Les mensonges de l’Etat
L’État, de nos jours, est une réalité omniprésente. On le pratique quotidiennement sans s’en rendre compte, sans prendre conscience qu’il influence une partie considérable de nos actes. Il ne fait pas que proscrire ou prescrire, c’est-à-dire circonscrire le licite ou l’illicite, de la sphère de l’école à celle des transports publics. Qu’on le veuille ou non, il détermine l’avenir professionnel de la majorité de la population active, il s’occupe de la formation professionnelle et des qualifications, de la hiérarchie du travail et de son organisation. Au- delà, c’est-à-dire hors de la production, il finance et surveille une bonne part des loisirs de chacun, il rend même possibles ou impossibles les communications et les échanges les plus décisifs entre les individus. Autrement dit, l’État est là comme un tiers dans les relations sociales que l’on croit ou que l’on veut les plus immédiates, dans les relations familiales et affectives comme dans les relations de travail. L’État sanctionne le mariage comme le concubinage, il règle les rapports de filiation comme les conditions de l’émancipation, les contrats de travail (licenciement économique, chômage, retraite, etc.). Sans lui, il n’y a pas de liens sociaux durables, sans sa permission il n’est pas non plus possible de s’isoler d’une trame sociale de plus en plus serrée. Hors de l’État point de salut, tel semble être l’horizon indépassable de notre époque.
C’est cette réalité, souvent occultée par la pensée libérale de l’État de droit, que Henri Lefebvre prend au sérieux, c’est-à-dire place au centre de ses réflexions dans son ouvrage De l’État, dont trois tomes sont déjà parus. Pour lui, et il le dit d’emblée, il y a mondialisation de l’État, ce qui veut dire qu’il n’existe plus de sociétés sur notre planète qui échappent à la gestion étatique et à sa pénétration en profondeur dans tous les pores de la vie sociale. Il y a un système mondial de l’État qui parachève les systèmes partiels des institutions politiques et économiques, se surimpose à eux en les alourdissant et les intègre dans une hiérarchie complexe d’États nationaux inégalement puissants dans l’espace et dans le temps. Cette mondialisation dépasse toutes les histoires partielles et les sphères nationales relativement isolées des débuts du capitalisme, elle surmonte peu à peu les différences d’évolution entre les zones du monde ou plus exactement les soumet à un rythme d’évolution général et globalisant. Selon Henri Lefebvre, le choc des stratégies et des tactiques étatiques est ce qu’il y a de plus essentiel pour comprendre les situations ou les conjonctures ; en d’autres termes, la stratégie — la poursuite rationnelle de certains objectifs sur la base de moyens limités — domine les déterminismes sociaux, notamment les déterminismes économiques. L’historicité, c’est-à-dire le mouvement déterminé des sociétés, est remplacée par une mondialité qui s’exprime par l’activisme gestionnaire des grands États et l’articulation sans cesse renouvelée de leur volonté de puissance. Stratégies et tactiques ne se manifestent évidemment pas de façon arbitraire, c’est-à-dire comme des interventions susceptibles de bouleverser complètement le contexte où elles s’appliquent, mais elles apparaissent — de façon très massive — comme l’utilisation systématique et relativement efficiente de moyens qualitativement nouveaux (prévision et planification des mouvements de l’accumulation et de la consommation sociales, coordination et combinaison sur une large échelle de moyens à l’efficacité très partielle à l’origine). Henri Lefebvre note qu’il y a un parallélisme de plus en plus étroit entre la croissance de l’industrie et la croissance de l’activité étatique, ce qui, à son sens, signifie que l’économie est stratégiquement orientée et tactiquement contrôlée. La politique économique, fait-il remarquer, est constamment sur la corde raide ; elle saute d’un déséquilibre à un autre, de la surchauffe à la déflation ou à la stagnation, précisément parce que l’État ne peut se satisfaire de l’immobilité, encore moins d’une reconstruction spontanée et anarchique des rapports sociaux. Il faut qu’il impose sa loi à l’enchevêtrement de processus contradictoires qui constitue la trame sociale, qu’il se déplace au dessus du remue-ménage des groupes sociaux et pour cela dépasse la puissance de tous les grands conglomérats économiques (ou de la plupart d’entre eux). De ce point de vue, H. Lefebvre croit pouvoir constater que la croissance des moyens de destruction (des armes atomiques aux forces de police) est supérieure à la croissance économique proprement dite et que le marché interétatique des armes tend à faire prévaloir la logique de l’intervention étatique à l’échelle internationale.
