Dans ce numéro de mars 2016, DIAL consacre deux articles aux organisations de travailleuses sexuelles qui, de manière autonome vis-à-vis des institutions étatiques, prennent la parole, affrontent les problèmes concrets qui sont les leurs et luttent pour le respect et la prise en compte de leurs revendications. Chronique d’opinion de Raúl Zibechi publiée dans La Jornada le 21 août 2015.
La semaine dernière j’ai été invité à participer à une rencontre de travailleuses du sexe dans le local de la Brigade de rue de soutien à la femme « Elisa Martínez », installée dans le marché de La Merced, au centre de Mexico. Je ne connaissais que trois de ses membres et fondatrices (Elvira Madrid, Jaime Montejo et Rosa Madrid) pour les avoir croisées dans des rencontres de mouvements populaires et des réunions organisées par les zapatistes.
Plus de 50 travailleuses du sexe ont participé à la réunion, dans un petit appartement où fonctionne une clinique qui offre des services de dépistage du cancer du col utérin, de test rapide de détection du VIH/sida, de coloscopie, électrochirurgie et chirurgie au laser, de traitement des maladies sexuellement transmissibles, odontologie, acupuncture, massages thérapeutiques et soutien psychologique, services qui sont financés par la vente des préservatifs « Encanto ».
L’ambiance est difficile à définir car elle ne ressemble en rien à celle des réunions des mouvements sociaux et des partis de gauche. Il faudrait remonter aux réunions des ouvriers anarchistes, il y a un siècle, pour trouver des références valables. Les travailleuses du sexe, auto-organisées en brigade, sont des personnes au grand cœur et au franc parler, sans détour ni rhétorique, capables de raconter leurs expériences terribles avec le naturel des femmes d’en bas.
La parole a commencé à circuler. Étaient présentes des femmes et des transsexuelles de trois générations, car la naissance de l’organisation remonte à plus de vingt-cinq ans. « L’organisation est régie par une assemblée générale, constituée en majorité par des travailleuses du sexe qui se sont unies, à partir de 1997, sous le nom officiel de Réseau mexicain de travail sexuel », explique l’un des nombreux documents qu’elles ont édités.
Autour de la table étaient réunies Elvira, Patricia Mérida et Krizna. Leurs interventions furent extraordinaires, simples, profondes, cristinallines, émouvantes jusqu’aux larmes qui ont coulé autant que les paroles durant ces trois heures. Larmes de dignité et de rage. Elles évoquèrent l’exploitation par les souteneurs et les maquerelles, les violences de policiers sans scrupules, les viols, les coups, l’emprisonnement, la prise en otages des enfants, les courses poursuites contre les transsexuelles que la police tond et roue de coups de matraque.
Le point culminant a été l’intervention de Betty. Avec un sourire « ingénu » elle lance d’un ton innocent, une question à brûle-pourpoint : « Qu’est-ce que vous allez faire de ça ? », faisant allusion à l’information que le journaliste a recueillie. Une travailleuse du sexe interpelle le journaliste invité. C’est la synthèse d’un processus de plusieurs dizaines d’années, de la croissance à partir d’en bas, de la dignité de ne se sentir en dessous de personne. Il ne s’agit pas de méfiance à l’égard de l’autre mais du pouvoir, de la capacité à interroger qui naît seulement de l’estime de soi et de la confiance en soi.
Pour arriver jusqu’à ce local, elles ont fait un long chemin. Auparavant elles devaient demander à la maquerelle l’autorisation de travailler dans la rue, maintenant elles sont organisées en coopératives, qui comptent jusqu’à 160 membres, explique Alma. « Avant nous nous ne nous aimions pas les unes les autres », maintenant elles sont unies. Chabela raconte qu’on les qualifiait de « foyer d’infection » alors que maintenant elles sont promotrices de santé, formées dans les ateliers de la brigade.
Lupita, China, Isabel, Ramona, accompagnée de son fils, évoquent un passé d’humiliations dans les hôpitaux et de viols collectifs dans les rues, de détentions qui duraient jusqu’à 15 jours. « Ma vie, c’était la drogue au quotidien », se souvient Betty. « Tout ça c’est fini », fait écho une autre femme. En 2014 le gouvernement de la ville de Mexico a dû les reconnaître comme travailleuses non salariées. Certaines, comme Mérida, ont, grâce à la brigade, fait des études primaires, secondaires, une formation en informatique. D’autres travaillent comme journalistes grâce aux ateliers solidaires qu’organise Gloria Muñoz.
C’est ainsi que s’est constitué un sujet collectif : « Nous appartenons à une famille », explique Elvira, dont la vie a changé le jour où elle a découvert la brigade. Passer d’objets à sujets, de putes à travailleuses dignes, est un chemin qui ne peut s’expliquer et se comprendre qu’à partir d’un corps meurtri et de larmes qui coulent sur les joues. Il n’existe pas de thèse ni de plateforme capable de le faire. Seule compte la vie, les expériences vécues.
La Brigade de rue a son décalogue de principes : soutien mutuel, décisions par consensus, unité d’action, franchise et absence d’hypocrisie, être politiquement incorrects, c’est-à-dire non instrumentalisables, chercher ce qu’il y a de commun avec les autres et non la perfection, refus de collaborer avec l’État et les mégaprojets des grandes corporations, rejet de la violence et de l’ingérence dans les affaires internes d’autres mouvements, autodétermination.
La Brigade fait partie du Réseau de résistances autonomes et anticapitalistes et de la Otra Campaña, initiée par l’EZLN. Elle est à l’origine de l’Agence d’informations indépendantes Noti-calle et des initiatives Radio Talón et Tv Calle. Quand quelqu’un a proposé de se constituer en syndicat, la transsexuelle Krisna a rappelé qu’elles rejettent les formes d’organisation verticales.
Alors que tant de mouvements ont dû se plier aux exigences des politiques sociales, la Brigade obtient jusqu’à 97 % de ses ressources de la vente de préservatifs, ce qui lui évite de « dépendre de financements externes susceptibles d’engendrer dépendance ou soumission politique », explique leur page web. Les 3 % restant, elle les obtient de fondations, d’ambassades, d’entreprises ou d’organismes dépendant du gouvernement mexicain « à l’exception des présidences municipales, des gouvernements des États ou de la ville de Mexico, qui conditionnent de plus en plus leur aide au soutien politique de ceux qui les obtiennent. »
Jaime rappelle que le gouvernement de la ville de Mexico veut expulser du Centre historique les travailleuses du sexe, les vendeurs ambulants, les pauvres et les drogués [1] ; il prétend fermer ou « moderniser » le marché de La Merced. Elvira ajoute que tous les hôtels de cette zone ont déjà été fermés, que « maintenant on se sert des narcotrafiquants pour nous dépouiller » et que, depuis 2007, la répression s’est accrue, le travail du sexe a augmenté et les disparitions sont un phénomène nouveau et inquiétant.
Il est peu fréquent, en ces temps de postmodernité et de massacres, de trouver des espaces populaires qui rayonnent d’esprit et de colère de classe : gens d’en bas avec « conscience de classe » (comme l’écrivent les savants). C’est réconfortant mais, par-dessus tout, c’est un souffle de vie dans cette mer de sang et de désespoir.