RSS articles
Français  |  Nederlands

1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 10

La culture, les pauvres, et nous, les gays

posté le 23/06/16 par Guilhem Lautrec Mots-clés  genre / sexualité 

La tuerie d’Orlando, par sa violence réelle et la fausse simplicité des analyses qu’en ont servi les journaux force les gays à regarder de plus près, aussi bien collectivement qu’individuellement, les connexions existantes entre les oppressions qu’ils subissent, celles que subissent d’autres groupes sociaux et les luttes à mener pour lutter contre elles. Il faut se forcer à examiner plus précisément les liens entre les systèmes oppressifs dont nous sommes les victimes et les oppressions dont nous pouvons être nous - les agents et les arsenaux conceptuels de lutte indispensables pour envisager leurs abolitions. Ce travail est peut être d’abord celui de la mise en lumière de trois grands invisibles parmi tant d’autres.

Dans leur urgence à qualifier cette attaque de “terroriste” et d’escamoter son caractère homophobe, les médias mainstream nous ont à nouveau tendu un bouquet de concepts fraîchement prémâchés. Un combo brutal de radicalisation, civilisation, valeurs universelles, intégration, repli identitaire, vivre ensemble, communautarisme, multiculturalisme... laissant le soin a chacun de compléter sa grille de bullshit bingo pour le prochain discours du PS, ou du FN. Cet empressement à servir des analyses ignares contribue évidement à alimenter les discours racistes. Ces fausses controverses soit-disant liées au “terrorisme” sont autant de marqueurs d’un raisonnement biaisé et invisibilisant, bloquant les vrais débats, nous enfermant dans un cercle duquel il est parfois difficile de sortir. Ce cercle fermé est visible chaque jour à l’échelle des politiques locales comme dans nos habitudes.

À Paris ou à Bruxelles, pour combattre le terrorisme on veut combattre la “radicalisation”. Cette idée que la religion musulmane présenterait à priori un terreau fertile pour la justification d’actes criminels n’est au final que l’aboutissement du raisonnement ethnocentrique qui sous-tend en partie les politiques dites d’intégration. Parmi les mesures censées aider les étrangers à mieux vivre à Bruxelles, les institutions leur proposent d’apprendre à mieux connaître leur environnement. Qu’elles s’appellent parcours d’intégration, parcours d’accueil, initiation à la citoyenneté, inbugering, ces actions dans leur conception et leur réalisation marchent sur un fil. Si pour la plupart des acteurs de terrain venant en aide aux populations étrangères précarisées la volonté est bel et bien d’œuvrer à une forme d’empowerment, le discours officiel et les orientations politiques définissant les contenus de ces “formations” œuvrent à renforcer l’idée que pour être un bon étranger il faut apprendre sa leçon.

Et voila un des grands invisibles, le culturalisme. L’idée que le comportement d’une personne, ou d’un groupe de personnes peut être attribuer à une supposée origine culturelle. Décréter qu’il faut apprendre aux étrangers « nos » valeurs, c’est supposer, premièrement qu’ils ne sauraient les comprendre eux-mêmes, et ensuite que certaines cultures plus que d’autres porteraient en leur sein, sexisme, homophobie ou racisme, puisque ces thèmes sont mis au centre des valeurs à inculquer à ces étrangers sans vertus. Bien sur, quand on essentialise la culture d’autrui, on essentialise par réaction la sienne, et l’on se borne à croire que « notre » culture a elle dépassée la barbarie, a vaincu le patriarcat, l’homophobie et le racisme. Quel confort aveugle de croire que ces oppressions viennent de l’extérieur, de l’étranger.

Racisme culturel

Cette forme d’essentialisme a remplacé peu à peu le racisme biologique. Le “c’est culturel” est devenu le nouveau “c’est naturel”. Le concept de culture reste un grand impensé du débat public. Nous devons nous hâter de regarder enfin les cultures comme des dynamiques complexes, traversées par l’histoire et la traversant, de penser les cultures comme des inventions plaquées sur le réel, comme des performances individuelles et collectives. Plus encore d’accepter l’idée que les liens mouvants entre chaque individus et ses cultures sont bien plus importants que les représentations figées de telle ou telle « culture musulmane », « culture française », « culture africaine ». Aucune de ces cultures n’existe en tant que bloc figé et immuable. Il y a donc urgence à s’efforcer de voir que les cultures ne se définissent jamais de l’extérieur mais en lien, en contact, au travers des autres cultures avec lesquelles elle évolues.

Au cœur des discours de politiques sociales, le souci de ce « vivre ensemble », soi-disant menacé par l’invasion de nouvelles cultures prétendument incompatibles avec la notre, a l’immense avantage de détourner les regards du problème de la pauvreté, et de la violence de classe. Quand on sait que le système économique va broyer les plus pauvres, les étrangers, les femmes et qu’on ne veut surtout pas prendre le risque de croire ne serait ce qu’une seule seconde que ce système est réformable, les soi-disant problèmes d’intégration, et le souci du vivre ensemble sont de parfaits écrans de fumée. Des os à ronger pour les travailleurs sociaux, enseignants, militants associatifs qu’il est bon de laisser croire qu’ils peuvent encore sauver le monde.

