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La théorie du déclin du capitalisme et la lutte contre le révisionnisme

posté le 23/01/14 par Un sympathisant du CCI Mots-clés  histoire / archive 

Engels entrevoit l’arrivée de la crise historique du capitalisme

D’après un certain courant intellectuel, composé de marxologues, de conseillistes et d’anarchistes, la théorie marxiste est devenue stérile après la mort de Marx en 1883 ; selon eux, les partis sociaux-démocrates de la Deuxième Internationale auraient été dominés par la pensée d’Engels. Ce dernier ainsi que ses partisans auraient transformé la méthode d’investigation de Marx en un système de pensée à demi mécaniste qui assimilerait, à tort, la critique sociale radicale à la démarche des sciences de la nature. Ils accusent également la "pensée d’Engels" de revenir de façon quasi mystique aux dogmes hégéliens, en particulier lorsqu’il tente d’élaborer une "dialectique de la nature". Dans la conception de ce courant, ce qui est naturel n’est pas social, et ce qui est social n’est pas naturel. Si la dialectique existe, elle ne peut s’appliquer qu’à la sphère sociale.

Cette rupture dans la continuité entre Marx et Engels (qui, sous sa forme la plus extrême, rejette quasiment l’ensemble de la Deuxième Internationale considérée comme un instrument de l’intégration du mouvement ouvrier au service des besoins du capital) est souvent utilisée pour rejeter toute notion de continuité dans l’histoire politique de la classe ouvrière. De Marx - que peu de nos "anti-Engels" rejettent (au contraire, ils sont fréquemment devenus des "experts" de tous les détails du problème de la transformation de la valeur en prix ou d’autres aspects partiels de la critique faite par Marx à l’économie politique), on nous convie à sauter à pieds joints par dessus Engels, Kautsky, Lénine et par dessus les Deuxième et Troisième Internationales. Et tout en reconnaissant, à contre-cœur, que certaines parties de la Gauche communiste ont réalisé certains développements théoriques malgré leur parenté douteuse, on considère qu’après Marx, ce sont quelques intellectuels clairsemés... qui assurent la continuité véritable de sa théorie. Seuls ces brillants individus auraient vraiment compris Marx au cours des dernières décennies – il ne s’agit, en fait, personne d’autre que les partisans de la thèse "anti-Engels".

Nous ne pouvons ici répondre à l’ensemble de cette idéologie. Comme tous les mythes, elle se base sur certains éléments de la réalité qui sont distordus et amplifiés hors de toute proportion. Au cours de la période de la Deuxième Internationale, période au cours de laquelle le prolétariat se constituait comme classe en une force organisée au sein de la société capitaliste, il y a eu en effet une tendance à schématiser le marxisme et à en faire une sorte de déterminisme, en même temps que les idées réformistes exerçaient un poids réel sur le mouvement ouvrier ; et même les meilleurs marxistes, y compris Engels, n’y échappèrent pas 1. Mais même si Engels a commis des erreurs importantes au cours de cette période, écarter platement les travaux d’Engels après la mort de Marx en tant que négation et détournement de la pensée réelle de Marx est absurde étant donnée la coopération très étroite que les deux hommes ont entretenue du début à la fin de leurs relations. C’est Engels qui a assuré l’énorme tâche d’éditer et de publier Le Capital de Marx, dont les Volumes II et III cités par ceux qui dressent un mur entre Marx et Engels. Pense-t-on que cela aurait été possible si Engels avait été réellement été porteur des incompréhensions qui lui sont prêtées ?

L’un des tenants principaux de la ligne de pensée "anti-Engels" est le groupe Aufheben en Grande Bretagne, dont la série "Décadence : Théorie du déclin ou déclin de la théorie" 2, semble considérée par certains comme ayant porté le coup fatal à la notion moribonde de décadence du capitalisme, vu le nombre de fois où cette série est citée par tous ceux qui sont hostiles à cette notion. A son point de vue, la décadence du capitalisme est fondamentalement une invention de la Deuxième Internationale : "La théorie de la décadence du capitalisme est apparue pour la première fois dans la Deuxième Internationale. Le programme d’Erfurt soutenu par Engels établissait que la théorie du déclin et de l’effondrement du capitalisme était un point central du programme du parti" (Aufheben n°2, traduit par nous). Et ils citent les passages suivants :

