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Les quatre visages du surplus

posté le 30/06/16 par Christophe Darmangeat Mots-clés  économie  réflexion / analyse  Peuples natifs 

Quiconque est un peu familier des raisonnements matérialistes sur l’évolution sociale sait (ou croit savoir) que l’essor de la différenciation sociale, et donc de l’exploitation, est liée à l’apparition d’un « surplus » absent dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs et qui s’est peu à peu développé avec l’agriculture. En réalité, cette idée très ancienne (on en trouve les premières formulations dès le XVIIIe siècle) repose sur une série de suppositions qui sont loin d’être aussi évidentes qu’il y paraît à première vue. Dans ce billet, je n’aborderai pas le cœur de ces raisonnements ; car avant d’en arriver là, il faut commencer par se mettre d’accord sur ce qu’est le « surplus » en question.

En effet, pour peu qu’on s’y arrête, on se rend vite compte que le mot peut revêtir au moins quatre significations très différentes. C’est le problème avec les mots familiers : on finit par oublier qu’ils contiennent des non-dits, qui peuvent varier d’un contexte à l’autre et qui en changent totalement le sens. En l’occurrence, un surplus est un excédent : c’est donc le résultat d’une différence entre deux quantités. Toute la question est de savoir lesquelles...

Surplus physiologique et surplus social

Une première définition du surplus consiste à rapporter la production d’une société donnée à ses besoins physiologiques. On dira donc qu’une société ne dégage pas de surplus si elle se trouve à la limite de la survie, et qu’elle en produit un dans le cas contraire. C’est ce surplus « physiologique » qui est au centre des raisonnements du courant dit du cultural materialism, dont la plus grande figure est Marvin Harris.

Or, cette définition diffère assez notablement de celle qui est couramment employée par le courant marxiste, et qui rapporte la production à ce qui revient aux producteurs. Le surplus est dans ce cas censé permettre d’appréhender directement le phénomène de l’exploitation : il est le fruit du surtravail, cette fraction du travail des producteurs qui leur est extorquée par la classe dominante, et qui dans le capitalisme prend la forme de la plus-value. Appelons ce surplus le surplus « social ».

Il est clair que surplus physiologique et surplus social sont deux choses totalement différentes. L’un n’est même pas une condition de l’autre. Pour commencer, il peut très bien y avoir un surplus physiologique sans aucun surplus social : il suffit de penser à une tribu de chasseurs ou de pêcheurs égalitaires, situés dans un environnement relativement favorable, et où chacun mangera donc largement à sa faim sans qu’aucun exploiteur n’extorque du surtravail à quiconque. Dans ce cas, il existerait un surplus physiologique sans aucun surplus social. Inversement, on pourrait penser qu’il ne saurait exister de surplus social supérieur au surplus physiologique : une classe dominante ne pourrait durablement prélever un surtravail sur les exploités sans leur laisser au moins de quoi survivre et se reproduire. Pourtant, une telle configuration est possible : il faut pour cela que la classe exploiteuse n’ait pas à permettre aux exploiter d’assurer leur propre reproduction. En clair, il suffit qu’elle puisse s’approvisionner en main d’oeuvre dans une autre société, et pouvoir dispenser ainsi les exploiter de fonder et d’entretenir une famille. Si j’en crois l’excellent traité de Marcel Mazoyer et Laurence Roudart sur l’Histoire des agricultures du monde, c’est une configuration de ce type qui prévalait sous la Rome antique, où la productivité agricole était restée très basse. Et c’est la fin de l’approvisionnement en esclaves dans les sociétés conquises qui a sonné, à terme, le glas de l’Empire.

Deux autres définitions

Ces deux définitions du surplus représentent déjà à elles seules une abondante source de confusions. Mais il en existe – au moins – deux de plus.
La première est utilisée lorsque la théorie est convoquée pour expliquer non l’exploitation, mais la division du travail. Prenons le cas simple (et, historiquement, de loin le plus fréquent) où le premier corps de métier spécialisé dans une autre production que les biens alimentaires est la métallurgie. On dira alors que pour qu’il existe un secteur métallurgiste, il faut que les producteurs de biens alimentaires produisent davantage qu’ils ne consomment : c’est un surplus. Notons qu’un tel surplus, par définition, en suppose un autre : réciproquement, il faut que les métallurgistes produisent davantage de marteaux, de pinces, de haches, de clous ou de fer à chevaux qu’ils n’en utilisent eux-mêmes. Généralement, l’attention se focalise sur le secteur alimentaire, sans que je sois bien certain qu’il y ait de bonnes raisons à cela.
Je suis un peu embêté pour trouver un adjectif pour ce type de surplus. Le moins mauvais qui me vient en tête est celui de surplus technique, mais je suis bien conscient que ce n’est pas un très bon choix. Toujours est-il que ce surplus, lui aussi, est totalement indépendant des deux précédents. Qu’on les combine deux à deux, et on verra qu’on peut toujours imaginer une situation où l’un existe sans l’autre, et l’autre sans l’un.

