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Le travail et la prison

posté le 25/07/17 par Olivier Sarrouy et Bernard Aspe Mots-clés  réflexion / analyse 

Naturaliser dans la vie économique le pouvoir légal de punir : nous contraindre, par toute une série de petites soumissions quotidiennes, à accepter ce que, au fond, nous ne désirons pas (le travail, la réussite, l’angoisse de n’être personne, etc.). Un texte d’Olivier Sarrouy, maître de conférences à l’Université de Rennes 2 et Bernard Aspe, directeur de programme au collège international de philosophie.

Le 27 avril 2017, quelques centaines de manifestants occupent les rues de Rennes lorsqu’ils sont témoins d’une scène qu’en d’autres temps on aurait pu dire surréaliste : un policier isolé – parce qu’il a décidé de rester seul à bloquer un des axes de la manifestation – dégaine son arme et la pointe vers les personnes qui s’approchent de lui. Quelques personnes lui disent « baisse ton arme » et « dégage » : des conseils bien avisés qu’il va finir par suivre. La scène aura été filmée par les manifestants et par la police. La vidéo qui a circulé le soir même montrait une fois de plus ce que la police s’autorise sous couvert de l’état d’urgence – un état d’urgence dont E. Macron a pour projet de faire passer les principales mesures dans le droit commun. Ce n’est pas une première : cette menace directe par les armes avait déjà été exercée à Rennes le 15 février dernier lors d’un rassemblement en soutien à Théo mais aussi à Paris le 26 mai 2016 lors d’une manifestation contre la loi El Khomri.

Le 30 mai au petit matin, six maisons sont violemment investies par la police. Des portes sont défoncées, des gens menottés, mis au sol, des revolvers braqués sur leurs tempes. Des « perquisitions » ont lieu, avec les abus coutumiers qui les accompagnent, par exemple le geste d’interdire à une mère de rejoindre son enfant de dix mois dans sa chambre.

Les personnes arrêtées sont accusées de « violences sur agent ayant entrainé moins de 8 jours d’ITT » avec trois circonstances aggravantes – « en réunion », « avec arme » (notons qu’en l’espèce, l’arme incriminée consiste en un … pommeau de douche) et « avec dissimulation de visage » – ainsi que de « groupement en vue de commettre des dégradations ou des violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique ».

Rien de très nouveau, pourrait-on dire : on retrouve ici des opérations devenues banales. D’abord l’opération médiatique qui consiste à faire passer un acte pour le moins disproportionné (celui du policier) pour un geste de bravoure. Pour quiconque regarde les vidéos qui circulent sur le net, il est bien clair que le courage et la mesure étaient de l’autre côté – du côté des manifestants qui s’approchent du policier et lui parlent, alors qu’il les tient en joue.

Ensuite l’opération juridico-policière qui consiste à retourner les tactiques de défense en preuves de culpabilité. Les personnes interpellées n’ont pas souhaité s’exprimer devant les policiers qui les questionnaient – souvent les mêmes que ceux qui les braquaient quelques heures plus tôt. C’est leur droit le plus élémentaire, et c’est aussi une sagesse que partagent ceux qui connaissent un tant soit peu les techniques policières qui cherchent à extirper insidieusement des informations susceptibles de « peser » dans un procès. Or le silence des interpellés est devenu une preuve du fait qu’ils sont « organisés » afin de justifier leur mise en détention en attente du procès – et ceci en dépit de leurs garanties de présentation (travail, enfant, étude, etc.). La même chose avait été constatée, à s’en tenir seulement à la petite ville de Rennes, lors de l’affaire dite de la « mousse expansive » au printemps dernier.

On ne fera pas semblant de se scandaliser. Les plus lucides savent qu’il ne s’agit là que d’un processus plus ancien suivant simplement son cours. Un processus qui vise à empêcher que se constitue un mouvement de contestation qui ne s’en remet pas aux formes légalisées et pacifiées de la vie politique telles qu’elles sont censées être admises par tous. Un mouvement qui serait ainsi capable de répondre à des gouvernements qui, eux, ne s’encombrent pas d’états d’âme envers la légalité ou envers les libertés supposées garanties par la constitution.

L’état d’urgence est un versant de son offensive ; la législation par décrets (qui plus est, durant la période estivale) pour imposer une refonte du code du travail en est un autre. Ni la liberté de manifester, ni le principe d’une séparation des pouvoirs n’y survivent. Mais là encore, il ne s’agit pas de se scandaliser – d’autres en font profession. Il s’agit plutôt de voir quelle est la logique en cours.

Cette logique est précisément celle qui définit la continuité entre le nouvel espace de manœuvre accordé à la police et aux juges expéditifs et les décrets à venir relatifs au code du travail. Dans un cours du début des années 1970, Michel Foucault relève la parenté étroite qui existe entre la mise au travail et la mise en prison : dans les deux cas, il s’agit bien de contrôler le temps de la vie des individus et des collectifs. D’un côté, en enfermant ceux qui, par leur intelligence et leur courage, menacent les opérations du gouvernement (ceux et celles de l’affaire de la mousse expansive aussi bien que les récent-e-s interpelé-e-s). De l’autre, en radicalisant la mise en disponibilité du temps de celles et ceux qui sont sommés de produire en se conformant aux nouvelles configurations du travail – des configurations qui vont bien au-delà de ce qui est usuellement reconnu comme travail.