"Ainsi la propriété privée des moyens de production change sa nature originelle en son contraire. (...) Jadis ce mode de propriété accélérait la marche de l’évolution sociale. La propriété privée est aujourd’hui la cause de la corruption, de la banqueroute de la société. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de savoir si l’on veut ou non maintenir la propriété privée des moyens de production. Sa disparition est certaine. La question qui se pose est la suivante : la propriété privée des moyens de production doit-elle entraîner dans sa chute la société tout entière ; la société doit-elle, au contraire, se débarrasser du fardeau néfaste qui l’écrase, pour, devenue libre et en possession de nouvelles forces, continuer à suivre la voie que lui prescrivent les lois de l’évolution ? (p.110-111) Les forces productives qui se sont développées au sein de la société capitaliste ne sont plus compatibles avec le mode de propriété qui forme sa base. Vouloir maintenir cette forme de propriété, c’est rendre à l’avenir son progrès social impossible, c’est condamner la société à la stagnation et au déclin (...) (p.112) La société capitaliste est parvenue au terme de son chemin. Sa dissolution n’est plus qu’une affaire de temps. L’irrésistible évolution économique conduit nécessairement à la banqueroute du mode de production capitaliste. La constitution d’une nouvelle société, destinée à remplacer celle qui existe, n’est plus seulement souhaitable, elle est devenue inévitable. (p.141) En l’état actuel des choses, la civilisation capitaliste ne peut se maintenir. Il nous faut soit aller vers le socialisme, soit retomber dans la barbarie. (p.142)"

Dans le résumé qui présente l’article suivant de la série, dans Aufheben n°3, l’argument selon lequel le concept de décadence trouve ses racines dans "le marxisme de la Deuxième Internationale" est encore plus explicite :

"Dans la première partie, nous avons examiné comment cette notion de déclin ou de décadence du capitalisme a ses racines dans le marxisme de la Deuxième Internationale et a été maintenue par deux courants qui se réclament être les vrais continuateurs de la "tradition marxiste classique" – le trostkysme-léninisme et le communisme de gauche ou de conseils." (notre traduction)

Bien que la citation qu’Aufheben présente comme faisant partie du Programme d’Erfurt, semble provenir plutôt des commentaires de Kautsky sur le Programme (Le programme socialiste 1892 3), le préambule au Programme contient effectivement une référence à la notion de déclin du capitalisme et affirme même que cette période est déjà ouverte :

"L’abîme qui sépare les possédants et les non-possédants est encore élargi par les crises qui ont leur principe dans l’essence du mode de production capitaliste, crises qui deviennent toujours plus étendues et plus dévastatrices, qui font de l’insécurité générale l’état normal de la société et fournissent la preuve que les forces productives de la société actuelle ont trop grandi pour cette société, que la propriété privée des moyens de production est devenue inconciliable avec un sage emploi et avec le plein développement de ces moyens de production." 4

En réalité, et bien que du point de vue d’Aufheben, le Programme d’Erfurt soit très dépendant de la théorie de la décadence, une lecture rapide de celui-ci donne plutôt l’impression qu’il n’y a aucun lien entre l’évaluation globale du système mentionnée plus haut et les revendications mises en avant dans le Programme, qui sont toutes des revendications minimales pour lesquelles il faut se battre au sein de la société capitaliste ; et même les nombreuses critiques détaillées portées par Engels et d’autres marxistes à ces revendications ne font quasiment aucune référence au contexte historique dans lequel celles-ci sont posées. 5

Ceci dit, il est vrai que dans les travaux d’Engels et d’autres marxistes de la fin du 19e siècle, on trouve de plus en plus de références à la notion d’entrée du capitalisme dans une crise de sénilité, une période de déclin.

Mais alors que pour Aufheben, cette notion s’éloignerait de Marx – qui, affirment-ils, a seulement dit que le capitalisme était un système "transitoire" et n’a jamais mis en avant l’idée d’un processus objectif de déclin ou d’effondrement du capitalisme comme fondement pour les luttes révolutionnaires du prolétariat contre le système – nous avons pour notre part cherché à montrer dans les précédents articles de cette série que le concept de décadence du capitalisme (comme des précédentes sociétés de classes) faisait partie intégrante de la pensée de Marx.

