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La gauche racialiste

posté le 07/12/18 par  https://www.liberation.fr/debats/2018/12/04/la-gauche-racialiste_1695959 Mots-clés  antifa 

MANUEL BOUCHER LA GAUCHE ET LA RACE L’Harmattan, 284 pp., 29 €.

https://www.liberation.fr/debats/2018/12/04/la-gauche-racialiste_1695959

Pour Manuel Boucher, la pensée décoloniale a pour but d’importer en France le modèle multiculturaliste anglo-saxon. Un danger pour l’universalisme des droits de l’homme.

La lutte des races va-t-elle remplacer la lutte des classes ? Pour dénoncer cette sinistre perspective, Manuel Boucher, professeur de sociologie à Montpellier, publie un livre utile. Au moment où la lutte des classes, justement, ressuscite de manière spectaculaire aux carrefours des routes, il réfute de manière claire les thèses de cette gauche « décoloniale », très minoritaire mais très bruyante, qui prétend, à toute force, ramener à la division ethnique l’ensemble des conflits qui traversent la société française. Manuel Boucher est un universitaire et militant de gauche, proche de l’école tourainienne illustrée notamment par Michel Wieviorka, même s’il revendique aussi des influences « marxiennes » et des tropismes libertaires. Il a lui-même mené le combat antiraciste dans son jeune temps, et puise dans son expérience autant que dans le savoir académique.

Appuyée sur les « études postcoloniales » menées dans le monde depuis l’œuvre pionnière d’Edward W. Said, la gauche décoloniale stigmatise la persistance des préjugés et des schémas coloniaux dans nos sociétés pour critiquer leur rôle dans la condition faite aux minorités issues des anciens pays colonisés. Jusque-là, rien que de légitime et tout antiraciste conséquent aboutira aux mêmes constats. Ce qui cloche, c’est la théorisation systématique et arbitraire de ces réalités, effectuée par cette gauche « ethnicisante » pour lire les conflits contemporains. Plutôt que de s’en tenir à la tradition universaliste qui fonde la lutte pour l’égalité des droits et des conditions, la gauche décoloniale la rejette comme « blanche », au profit d’une vision essentiellement communautaire, culturelle et même raciale des démocraties (comme si le racisme était le monopole des démocraties occidentales, ce qui est pousser loin le simplisme). C’est ainsi que ces intellectuels et ces militants, situés en général à l’extrême gauche, prônent la réunion en un bloc des « minorités non-blanches » qui prendraient, en quelque sorte, la place mythologique naguère occupée par le prolétariat industriel dans le projet émancipateur.

Comme cette catégorie raciale est quelque peu gênante pour des militants de gauche, on a inventé une novlangue destinée à apposer une étiquette nouvelle sur les mêmes groupes. Ainsi, on ne parlera pas de « Noirs » ou « d’Arabes », comme le font usuellement des xénophobes ou les distraits, mais de minorités « racisées ». On ne fustigera pas directement « les Blancs », mais on mettra en avant le subtil concept de « blanchité », censé désigner non une couleur (?), mais une construction sociale. Byzantinisme sémantique qui voile en fait une conception tout aussi essentialiste et raciale de la vie en société et qui revient à désigner exactement les mêmes personnes, les « minorités visibles », à l’aide d’un vocabulaire sophistiqué et bien-pensant.

Ainsi, le Parti des indigènes de la République (PIR), groupuscule mis en avant avec une étrange complaisance par les médias télévisés, appelle au « renversement révolutionnaire » des « racisés » contre le « pouvoir blanc », ce qui consacre la « lutte des races » dont on se défend par ailleurs. On dénonce la gauche blanche, ou encore les féministes blanches, comme si leur appartenance ethnique ou raciale les disqualifiait d’emblée. Ce différentialisme à connotation raciste aboutit à des contorsions grotesques. Houria Bouteldja, porte-parole du PIR, établit une hiérarchie des victimes et des crimes selon l’appartenance ethnique des protagonistes. Le viol d’une « racisée » par un « Blanc », écrit-elle, serait plus grave que le même viol pratiqué par un « racisé » sur sa sœur « racisée » ou par un « racisé » sur une « Blanche ». De la même manière, tout en proclamant leur attachement à la liberté d’expression, ces militants refusent toute solidarité avec les victimes de Charlie Hebdo pour la simple raison que le journal s’est attaqué par ses dessins à la religion d’une minorité opprimée. Les juifs, bien sûr, occupent une place à part dans ce pandémonium essentialiste. Rangés tout uniment parmi les « dominants », « blancs » eux-mêmes, ils forment un groupe suspect qui intimiderait la gauche en excipant à tout propos le génocide dont ils ont été victimes pour consolider l’Etat d’Israël et justifier leur position supposément dominante. Figure classique de l’antisémitisme contemporain.

Au bout du compte, montre Manuel Bouchet, ces thèses qui ressortissent, selon le mot de Frantz Fanon, du « racisme antiraciste », ont pour but d’importer en France le modèle multiculturaliste des pays anglo-saxons (dont on constate chaque jour les formidables réussites dans l’Amérique de Donald Trump…), sur fond de guerre civile froide entre communautés hostiles. Perspective dangereuse pour Bouchet, pour qui seul l’universalisme des droits humains fournit une base solide à la lutte antiraciste et qui conclut ainsi sa patiente et précise démonstration : « Combattre les processus d’oppression sociale, économique, culturelle et raciste ne peut en aucun cas s’accorder avec des logiques populistes tiers-mondistes et racialistes sous peine d’alimenter le cercle vicieux des haines identitaristes. » On ne saurait mieux dire.

> Réflexions sur les marches de la dignité et les antimouvements décoloniaux

https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=61353

Comment est-il possible qu’une partie de la gauche reprenne à son compte un vocabulaire racialiste et culturaliste, celui de la distinction entre « Blancs », « Noirs » et « Musulmans » contraire aux idées humanistes et universalistes au coeur des combats de la gauche ?

En reconnaissant la grille de lecture raciale mobilisée par les militants postcoloniaux dans les luttes contre les oppressions et dominations, la gauche ne participe-t-elle pas à remettre en question son identité rendant celle-ci aveugle à la diversification des formes d’autoritarisme et d’identitarisme au sein des sociétés multiculturelles ?


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