L’ère de l’économie politique — conçue comme l’agencement de systèmes relativement autonomes aux niveaux économique, social et politique — approche ainsi de sa fin. Après beaucoup d’autres, Henri Lefebvre note toutes les implications négatives de cet état de fait, et plus particulièrement l’étouffement de l’individuel et du social, coincés entre les contraintes de l’économique et du politique. La société civile, c’est-à-dire les réseaux de relations familiales et affectives, n’a plus qu’une importance décroissante et de plus en plus résiduelle face aux modes standardisés de satisfaction des besoins et face à l’encadrement étatique de la vie quotidienne, même et surtout lorsqu’on exalte les vertus de l’individualisme et de l’initiative privée. L’individuel, identifié la plupart du temps à des variations minimes par rapport à la norme sociale, sert d’alibi à une uniformisation idéologique ; les variations chatoyantes et éphémères des modes sociales doivent faire oublier l’essentiel, la reproduction du même, la reproduction de l’État et de ses moyens d’intervention sur une échelle élargie. L’État, dit H. Lefebvre, organise sa propre méconnaissance, notamment en monopolisant le savoir social, en contrôlant sa production et sa distribution. Il s’ensuit que les masses n’ont accès qu’à un savoir fragmenté, pour ne pas dire pulvérisé. La multiplication des institutions étatiques, leur dispersion dans toute la société, sont données et prises pour la diffusion du pouvoir sur tout le corps social, un peu comme si l’extension des fonctions étatiques pouvait être comprise comme une véritable socialisation. On fait tout pour que soit ignorée la réalité articulée du pouvoir et son poids réel dans les rapports sociaux, ce qui contribue à en faire une entité tantôt mystérieuse et menaçante dans son ubiquité, tantôt fluide et insaisissable. Comme l’observe Henri Lefebvre, le mythe du pouvoir cache l’État et les modalités de son fonctionnement ainsi que les processus qui le traversent et le structurent. On peut ainsi passer de la négation du caractère oppressif des institutions étatiques (et de l’affirmation de leur nature fonctionnelle) à un sentiment de profonde infériorité devant leur toute-puissance supposée. Le pouvoir est conçu comme étemel, parce qu’il est naturalisé, fétichisé et assimilé à la nécessité abstraite de l’organisation, en dehors de tout examen sérieux de ses relations contradictoires aux rapports sociaux. C’est bien pourquoi la théâtralité médiocre des représentations étatiques, la pseudomajesté des pouvoirs personnalisés peuvent se déployer au milieu des silences apeurés ou serviles et d’applaudissements obséquieux ou complices. Le propre de l’État est de toujours se donner pour ce qu’il n’est pas.
Le discours du pouvoir est pourtant un discours du vrai, au sens où il discrimine entre le vrai et le faux à partir de critères politiques, où il fait de la politique le vrai par excellence, en l’opposant à la contingence du quotidien. Il capte des forces innombrables, les conditionne et les fait siennes en reléguant au second plan leurs particularités. De façon analogue au capital, éliminant ou standardisant les différences dans la vie économique pour faire circuler des équivalents, l’État réduit, en fait, la diversité des groupes sociaux et des individus, crée de l’interchangeable, en même temps qu’il assigne des places sur des échelles sociales graduées. Il est une machine qui produit de l’abstraction, les hommes abstraits qu’il faut pour soutenir passivement le pouvoir ou le représenter et le servir activement, mais aussi les relations sociales abstraites qui enserrent les individus et leur vécu. Le conçu affirme par là sa supériorité sur toutes les formes de l’expérience et de l’expérimentation spontanée, sur toutes les variétés d’échanges immédiats entre les individus, qu’il s’agisse d’échanges matériels ou de communications symboliques. L’État qui garantit le lien social, et pour une large part le rend matériellement possible, l’oppose aux individus et les en dépossède. Les individus et les groupes ne sont la plupart du temps liés les uns aux autres que par des liens qui leur sont extérieurs, les liens du marché et de la production capitalistes, mais aussi et surtout les liens tissés par les relations aux institutions étatiques. C’est largement en fonction de leur contribution à un intérêt général défini par la raison d’État qu’ils sont appréciés ou dépréciés, acceptés ou rejetés. L’État, comme le dit Henri Lefebvre, est le grand identitaire. Il proclame, énonce la conformité ou la non-conformité des exemplaires à l’espèce, il dit ce qui a le droit d’être et ce qui appartient à la non-existence ou aux ténèbres extérieures. Les libertés de critique reconnues dans les pays occidentaux aux intellectuels ne doivent pas faire illusion à cet égard. Il y a, constate Henri Lefebvre, une sorte de jeu, répété à l’infini, entre un pouvoir paré des couleurs du néo-libéralisme et une élite culturelle négativiste qui critique tout ponctuellement, mais s’abstient de le faire sur l’essentiel : le rôle concret de l’État. La philosophie n’est, à la vérité, plus qu’un monument funéraire, un cimetière des illusions de la modernité. Il n’y a plus que l’État qui puisse se présenter comme philosophie en acte, comme dépassement véritable du marché des idéologies et de la gratuité apparente de leur production. N’est-il pas au fond le logos moderne ?