Il est vrai aussi que les écrits de Marx sur l’économie politique ont été produits au cours de la phase encore ascendante d’un capitalisme triomphant. Ses crises périodiques étaient des crises de jeunesse qui permettaient de propulser la marche impériale de ce mode de production dynamique sur toute la surface du globe. Mais Marx avait également vu, dans ces convulsions, les signes avant-coureurs de la chute finale du système et déjà commencé à entrevoir des manifestations de l’achèvement de la mission historique du capitalisme avec la conquête des régions les plus reculées de la planète, tandis que, dans le sillage des événements de la Commune de Paris, il affirmait que la phase des héroïques guerres nationales avait touché à sa fin dans "la vieille Europe".

De plus, au cours de la période qui a suivi la mort de Marx, les signes avant-coureurs d’une crise aux proportions historiques et pas seulement une répétition des anciennes crises cycliques, se manifestaient de plus en plus clairement.

Ainsi, par exemple, Engels a réfléchi sur la signification de la fin apparente du "cycle décennal" de crises et sur le début de ce qu’il appela une dépression chronique affectant la première nation capitaliste, la Grande-Bretagne. Et tandis que de nouvelles puissances capitalistes se frayaient leur chemin sur le marché mondial, l’Allemagne et les Etats-Unis avant tout, Engels vit que cela aboutirait inévitablement à une crise de surproduction encore plus profonde :

"L’Amérique va casser le monopole industriel de l’Angleterre – ou ce qui en reste – mais l’Amérique ne peut succéder à ce monopole. Et à moins qu’un pays ait le monopole des marchés mondiaux, au moins dans les branches décisives du commerce, les conditions – relativement favorables – qui existaient ici en Angleterre de 1848 à 1870 ne peuvent se reproduire nulle part, et même en Amérique, la condition de la classe ouvrière doit sombrer de plus en plus. Car s’il y a trois pays (disons l’Angleterre, l’Amérique et l’Allemagne) qui sont en concurrence sur un pied d’égalité pour la possession du Weltmarkt (marché mondial, en allemand dans le texte), il n’y a pas d’autre possibilité qu’une surproduction chronique, chacun des trois étant capable de produire la totalité de ce qui est requis." (Engels à Florence Kelley Wischnewetsky, 3 février 1886, traduit de l’anglais par nous)

En même temps, Engels voyait la tendance du capitalisme à engendrer sa propre ruine avec la conquête accélérée des régions non capitalistes qui entouraient les métropoles capitalistes :

"Car c’est l’un des corollaires nécessaires de la grande industrie qu’elle détruise son propre marché interne par le processus même par lequel elle le crée. Elle le crée en détruisant la base de l’industrie intérieure de la paysannerie. Mais sans industrie intérieure, les paysans ne peuvent vivre. Ils sont ruinés en tant que paysans ; leur pouvoir d’achat est réduit au minimum : et jusqu’à ce qu’en tant que prolétaires, ils se soient installés dans de nouvelles conditions d’existence, ils ne fourniront qu’un très pauvre marché aux nouvelles usines créées.

La production capitaliste étant une phase économique transitoire est pleine de contradictions internes qui se développent et deviennent évidentes en proportion de son développement. Cette tendance à détruire son propre marché interne en même temps qu’elle le crée, est l’une de ces contradictions. Une autre est la situation insoluble à laquelle cela mène et qui se développe plus vite dans un pays qui n’a pas de marché extérieur, comme la Russie, que dans les pays qui sont plus ou moins aptes à entrer en concurrence sur le marché mondial ouvert. Cette situation sans issue apparente trouve une sortie, pour ces derniers pays, dans des convulsions commerciales, dans l’ouverture violente de nouveaux marchés. Mais même alors, le cul de sac vous éclate à la figure. Regardez l’Angleterre. Le dernier nouveau marché qui pourrait apporter un renouveau de prospérité temporaire en s’ouvrant au commerce anglais est la Chine. Aussi le capital anglais insiste pour construire des chemins de fer chinois. Mais des chemins de fer en Chine signifient la destruction de la base de toute la petite agriculture chinoise et de l’industrie intérieure, et comme il n’existera même pas le contrepoids de la grande industrie chinoise, des centaines de millions de gens se trouveront dans l’impossibilité de vivre. La conséquence en sera une émigration énorme telle que le monde n’en a pas encore connue, l’Amérique, l’Asie, l’Europe submergées par les chinois qui sont haïs, une concurrence pour le travail avec les ouvriers d’Amérique, d’Australie et d’Europe sur la base du niveau de vie chinois, le plus bas de tous – et si le système de production n’a pas changé en Europe d’ici là, il devra alors changer.