Il s’agit ainsi d’assurer, par la menace permanente de la violence pénale, la reproduction de l’ordre social : discipliner les désirs, soumettre les rassemblements politiques aux formes (de plus en plus vides et étroites) imposées par les « autorités », criminaliser la moindre tentative d’organisation, etc. Mais parfois la peur de l’enfermement ne suffit pas. Il faut alors introduire, entre les corps et l’inépuisable source de vie qu’ils constituent, quelque chose de plus que la simple menace pénale : quelque chose qui, peut-être, conduira ces corps à discipliner par eux-mêmes leur désir de vie. Ce quelque chose a un nom : le travail – et sa morale.

Dans le commentaire qu’il propose des cours de M. Foucault, S. Legrand écrit : « l’ouvrier qui paresse, qui s’enivre, qui brûle son énergie en faisant la fête, ou encore qui vit à son rythme propre, n’opère pas moins une soustraction à la richesse produite qu’il ne le ferait en pillant ou saccageant les docks ; il pratique alors ce que Foucault nomme un illégalisme de dissipation, c’est-à-dire qu’il pratique l’illégalisme cette fois sur son propre corps, sur sa force de travail. » Bien sûr les temps ont changé. On s’inquiète moins, aujourd’hui, de discipliner une classe ouvrière repoussée aux frontières de l’Occident que de soumettre une population à la fois sur-éduquée, précarisée et désenchantée – d’autant plus désenchantée qu’on lui aura d’ailleurs garanti toute sa vie les miracles de l’épanouissement et de la réalisation personnelle – aux nouveaux impératifs du capital : mobilité, adaptabilité, « compétences communicationnelles », etc.

Et pourtant : on reconnaîtra sans mal, derrière l’apparente modernité du programme de libération des « énergies entrepreunariales » porté par E. Macron, une version à peine remaniée des manoeuvres de moralisation de la classe ouvrière élaborées au 19e siècle. Convertir le temps de vie en capital personnel, responsabiliser les individus-entrepreneurs et les individus-salariés par une réforme de l’assurance chômage et du code du travail, soumettre les choix de vie aux petitesses de la « prise de risque calculée », etc. : le programme économique d’E. Macron constitue bien une entreprise politique visant à produire, en chacun d’entre nous, les dispositions existentielles nécessaires à l’extraction du profit dans l’Occident du 21e siècle ; la mise en ordre du temps vécu sous les formes individualisées et mutilantes de l’ordre économique contemporain.

Qu’E. Macron impose ce projet par décret ne surprendra plus ceux d’entre nous qui sont déjà habitués aux méthodes de la justice expéditive et des procès politiques. Il y bien longtemps que le droit ne préserve plus personne des « excès » du pouvoir exécutif – voire qu’il en constitue un des points d’appui principaux. On se contentera donc de souligner ici la continuité entre le programme économico-politique d’E. Macron et le destin réservé par la « justice » aux manifestants rennais écroués ce 30 mai.

Entendons-nous : nous n’aurons pas l’indécence de confondre ici la situation dans laquelle se trouvent les interpellés à celle qui est aujourd’hui la nôtre – nous qui écrivons ou lisons « libres » cet article. Il n’en importe pas moins de ne pas séparer le sort de ces manifestants du sort que nous promettent à tous (y compris à ceux qui n’ont pas le gout de discuter lorsqu’on les menace avec une arme) les décrets dont on nous assure qu’ils passeront cet été. Il s’agit bien, dans un cas comme dans l’autre, d’isoler – par des murs de prison ou des mécanismes de mise en concurrence économique – des corps autrement susceptibles de s’unir. Il s’agit bien, dans un cas comme dans l’autre, de se donner les moyens d’un contrôle de plus en plus étroit des existences qui ne « rentrent pas dans le cadre ». Il s’agit bien, dans un cas comme dans l’autre, de contenir le temps des vies suspectées d’échapper aux formes mortifères du salariat – ou de l’entreprenariat, pour ce que cela change.

  • Naturaliser dans la vie économique le pouvoir légal de punir : nous contraindre, par toute une série de petites soumissions quotidiennes, à accepter ce que, au fond, nous ne désirons pas (le travail, la réussite, l’angoisse de n’être personne, etc.) ; et légaliser, par le droit, le pouvoir technique d’asservir les corps à l’ordre économique : assurer à tous ceux qui ne baisseront pas la tête la certitude de l’enfermement. Voilà là les deux faces d’un même projet. À tous ceux qui doivent encore travailler pour « gagner leur vie », nous le répéterons donc : les interpellés du 30 mai sont leurs amis.

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