nationale juive ». Cette opposition est fondamentale, car le projet sioniste et l’État qu’il engendre sont basés sur le nationalisme ethnique. Chaque acte de violence anti-juive en Europe est suivi par un appel des dirigeants israéliens aux juifs pour les inviter à émigrer en Israël. Cela introduit une note de discorde constante dans les rapports qu’entretient l’État d’Israël avec les juifs qui évoluent au sein des démocraties libérales[8].

Cette opposition au libéralisme reflète également les attitudes antisémites des partisans non juifs du sionisme. Ainsi les promoteurs chrétiens du sionisme, de lord Shaftesbury à Balfour, s’opposent systématiquement à l’émancipation et à l’immigration des juifs en Grande-Bretagne. Tout comme les sionistes juifs, leurs précurseurs chrétiens redoutent l’émancipation des juifs qui les aurait privés de leur identité comme nation distincte[9]. Le sentiment antilibéral n’est donc pas fortuit, mais fait plutôt partie intégrale du projet sioniste. Pour ces politiciens britanniques, les juifs constituent un peuple dont la place est en Palestine et qui, sous domination sioniste, devrait devenir une « grande force conservatrice » dans la politique mondiale[10].

Un des objectifs de la lettre de Balfour est de consolider l’appui américain à la guerre plutôt que d’attirer les sympathies des colons sionistes en Palestine, alors trop peu nombreux ou influents. Les leaders sionistes à l’origine de cette initiative, les juifs russes Haïm Weizmann et Nahum Sokolow (1860-1936), encouragent Balfour, prédisposé par ses sentiments antisémites, à croire à l’influence politique de « la juiverie mondiale », surtout aux États-Unis et en Russie. Ils lui cachent cependant le fait que cette influence est largement un fruit de leur invention et, surtout, que le mouvement sioniste est alors loin d’être populaire parmi les juifs.

Beaucoup de juifs voient en effet dans le sionisme une menace à leur intégration dans leurs pays respectifs ainsi qu’un projet réactionnaire visant à les distraire de la lutte contre la discrimination et l’antisémitisme. Par exemple, en France au tournant du 20e siècle, les rabbins sont unanimes : le sionisme est « mesquin et réactionnaire ». Le procès Dreyfus ne change guère cette opinion. Les réactions à la Déclaration Balfour vont dans le même sens. Par exemple, suite à la publication de celle-ci, Edwin Montagu, homme d’État britannique de renom, accuse publiquement son gouvernement d’antisémitisme[11]. De l’autre côté de l’Atlantique, les synagogues libérales dénoncent la démarche britannique en même temps que les syndicats à prédominance juive, les tailleurs et les chapeliers, refusent d’endosser le projet sioniste au sein de l’American Federation of Labor (AFL)[12]. Par contre, l’establishment protestant aux États-Unis appuie avec enthousiasme la Déclaration Balfour.

Pour les rabbins de France, l’identification avec la France et ses valeurs nationales prime incontestablement sur l’idée d’une nation juive à part, ce qui n’est pas en contradiction avec le sentiment de solidarité, comme en matière d’aide aux juifs des pays arabes et de Russie. De l’autre côté, « les juifs de France prirent toujours soin de distinguer entre leur antipathie pour l’idéologie nationale et leur attachement à la Terre sainte »[13]. Aux Pays-Bas, tout juif qui se joint à l’organisation sioniste risque l’excommunication. En Allemagne, les religieux orthodoxes les plus stricts et les libéraux trouvaient, à leur propre surprise, un terrain commun dans le fait de contrecarrer le sionisme qui ne pouvait que miner leur situation.

L’opposition à toute coopération avec les sionistes est particulièrement forte en Allemagne au tournant du 20e siècle. Rappelons que ce sont les juifs allemands qui protestent contre la tenue du premier congrès sioniste dans leur pays, lequel est finalement transféré en Suisse[14]. Ces derniers considèrent comme antisémite toute suggestion selon laquelle ils ne feraient pas partie de la nation allemande.

Depuis lors, les sionistes auraient renversé le sens de l’antisémitisme : il fut un temps en Europe où celui qui affirmait que les juifs, du fait de leur origine, constituaient un peuple étranger était désigné comme antisémite. Aujourd’hui, a contrario, qui ose déclarer que ceux qui sont considérés comme juifs dans le monde ne forment pas un peuple distinct ou une nation en tant que telle, se voit immédiatement stigmatisé comme « ennemi d’Israël »[15]. L’histoire n’en est donc pas à une ironie près.

Depuis longtemps mal à l’aise avec les minorités, l’Europe devient particulièrement intolérante lors de la montée du nationalisme ethnique au tournant du 20e siècle, qui prend parfois des formes de « racisme scientifique ». L’effondrement des empires multinationaux comme conséquence de la Première Guerre mondiale donne libre cours au nationalisme ethnique et c’est ainsi que plusieurs nouveaux États se forment en Europe centrale et orientale au sortir de la guerre. La Grande-Bretagne qui, non seulement garde alors son empire, mais vise à l’étendre au Moyen-Orient, exprime donc par la Déclaration Balfour son appui à l’idée d’un « foyer national juif en Palestine ». En ce sens, le sionisme fait partie intégrante de l’aventure coloniale européenne. Aux yeux des juifs comme de l’opinion publique majoritaire en Europe, le colonialisme n’avait alors aucune connotation négative : le principal organe financier du mouvement sioniste s’appelait, par exemple, le Jewish Colonial Trust.

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