La production capitaliste travaille à sa propre ruine et vous pouvez être sûr qu’elle le fera aussi en Russie." (Lettre à Nikolai Danielson, 22 septembre 1892, traduite de l’anglais par nous)

La croissance du militarisme et de l’impérialisme, visant avant tout à achever la conquête des aires non capitalistes de la planète, ont également permis à Engels de voir avec une extrême lucidité les dangers que cette évolution ferait courir en retour au centre du système – en Europe, menaçant d’entraîner la civilisation dans la barbarie tout en accélérant en même temps la maturation de la révolution.

"Aucune guerre n’est plus possible pour l’Allemagne prussienne sauf une guerre mondiale et une guerre mondiale d’une étendue et d’une violence inimaginables jusqu’ici. Huit à dix millions de soldats se massacreront et ce faisant dévoreront toute l’Europe jusqu’à la laisser plus anéantie qu’aucun nuage de sauterelles ne l’a jamais fait. La dévastation de la Guerre de Trente ans condensée en trois, quatre années et répandue sur le continent tout entier : la famine, les fléaux, la chute généralisée dans la barbarie, celle des armées comme celle des masses des populations ; une confusion sans espoir de notre système artificiel de commerce, d’industrie et de crédit aboutissant dans la banqueroute générale, l’effondrement des anciens Etats et de leur sagesse traditionnelle d’élite à un point tel que les couronnes vont tomber par douzaines et il n’y aura personne pour les ramasser ; l’impossibilité absolue de prévoir comment cela finira et qui sortira vainqueur ; un seul résultat est absolument certain : l’épuisement général et la création des conditions pour la victoire finale de la classe ouvrière." (15 décembre 1887, traduit de l’anglais par nous)

Au demeurant cependant, Engels ne voyait pas cette guerre comme un facteur de rapprochement inévitable de la perspective socialiste : il avait peur avec raison que le prolétariat ne soit aussi affecté par l’épuisement général et que cela le rende incapable d’accomplir sa révolution (d’où, pourrait-on ajouter, une certaine attraction pour des schémas quelque peu utopiques qui pourraient retarder la guerre, comme le remplacement des armées permanentes pas des milices populaires). Mais Engels avait des raisons d’espérer que la révolution éclaterait avant une guerre pan-européenne. Une lettre à Bebel (24-26 octobre 1891) exprime ce point de vue "optimiste" :

"... Selon les rapports, vous avez dit que j’avais prévu l’effondrement de la société bourgeoise en 1898. Il y a une légère erreur quelque part. Tout ce que j’ai dit, c’est que nous pourrions peut-être prendre le pouvoir d’ici 1898. Si cela n’arrive pas, la vieille société bourgeoise pourrait encore végéter un moment, pourvu qu’une poussée de l’extérieur ne fasse pas s’effondrer toute la vieille bâtisse pourrie. Un vieil emballage moisi comme ça peut survivre à sa mort intérieure fondamentale encore quelques décennies si l’atmosphère n’est pas troublée." (traduit de l’anglais par nous)

Dans ce passage, on trouve à la fois les illusions du mouvement de l’époque et sa force théorique sous-jacente. Les acquis durables du parti social-démocrate, surtout dans le domaine électoral et en Allemagne, donnèrent naissance à des espoirs excessifs sur la possibilité d’une progression inexorable vers la révolution (et la révolution elle-même allait jusqu’à être considérée en termes semi-parlementaires, malgré les mises en garde répétées contre le crétinisme parlementaire qui constituait un aspect central du bourgeonnement rapide de l’idéologie réformiste). En même temps, les conséquences de l’incapacité du prolétariat à prendre le pouvoir sont clairement établies : la survie du capitalisme pendant plusieurs décennies comme un "vieil emballage moisi" – bien qu’Engels comme la plupart des révolutionnaires de l’époque n’avait sûrement jamais imaginé que le système pourrait survivre dans sa phase de déclin encore un siècle ou plus. Mais le soubassement théorique permettant d’anticiper une telle situation est clairement établi dans ce passage.