Le souci d’éduquer à nos valeurs les étrangers se concentre en réalité sur les étrangers pauvres. A titre d’exemple, aucun des quelques cinq mille japonais vivant à Bruxelles, bien qu’également victimes du racisme et du culturalisme, ne fera l’objet d’autant de paternalisme colonial que les migrants marocains, turcs ou guinéens. Alors même que « la culture japonaise » pourrait être tout autant interprétée (à tort) comme foncièrement sexiste ou violente, nul besoin semble-t-il d’aller apprendre aux familles japonaises combien la société belge est formidablement égalitaire et juste. Une des raisons à cela (en plus d’histoires coloniales bien différentes et d’un orientalisme à géométrie variable) c’est que certains migrants ne sont pas vus comme des « charges » pour la collectivité, parce qu’il ne sont pas vus comme pauvres. Au racisme institutionnel déguisé en soucis d’harmonie culturelle s’ajoute donc la question de l’oppression économique.

Ici surgit un deuxième invisible, celui du fonctionnement de l’économie néolibérale et sa capacité à s’extraire des débats. Difficile en effet de toujours garder en tête qu’à l’échelle internationale comme locale, la machine capitaliste est à l’œuvre.

Contre la pauvreté, on pourrait repenser l’économie locale, créer des moyens de production coopératifs, inclure les populations dans l’élaboration des politiques de lutte contre le chômage. Mais le poids des politiques néolibérales rend non seulement quasi impossible à réaliser ce type d’action mais les effacent petit à petit du champs du pensable. Dès lors, le chômeur est responsable du chômage. Contrôler les allocataires des minimas sociaux, les faire travailler gratuitement, contrôler leur budget, et même la manière dont ils éduquent leurs enfants semble acceptable et même nécessaire quand on pense que chasser les exclus c’est chasser l’exclusion.

La plus grande vertu des études sociologiques se penchant sur les classes dominantes, les riches, est de remettre en lumière la relation d’oppression, la violence de classe. Si les pauvres existent c’est parce qu’il y a des riches. Si les processus produisant et reproduisant la pauvreté sont si efficaces c’est parce qu’ils sont le corollaire de processus de sauvegarde de privilèges. Il est bien sur tentant de résumer cela à l’action des méchants riches contre les gentils pauvres. De penser que la simple addition de volontés individuelles d’exclure et de maintenir un mode de vie confortable suffit à créer l’oppression. On oublie de fait qu’une société est un organisme vivant qui ancre son fonctionnement dans des institutions, politiques, sociales, économiques, culturelle. Accuser les pauvres de la pauvreté, est aussi vain que d’accuser les riches de la richesse.

Il en va sur ce point de l’oppression économique comme des oppressions raciales et sexistes. Nous devons penser les privilèges masculins, hétérosexuels et blancs au-delà de l’accusation individuelle. Les politiques antiracistes institutionnelles à la mode « Touche pas à mon pote » nous ont longtemps laissé penser qu’il suffirait de faire des procès aux racistes, de faire taire les mouvements identitaires pour faire disparaître le racisme. Le racisme ne se résume pas au raciste, le sexisme ne se résume pas au sexiste, et l’homophobie ne se résume pas au méchant musulman homophobe mal intégré qui massacre à Orlando. Les systèmes oppressifs ne sont pas uniquement le fruit de positions, d’actions et de volontés individuelles. Si bien que nous pouvons en être les agents dans nos choix, nos actes, nos paroles alors même que nous pensons les combattre.

Penser les privilèges

Et voila le troisième grand invisible : nous. gays, blancs, cis-genre. Nous, comme porteurs de privilèges, comme acteurs du racisme, du sexisme, de l’homophobie, de la transphobie. Nous devons nous armer plus que jamais aujourd’hui pour comprendre quand, où et comment nous contribuons à renforcer les oppressions, parfois de celle dont nous sommes victimes. A l’échelle de nos discours politiques et militants, il est insupportable que la lutte contre l’homophobie justifie le racisme, que la lutte contre le sexisme justifie l’islamophobie. A l’échelle de nos vie sexuelles et sentimentales, les préférences raciales sous couvert de « goûts » agissent comme racisme, les affirmations de « virilité » et la discrimination des « folles » agissent au service du sexisme, de l’homophobie, et la transphobie.

Orlando nous appelle a encore plus d’intransigeance. Nous ne pouvons plus nous permettre de manier le culturalisme institutionnalisé, d’oublier que l’économie néolibérale affame et tue ici comme ailleurs et que nous sommes en permanence des agents potentiels des oppressions que nous devons combattre.


posté le  par Guilhem Lautrec   Alerter le collectif de modération à propos de la publication de cet article. Imprimer l'article

Commentaires

Les commentaires de la rubrique ont été suspendus.