Enfin, une quatrième définition du surplus introduit dans l’équation une notion temporelle : le surplus, c’est l’excédent de la production sur la consommation à un moment donné - concrètement, on suppose que cet excédent ne joue un rôle que s’il est conservé en vue d’un usage futur. Le surplus est donc ici le stock.

Une fois de plus, il n’est pas difficile de voir que les stocks, en eux-mêmes, ne constituent ni un surplus physiologique, ni un surplus technique, ni un surplus social. Précisons ce dernier point : il se peut fort bien (au moins en théorie) qu’une société dont les ressources sont saisonnières constitue chaque année des stocks pour la morte-saison, sans pour autant qu’existe ni exploitation, ni classe dominante - et donc, sans pour autant qu’existe un surplus social. Inversement (et toujours en théorie) on peut tout à fait imaginer une classe dominante qui prélève un surproduit dans une société qui ne constitue aucun stock notable. Soyons clair : je suis convaincu qu’en réalité, il existe un rapport (indirect) entre stocks et surplus social. Mais il s’agit précisément d’un rapport (indirect, je le répète), et non d’une identité.

Autrement dit : on ne peut rien dire de pertinent sur la stratification sociale si on aborde le problème muni d’un concept de surplus attrape-tout qui recouvre à la fois deux, trois, voire quatre définitions. Or, on trouve très souvent de telles confusions. Je citerai entre mille un passage extrait du livre de Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés (Guns, germs and steel), livre par certains aspects, fort intéressant, mais où des glissements incessants sont faits entre stocks et surplus social :

    • Alors que certains chasseurs-cueilleurs nomades peuvent à l’occasion récolter davantage de vivres qu’ils n’en peuvent consommer en quelques jours, cette manne leur est de peu d’utilité puisqu’ils ne peuvent la conserver. En revanche, les stocks alimentaires sont essentiels pour nourrir des experts qui ne produisent pas de vivres et, assurément, des villes entières. En conséquence, les sociétés nomades de chasseurs-cueilleurs ont peu, voire aucun, de ces experts à plein temps qui font leur apparition dans les sociétés sédentaires.
    • Les rois et les bureaucrates sont deux types d’experts de ce genre. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs sont relativement égalitaires, manquent de bureaucrates à plein temps et de chefs héréditaires, et possèdent une modeste organisation politique au niveau du groupe ou de la tribu. Et cela du fait que tous les chasseurs-cueilleurs valides sont obligés de consacrer une bonne partie de leur temps à la quête de nourriture. À l’opposé, dès lors qu’il est possible de stocker des aliments, une élite politique peut prendre le contrôle des vivres produits par les autres, affirmer son droit de prélever des impôts, se soustraire à la nécessité de se nourrir elle-même et se consacrer entièrement aux activités politiques. Ainsi, les sociétés agricoles de taille modeste sont souvent organisées en chefferies, les royaumes étant limités aux grandes sociétés agricoles. (…) Dans les milieux particulièrement riches, comme la côte nord-ouest du Pacifique en Amérique du Nord et la côte de l’Equateur, certains chasseurs-cueilleurs ont aussi développé des sociétés sédentaires, des stocks alimentaires et des chefferies naissantes sans s’engager plus loin sur la voie de la formation des royaumes.
    • La constitution d’un stock alimentaire par l’impôt permet de faire vivre d’autres experts à plein temps. Elle permet notamment de nourrir les soldats de métier, point important pour les guerres de conquête. (…) Les stocks alimentaires peuvent aussi nourrir les prêtres, qui apportent une justification religieuse aux guerres de conquête ; les artisans, notamment des forgerons qui fabriquent des épées, des fusils, et d’autres techniques ; et les scribes, qui préservent bien plus d’informations qu’il n’est possible d’en mémoriser correctement (p. 89-90)

La suite au prochain épisode... en attendant les commentaires !


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