Luxemburg mène la bataille contre le révisionnisme.

Pourtant, précisément parce que l’expansion impérialiste des dernières décennies du 19e siècle a permis au capitalisme de connaître des taux de croissance énormes, on se rappelle cette période comme celle d’une prospérité et d’un progrès sans précédent, d’une augmentation constante du niveau de vie de la classe ouvrière, non seulement grâce aux conditions objectives favorables mais aussi du fait de l’influence croissante du mouvement ouvrier organisé en syndicats et dans les partis sociaux-démocrates. C’était le cas, en particulier, en Allemagne et c’est dans ce pays que le mouvement ouvrier fut confronté à un défi majeur : la montée du révisionnisme.

Précédés par les écrits d’Edouard Bernstein à la fin des années 1890, les révisionnistes défendaient que la social-démocratie devait reconnaître que l’évolution du capitalisme avait invalidé certains éléments fondamentaux de l’analyse de Marx – surtout la prévision de crises toujours plus grandes et l’appauvrissement du prolétariat qui devait s’ensuivre. Le capitalisme avait montré qu’en utilisant le mécanisme du crédit et en s’organisant en trusts et en cartels gigantesques, il pouvait surmonter sa tendance à l’anarchie et à la crise et, sous l’impulsion d’un mouvement ouvrier bien organisé, faire des concessions de plus en plus grandes à la classe ouvrière. Le but "ultime", la révolution, incarné dans le programme du parti social-démocrate, devenait donc superflu et le parti devait se reconnaître pour ce qu’il était vraiment : un parti social-démocrate réformiste, avançant vers une transformation graduelle et pacifique, la transformation du capitalisme en socialisme.

Un certain nombre de figures de la gauche de la social-démocratie répliquèrent à ces arguments. En Russie, Lénine polémiqua contre les économistes qui voulaient réduire le mouvement ouvrier à une question de pain ; en Hollande, Gorter et Pannekoek menèrent la polémique contre l’influence croissante du réformisme dans les domaines syndical et parlementaire. Aux Etats-Unis, Louis Boudin rédigea un livre important, The Theoretical System of Karl Marx (1907), en réponse aux arguments des révisionnistes – nous y reviendrons plus loin. Mais c’est surtout Rosa Luxemburg en Allemagne qui est associée à la lutte contre le révisionnisme dont le cœur était la réaffirmation de la notion marxiste de déclin et d’effondrement catastrophique du capitalisme.

Quand on lit la polémique de Luxemburg contre Bernstein, Réforme sociale ou Révolution, on est frappé du point auquel les arguments mis en avant par ce dernier ont été répétés depuis, quasiment à chaque fois que le capitalisme a donné l’impression –quoique superficielle – de surmonter ses crises.

"D’après Bernstein, un effondrement total du capitalisme est de plus en plus improbable parce que, d’une part, le système capitaliste fait preuve d’une capacité d’adaptation de plus en plus grande et que, d’autre part, la production est de plus en plus différenciée. D’après Bernstein, la capacité d’adaptation du capitalisme se manifeste dans le fait qu’il n’y a plus de crise générale ; ceci, on le doit au développement du crédit, des organisations patronales, des communications, et des services d’information ; dans la survie tenace des classes moyennes, résultat de la différenciation croissante des branches de la production et de l’élévation de larges couches du prolétariat au niveau des classes moyennes ; enfin, dans l’amélioration de la situation économique et politique du prolétariat, grâce à l’action syndicale." (chapitre 1, "La méthode opportuniste") 6

Combien de fois en effet n’avons pas entendu que les crises appartiennent au passé et cela, pas seulement de la part des idéologues officiels de la bourgeoisie mais aussi de ceux qui proclament défendre une idéologie bien plus radicale, parce qu’aujourd’hui, le capitalisme est organisé à l’échelle nationale ou même internationale, parce qu’il a la possibilité infinie de recourir au crédit et à d’autres manipulations financières ; combien de fois nous a-t-on dit que la classe ouvrière avait cessé d’être une force révolutionnaire parce qu’elle n’était plus dans la misère absolue que décrit Engels dans son livre sur les conditions de la classe ouvrière à Manchester en 1844, ou parce qu’elle se distinguerait de moins en moins des classes moyennes ? C’était notamment le grand refrain des sociologues des années 1950 et 1960, auquel les adeptes de Marcuse et de Castoriadis ont apporté un vernis radical ; et on a ressorti la rengaine du placard une nouvelle fois dans les années 1990, après l’effondrement du bloc de l’Est et avec le boom financé par le crédit dont le vernis factice ne s’est révélé que très récemment.