Sur la base de ces analyses, il n’est pas étonnant qu’Henri Lefebvre ne fasse pas de l’État de type stalinien une exception historique ou une aberration sociologique ; il n’est au fond, pour lui, que la manifestation extrême, presque chimiquement pure, de courants prédominants dans le monde entier. On ne peut évidemment ignorer les circonstances particulières qui ont présidé à l’apparition du stalinisme (et en font un ensemble de phénomènes historiques), mais, en bonne méthode, il faut voir comment, à travers ces circonstances, s’expriment des tendances générales, comment la croissance de l’État stalinien s’insère dans le processus général de croissance des États. Face aux interrogations nombreuses que suscite la révolution d’Octobre, les réponses d’Henri Lefebvre sont on ne peut plus claires : les bolcheviks ont échoué, après des succès initiaux, parce qu’ils ont sous-estimé le poids des superstructures politiques et surestimé celui des infrastructures économiques. En somme, ils n’ont pas saisi les capacités d’intervention stratégique de l’État et sa relative indifférence par rapport aux transformations de la propriété et de certaines structures de production. En raison de l’insuffisance de la théorie politique marxiste, notamment du caractère à la fois trop tranchant et informe de la conception de la dictature du prolétariat, ils ont trop facilement assuré que le nouveau type d’État qu’ils mettaient en place échapperait à la logique des États déjà existants en développant une logique du dépérissement après avoir, bien sûr, surmonté ses plus grandes difficultés. L’évolution réelle fut tout autre, puisque la bureaucratie stalinienne, née au sein même du bolchevisme, porta à un très haut degré de sophistication, sinon de perfection, les méthodes de l’accumulation étatique, faisant par là même la démonstration que le capitalisme d’État des grandes nations occidentales pouvait être dépassé. A partir de cette analyse, Henri Lefebvre n’entend sans doute pas affirmer que l’État de type stalinien est l’avenir de tous les autres États, mais il lui reconnaît une valeur de paradigme ou de type idéal (au sens wébérien) de l’État contemporain. L’État soviétique, comme ceux des démocraties populaires, pousse à la limite du tolérable le terrorisme inhérent au fonctionnement des machines étatiques, il accentue, s’il en était encore besoin, l’atomisation politique des groupes sociaux et des individus en essayant simultanément d’obtenir une adhésion à peu près totale à ses objectifs. Plus qu’aucun autre, il est cet État de la philosophie absolue qui nivelle, ajuste et quelquefois broie les rouages de la machine sociale. Mais, en cela, il ne fait que montrer sous une forme concentrée et ramassée ce qui est à l’œuvre un peu partout, parfois avec une violence extrême comme dans le Chili de Pinochet ou l’Argentine de Videla. Cela ne veut pas dire que l’État transcende toutes les oppositions sociales et qu’il laisse derrière lui la lutte des classes. Selon H. Lefebvre, les antagonismes sociaux sont toujours aussi irréconciliables, mais ils acquièrent d’autres caractéristiques au stade actuel, parce que le capitalisme n’a pu s’affirmer ni comme véritable sujet de la vie sociale ni comme système suffisamment stable. En définitive, les formes étatiques viennent couronner les ensembles emboîtés et mêlés des formes sociales, forme marchandise, forme argent, forme entreprise, pour garantir les échanges sociaux comme échanges d’équivalents.
