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Le Peuple s’amuse

posté le 14/07/18 Mots-clés  luttes sociales  antimilitarisme  histoire / archive 

L’ouvrier sort de l’usine empestée. C’est l’heure de la délivrance. Après le dur labeur, quelques instants de repos.

Il sort, sans doute las, écœuré, la haine au cœur contre ceux qui le tiennent enfermés ainsi pendant des heures pour assurer leur luxe.

Mais où dirige-t-il ses pas ? Il sort, il va, court vers les kiosques de journaux. Un sourire de contentement me monte aux lèvres, il est las, mais il a encore vivace au cœur la fierté de l’homme : il va chercher là le pamphlet, l’écrit aux paroles revendicatrices, afin d’entrer en communion d’idées avec tous ceux qui souffrent, les frères de misère, les exploités de tous les mondes.

Je m’approche, prêt à parler, à serrer la main à ce souffrant quelconque. Le Sport, dit-il d’une voix forte et fiévreusement l’ouvre. Le parcourant, il s’en va disant : « Je le savais, c’est Untel qui gagne, monté sur le Roi-Soleil. »

Et cet ouvrier, c’est tous, c’est le mercenaire, l’esclave type.

Le Sport, Le Vélo, Les Courses, Paris-Vélo et vingt autres, voilà le pamphlet que lit l’opprimé, voilà le tocsin de révolte qu’il fait sonner à ses oreilles.

La plèbe romaine dans son excessive misère réclamait « Panem, Circensens », du pain et des jeux, et s’avilissait devant un tyran.

L’Espagne, sous la domination cléricale, demande à corps et à cris des processions et des arènes.

En France, sous la griffe du parlementarisme plus humain… pour les bêtes, plus délicat, le peuple veut des courses.

Ces messieurs, les esclaves, veulent des jouets, soit : les empereurs construisent des cirques, la reine d’Espagne est là à chaque nouvelle corrida, et son excellence Felisque[1] préside au Grand Prix.

Les Romains, les Espagnols, les Français se serrent d’un cran la ceinture et se couchent heureux et contents.

Aussi, exploiteurs, bourgeois, prêtres pensent qu’il y a encore de bons temps pour eux sur cette terre et ils rééditent cette phrase des vieux Gaulois : « Nous ne craignons rien, si ce n’est que les cieux ne tombent sur notre tête. »

Mais pourtant ne vous y fiez pas, sous le calme trompeur de la mer bout une tempête. Qui sait, qui sait… si sous cette apparente tranquillité le peuple, votre grand nourricier, vous trempait une dernière soupe ?

Albert LIBERTAD

Le Droit de vivre, n°8, 7-14 juin 1898

[1] Libertad fait probablement allusion à la déformation populaire du prénom du président de la République du moment, Félix Faure.


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