Contre ces arguments, Luxemburg a souligné que l’ "organisation" du capital en cartels et au moyen du crédit était une réponse aux contradictions du système et tendait à exacerber ces contradictions à un degré supérieur et plus dévastateur.

Luxemburg considérait le crédit essentiellement comme un moyen de faciliter l’extension du marché tout en concentrant le capital dans un nombre de mains de plus en plus limité. A ce moment de l’histoire, c’était certainement le cas – il existait une véritable possibilité pour le capitalisme de s’étendre et le crédit accélérait cette expansion. Mais, en même temps, Rosa Luxemburg saisissait l’aspect destructeur du crédit du fait que cette expansion du marché constituait aussi la prémisse du futur conflit avec la masse des forces productives mises en mouvement :

"Ainsi le crédit, loin de contribuer à abolir ou même à atténuer les crises, en est au contraire un agent puissant. Il ne peut d’ailleurs en être autrement. La fonction spécifique du crédit consiste - très généralement parlant - à corriger tout ce que le système capitaliste peut avoir de rigidité en y introduisant toute l’élasticité possible, à rendre toutes les forces capitalistes extensibles, relatives et sensibles. Il ne fait évidemment ainsi que faciliter et qu’exaspérer les crises, celles-ci étant définies comme le heurt périodique entre les forces contradictoires de l’économie capitaliste." (chapitre 2, "L’adaptation du capitalisme", ibid.)

Le crédit n’était pas encore ce qu’il est en grande partie devenu aujourd’hui – pas tant un moyen d’accélérer l’expansion du marché réel, mais un marché artificiel en lui-même, dont le capitalisme est de plus en plus dépendant. Mais sa fonction comme remède qui aggrave le mal est devenue ainsi plus évidente à notre époque, et avant tout depuis ce qui est appelé le "credit crunch" en 2008.

De même, Luxemburg considérait la tendance du capitalisme et des capitalistes à s’organiser au niveau national et même international non comme une solution aux antagonismes du système mais comme une force potentielle qui les exacerbe à un niveau supérieur et plus destructeur :

" (...) ils aggravent la contradiction entre le caractère international de l’économie capitaliste mondiale et le caractère national de l’Etat capitaliste, parce qu’ils s’accompagnent toujours d’une guerre douanière générale ; ils exaspèrent ainsi les antagonismes entre les différents Etats capitalistes. À cela il faut ajouter l’influence révolutionnaire exercée par les cartels sur la concentration de la production, son perfectionnement technique, etc.

Ainsi, quant à l’action exercée sur l’économie capitaliste, les cartels et les trusts n’apparaissent pas comme un "facteur d’adaptation" propre à en atténuer les contradictions, mais bien plutôt comme l’un des moyens qu’elle invente elle-même pour aggraver sa propre anarchie, développer ses contradictions internes, accélérer sa propre ruine." (idem)

Ces prévisions, surtout quand l’organisation du capital est passée de la phase des cartels à celle des "trusts d’Etat national" qui s’affrontaient pour le contrôle du marché mondial en 1914 –allaient se trouver pleinement validées au cours du 20e siècle.

Luxemburg répondit aussi aux arguments de Bernstein selon lesquels le prolétariat n’avait pas besoin de faire la révolution puisqu’il jouissait d’une augmentation de son niveau de vie grâce à son organisation efficace en syndicats et à l’activité de ses représentants au parlement. Elle montrait que les activités syndicales comportaient des limites internes, les décrivant comme un "travail de Sisyphe", nécessaire mais constamment limité dans ses efforts d’accroître la part des ouvriers dans les produits de leur travail du fait de l’accroissement inévitable du taux d’exploitation apporté par le développement de la productivité. L’évolution ultérieure du syndicalisme dans la vie du capitalisme allait mettre encore mieux en évidence ses limites historiques, mais même à une époque où l’activité syndicale (ainsi que dans les domaines d’action parallèles du parlement et des coopératives) avait encore une validité pour la classe ouvrière, les révisionnistes altéraient déjà la réalité en défendant l’idée que ces activités pouvaient assurer à la classe ouvrière une amélioration constante et infinie de ses conditions de vie.