On ne peut donc s’étonner qu’Henri Lefebvre considère comme tout à fait dépassées les différentes variétés du marxisme « orthodoxe », voire qu’il puisse avancer à leur propos qu’on est en présence d’un « nouvel opium des peuples ». Dans son esprit, il faut faire faire un bond en avant à la théorie, et en particulier aller bien au-delà des analyses maintenant traditionnelles sur le mode de production capitaliste. C’est dans ce but qu’il forge et tente d’élaborer un nouveau concept, celui de mode de production étatique (M.P.E.), qui doit cerner aussi bien la réalité des pays capitalistes d’aujourd’hui que la réalité des pays marqués par le socialisme d’État. H. Lefebvre note, bien entendu, le rôle de plus en plus important que joue l’État dans la production et la répartition du surplus économique, mais c’est moins à l’aspect quantitatif du problème qu’à son aspect qualitatif qu’il s’intéresse. Il a en vue l’État dit keynésien qui bouleverse les conditions de l’accumulation pour rétablir des équilibres détruits par les mouvements spontanés de l’économie ; il a en vue aussi et surtout l’État post-keynésien qui agit sur les structures et tend de plus en plus à se subordonner les agents économiques, que ce soit l’immense masse des salariés ou les représentants du capital. La croissance actuelle des firmes multinationales, qui contredit apparemment cette évolution, ne fait en réalité que la confirmer, puisque les grandes firmes sont obligées d’intégrer leur propre concurrence dans la concurrence interétatique et qu’elles participent à des concertations multiples avec les grands États. Ce n’est toutefois pas à ce niveau que se situe l’essentiel de l’argumentation de l’auteur, étant donné qu’il récuse l’« économisme ». Pour lui, il y a mode de production étatique parce que, grâce à l’institutionnalisation de toutes les activités, habituelles, routinières, voire révolutionnaires, l’État devient le véritable producteur des rapports sociaux. Il y a, ainsi, un véritable renversement par rapport aux débuts du capitalisme où la relation sociale du capital et du travail trouvait son complément et sa garantie dans les institutions étatiques. Dans le contexte actuel, l’État ne peut, en effet, être considéré comme un instrument, il est au contraire une fin en soi, un ensemble de formes qui s’autoreproduisent, en absorbant la substance vive de la société. Comme le dit encore Henri Lefebvre, le M.P.E. intègre et désintègre tour à tour les relations capitalistes de production, de même il détourne le socialisme (l’appropriation collective des moyens de production) de ses finalités. Au fond, plus qu’aucun autre mode de production antérieur, il s’alimente de l’impuissance des relations sociales immédiates, de leur faible capacité de résistance au jeu étatique de la dissociation et des concurrences systématiquement entretenues. La politique étatique n’est pas une représentation plus ou moins déformée du corps social et de ce qui l’agite, ce n’est même pas au premier chef une manifestation d’activisme gestionnaire (vue très souvent idéologique), c’est, pourrait-on dire, la détermination en première instance de la vie sociale comme vide social, comme ensemble de relations désertiques ou encore comme trop-plein étatique.
Comme on peut s’en rendre compte, cette théorisation embryonnaire sur le M.P.E. ne manque pas de force suggestive, et on peut faire confiance à Henri Lefebvre pour lui ajouter beaucoup de raffinements. Mais il faut dire aussi qu’elle présente un certain nombre de faiblesses, sur lesquelles il n’est pas mauvais de s’interroger quelque peu. Le politique est-il aussi productif que l’affirme Henri Lefebvre ? Est-il une organisation à ce point efficiente du rapport social qu’il transforme l’économie en manifestation dérivée et secondaire ? Le pouvoir dans la société actuelle serait-il la technique par excellence, le dépassement au niveau de l’étatique de toutes les limites des pratiques plus ou moins amorphes qui se font jour au niveau de la production ? Autrement dit, le rapport social de production est-il essentiellement politique ? Est-il une relation de subordination et d’oppression qui recouvre et surdétermine les relations d’exploitation ? La crise des planifications nationales dans un environnement international de plus en plus tourmenté, la crise des politiques économiques de type keynésien (avec leurs objectifs du plein-emploi et de la croissance) ne vont certainement pas dans ce sens. Il n’y a sans doute pas décroissance du rôle de l’État dans l’économie, ni au niveau de la production (développement des infrastructures et du secteur d’État dans certaines branches), ni au niveau de la circulation (transferts de capitaux ou de plus-value de plus en plus considérables), ni au niveau de la distribution (action sur les revenus des différentes couches sociales). On peut même ajouter que l’État est de plus en plus présent dans les débats de classe autour des salaires et de l’agencement des rapports de travail. Il suffit de songer, à cet égard, aux différents plans de stabilisation et de lutte contre l’inflation dans un certain nombre de pays occidentaux. Mais cette implication grandissante des institutions étatiques dans les mécanismes de l’accumulation du capital ne veut pas du tout dire qu’elles ne sont pas elles- mêmes entraînées par les mouvements de l’économie et par les affrontements de classe débordant le politique au sens étroit du terme. En réalité, les décisions étatiques, même si elles semblent être le résultat d’un arbitraire tout à fait souverain, sont obligées d’emprunter des voies très balisées et surtout reçoivent leur impulsion de contraintes extra-politiques (voir les réactions des États à des données objectives telles que crises monétaires, chômage, baisse de la rentabilité des entreprises, crise des rapports de travail, etc.). Les stratégies dont parle Henri Lefebvre dirigent moins les comportements institutionnalisés qu’elles ne tentent de les prévoir et de les coordonner, voire simplement de les unifier dans leur multiplicité souvent contradictoire. A ce niveau, on serait tenté de dire que le politico-étatique est aujourd’hui devenu pleinement ce qu’il n’était encore que potentiellement au début du capitalisme, un des moments du processus d’ensemble de la production capitaliste. Cela expliquerait assez bien la pétrification des formes politiques qu’Henri Lefebvre dénonce avec tant de vigueur.
JM VINCENT
Critiques de l’économie politique
p. 136-144, nouvelle série, n° 4, juin-septembre 1978