Et alors que Bernstein voyait une tendance à l’atténuation des rapports de classe à travers la prolifération d’entreprises à petite échelle et donc la croissance de la classe moyenne, Luxemburg affirmait l’existence de la tendance qui allait devenir prédominante dans le siècle suivant : l’évolution du capitalisme vers des formes de concentration et de centralisation gigantesques, tant au niveau des entreprises "privées" que de l’Etat et des alliances impérialistes. D’autres membres de la gauche révolutionnaire comme Boudin répondaient à l’idée selon laquelle la classe ouvrière allait devenir une classe moyenne en défendant que beaucoup de "cols blancs" et de techniciens qui étaient supposés engloutir le prolétariat étaient eux-mêmes, en réalité, un produit du processus de prolétarisation – là encore une tendance qui allait être très marquées au cours des dernières décennies. Les paroles de Boudin en 1907 retentissent de façon très moderne de même que les arguments spécieux qu’elles combattent :

"Une très grande proportion de ce qu’on appelle la nouvelle classe moyenne et qui apparaît comme telle dans les statistiques sur les revenus, constitue en réalité une partie du prolétariat ordinaire, et la nouvelle classe moyenne, quelle qu’elle soit, est bien plus petite que ce qui apparaît dans les tableaux des revenus. Cette confusion provient, d’une part, du vieux préjugé profondément ancré selon lequel Marx aurait attribué uniquement au travail manuel la propriété de créer de la valeur et, d’autre part, de la séparation de la fonction de gérant d’avec celle de propriétaire – effectuée par les corporations, comme on l’a noté auparavant. Dans ces circonstances, de larges parties du prolétariat sont comptées comme faisant partie de la classe moyenne, c’est-à-dire la couche inférieure de la classe capitaliste. C’est le cas pour ces activités, nombreuses et croissantes, dont la rémunération est appelée "salary" au lieu de "wage". Toutes ces personnes salariées, quel que soit leur salaire, qui constituent la majeure partie, et certainement une grande portion, de la "nouvelle" classe moyenne, font tout autant partie du prolétariat que le simple ouvrier journalier." (The Theoretical System of Karl Marx, 1907, traduit de l’anglais par nous)

En route vers la débâcle de la civilisation bourgeoise

La crise économique ouverte d’aujourd’hui a lieu dans un stade très avancé du déclin du capitalisme. Luxemburg répondait à Bernstein dans une période qu’elle caractérisait, avec une remarquable lucidité une fois encore, comme une période qui n’était pas encore celle du déclin mais dont l’approche devenait de plus en plus évidente. Ce passage est écrit en réponse à la question empirique (et empiriste) de Bernstein : pourquoi n’avons-nous pas assisté à l’ancien cycle décennal depuis le début des années 1870 ? Luxemburg insiste dans sa réponse sur le fait que ce cycle est en réalité l’expression de la phase de jeunesse du capitalisme ; maintenant le marché mondial se trouvait dans une "période de transition" entre sa période de croissance maximum et l’ouverture d’une époque de déclin :

"Le marché mondial se développe toujours. L’Allemagne et l’Autriche ne sont entrées dans la phase de véritable production industrielle à grande échelle que dans les années 1870 ; la Russie seulement dans les années 1880 ; la France est encore en grande partie à un stade de petite production ; les Etats balkaniques, pour la plus grande partie, ne se sont pas encore débarrassés des chaînes de l’économie naturelle ; et ce n’est que dans les années 1880 que l’Amérique, l’Australie et l’Afrique sont entrés dans un commerce étendu et régulier de biens avec l’Europe. Aussi, d’une part, nous avons maintenant derrière nous une ouverture soudaine et vaste de nouvelles aires d’économie capitaliste comme c’est arrivé périodiquement jusqu’aux années 1870 ; et nous avons derrière nous, pour ainsi dire, des crises de jeunesse qui ont suivi ces développements périodiques. D’autre part, nous ne sommes pas encore arrivés au degré de développement et d’épuisement du marché mondial qui produira la collision périodique, fatale entre les forces productives et les limites du marché, qui constitue la véritable crise de vieillesse du capitalisme. Nous sommes dans une phase où les crises n’accompagnent plus la montée du capitalisme et pas encore son déclin." (chapitre 2, traduit de l’anglais par nous)

Il est intéressant de noter que dans la deuxième édition de sa brochure, publiée en 1908, Luxemburg a omis ce passage et le paragraphe suivant, et mentionne la crise de 1907-1908, qui avait précisément pour centre les nations industrielles les plus puissantes : évidemment, pour Luxemburg, "la période de transition" touchait déjà à sa fin.

De plus elle fait aussi allusion au fait que l’attente précédente d’une nouvelle période qui s’ouvrirait pas "une grande crise commerciale" pourrait s’avérer une erreur – déjà dans Réforme sociale ou Révolution, elle souligne la croissance du militarisme, une évolution qui allait la préoccuper de plus en plus. C’est sûrement la possibilité que l’ouverture de la nouvelle période soit marquée par la guerre et non par une crise économique ouverte qui se trouve probablement derrière l’observation suivante :

"Dans la thèse socialiste affirmant que le point de départ de la révolution socialiste serait une crise générale et catastrophique, il faut à notre avis distinguer deux choses : l’idée fondamentale qu’elle contient et sa forme extérieure.

L’idée est celle-ci : on suppose que le régime capitaliste fera naître de lui-même, à partir de ses propres contradictions internes, le moment où son équilibre sera rompu et où il deviendra proprement impossible. Que l’on ait imaginé ce moment sous la forme d’une crise commerciale générale et catastrophique, on avait de bonnes raisons de le faire, mais c’est finalement un détail accessoire pour l’idée fondamentale elle-même." (Ch.1)

Mais quelle que soit la forme prise par "la crise de sénilité" du capitalisme, Rosa Luxemburg insistait sur le fait que sans cette vision de la chute catastrophique du capitalisme, le socialisme devenait une simple utopie :

"Pour le socialisme scientifique la nécessité historique de la révolution socialiste est surtout démontrée par l’anarchie croissante du système capitaliste qui enferme celui-ci dans une impasse. Mais si l’on admet l’hypothèse de Bernstein : l’évolution du capitalisme ne s’oriente pas dans le sens de l’effondrement - alors le socialisme cesse d’être une nécessité objective. (...) La théorie révisionniste est confrontée à une alternative : ou bien la transformation socialiste de la société est la conséquence, comme auparavant, des contradictions internes du système capitaliste, et alors l’évolution du système inclut aussi le développement de ses contradictions, aboutissant nécessairement un jour ou l’autre à un effondrement sous une forme ou sous une autre ; en ce cas, même les "facteurs d’adaptation" sont inefficaces, et la théorie de la catastrophe est juste. Ou bien les " facteurs d’adaptation " sont capables de prévenir réellement l’effondrement du système capitaliste et d’en assurer la survie, donc d’abolir ces contradictions, en ce cas, le socialisme cesse d’être une nécessité historique ; il est alors tout ce que l’on veut sauf le résultat du développement matériel de la société. Ce dilemme en engendre un autre : ou bien le révisionnisme a raison quant au sens de l’évolution du capitalisme - en ce cas la transformation socialiste de la société est une utopie ; ou bien le socialisme n’est pas une utopie, et en ce cas la théorie des " facteurs d’adaptation" ne tient pas. That is the question : c’est là toute la question." (idem)

Dans ce passage, Luxemburg fait ressortir avec totale clarté le rapport intime entre le point de vue révisionniste et le rejet de la vision marxiste du déclin du capitalisme et, inversement, la nécessité de cette théorie comme pierre de touche d’une conception cohérente de la révolution.

Dans le prochain article de cette série nous examinerons comment Luxemburg et d’autres ont cherché à situer les origines de la crise qui s’approchait dans le processus sous-jacent de l’accumulation capitaliste.

Courant Communiste International - http://fr.internationalism.org

1 Voir par exemple l’article : "1895-1905 : la perspective révolutionnaire obscurcie par les illusions parlementaires", Revue internationale n°88
2 Aufheben n° 2 et 3 http://libcom.org/aufheben

3 Edition française Les bons caractères, 2004.

4 http://marxists.org/francais/inter_soc/spd/18910000.htm

5 http://www.marxists.org/francais/engels/works/1891/00/18910000.htm

6 http://marxists.org/francais/luxembur/works/1898/r_ou_r1_1.html


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