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Les révolutions arabes depuis 2011

posté le 23/10/16 par  Revue Actes de la Recherches en Sciences Sociales n° 211-212, « Révolutions et crises politiques au Maghreb et au Machrek », 2016 Mots-clés  luttes sociales  solidarité  Peuples natifs 

Les révoltes dans les pays arabes ont ouvert un nouveau cycle de contestation. Occupations de place, émeutes et organisations spontanées ouvrent de nouvelles perspectives de changements politiques.

Quand les pays arabes sont évoqués aujourd’hui, c’est le terrorisme et la guerre qui viennent en premier. L’espoir ouvert avec le « Printemps arabe » de 2011 est désormais liquidé. Ce moment de révolte s’est enlisé dans la politique institutionnelle, l’islamisme et même la reconnaissance par les Etats occidentaux.

Il existe peu d’analyses sérieuses et d’enquêtes de terrain sur les révolutions arabes. La plupart des livres sur le sujet sont écrits par des spécialistes en géopolitiques qui n’ont rien compris à l’évènement et tentent de refourguer leurs vieux cadres d’analyse.

Choukri Hmed et Laurent Jeanpierre coordonnent un numéro de la revue Actes de la Recherches en Sciences Sociales consacré aux « Révolutions et crises politiques au Maghreb et au Machrek ». Cette revue de référence adopte une approche socio-historique pour analyser cet évènement. L’analyse des structures sociales et politiques doit se croiser avec l’observation de l’évènement et des mobilisations collectives. Une fois passé le flux de l’actualité, cette séquence peut être réinscrite dans ses ancrages sociologiques et historiques propres.

Loin de se réduire à une « révolution facebook », le déclenchement de la révolte est aussi porté par des réseaux et espaces protestataires plus anciens. Mais ce sont surtout de nouveaux acteurs qui surgissent. Ils critiquent les partis et les mobilisations les plus routinisées et ils essaiment dans de nombreux pays. Les origines et la position sociale de ces nouvelles figures doivent être analysées.

Les variables de l’âge, du niveau de diplôme et de la position professionnelle permettent de saisir les aspirations désajustées et la probabilité de l’engagement révolutionnaire. Mais le passé politique et l’ancienneté de leur militantisme doivent également être pris en compte. La propagation géographique de la révolte détermine également son succès. La dimension spatiale, avec l’occupation des places publiques, devient majeure.

Moments d’ébullition

Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay observent le capital révolutionnaire dans le cadre de la révolution syrienne. Les révoltés rejoignent les institutions émergentes dans les zones insurgées. Le « capital révolutionnaire » apparaît comme le produit d’apprentissage issu de la mobilisation révolutionnaire et de compétences antérieures. Proche du capital militant, il permet de s’imposer dans la conjoncture critique et dans un monde politique en crise. Cette notion permet de comprendre le renouveau des acteurs politiques.

« Le capital social révolutionnaire décrit les liens qui naissent au cours de l’action protestataire et perdurent de façon indépendante de leur contexte initial », présentent les trois universitaires. La minorité de Syriens impliquée dans la mobilisation contre le régime bénéficie d’un accroissement de son capital social. Les protestations de 2011 sont portées par des anonymes. La détention du capital révolutionnaire conditionne alors l’accès aux nouvelles positions électives ou administratives. Même si une division du travail s’observe. Les ruraux et les classes populaires contrôlent les institutions militaires. Les classes moyennes s’imposent dans l’administration civile renaissante. Les classes dominantes s’intègrent dans les institutions de représentation à l’extérieur de la Syrie.

La sociabilité des Syriens engagés dans la protestation augmente très fortement. L’engagement semble surtout moral, sans véritable contenu politique. « De l’intensité des délibérations et de la prise de risque en commun émergent une communauté émotionnelle qui permet la fermeture du groupe, indispensable à la formation d’un capital social », observent les sociologues. Mais ces groupes fermés ne tiennent pas compte des appartenances communautaires instrumentalisées par le régime. Le milieu révolutionnaire devient le principal lieu de sociabilité. Des liens se tissent également en prison. Une ébullition permet de créer des relations en dehors de la routine du quotidien. Des comités de quartiers organisent la distribution de nourriture et l’accueil des réfugiés.

Layla Baamara évoque la révolte qui éclate en Algérie en 2011. Mais la contestation ne se développe pas. Le régime articule répression et redistribution des richesses pour calmer la révolte. Surtout, le mouvement s’apparente davantage à une mobilisation routinière plutôt qu’à un soulèvement spontané. Les différents secteurs restent trop séparés pour que les luttes débouchent vers une contestation globale de remise en cause du régime algérien. Surtout, le mouvement dépasse à peine le cercle des habituels militants. « Enfin, le décalage entre citoyens ordinaires et militants est révélateur de la persistance des structures classiques des mobilisations en Algérie », observe Layla Baamara.

La contestation en Algérie prend plusieurs formes. La mobilisation routinière est incarnée par les partis et les syndicats. Ensuite, des collectifs comme Bezzzef privilégient les actions innovantes et symboliques. Mais il existe aussi une colère qui peut exploser de manière spontanée. « La dénonciation publique des conditions de travail, du niveau des salaires, de l’attribution de logement ou encore du manque d’infrastructures prend la forme d’émeutes, de grèves, de sit-in, de barrages de route ou encore d’occupations de bâtiments administratifs », décrit Layla Baamara. Mais ces mobilisations restent ponctuelles et très ciblées. Elles ne contestent pas le régime et disparaissent lorsque les revendications sont satisfaites.

Mais, en 2011, la contestation prend de l’ampleur. La mobilisation commence avec une dénonciation de l’augmentation des prix. Surtout, la chute de Ben Ali en Tunisie alimente l’espoir. Le mot d’ordre de révolution est remis au goût du jour. Le mouvement prend de l’ampleur et de nombreux individus vivent leur première mobilisation. Le mouvement permet également un décloisonnement des différents groupes militants. Les différents réseaux se rencontrent. Les manifestations se multiplient dans la capitale. La journée du 12 avril prend de l’ampleur et les organisateurs sont dépassés. « Les tactiques, les slogans et l’itinéraire prévus sont bouleversés par la dynamique protestataire », souligne Layla Baamara. Les gouvernants sont ouvertement dénoncés.

Mais les contestataires restent divisés. Les partis sont accusés de se soumettre au régime. Ils préfèrent les meetings autorisés par le pouvoir plutôt que les manifestations. De nombreuses personnes restent encore éloignées de l’action contestataire. Le discrédit des partis, même ceux de l’opposition, et le souvenir de la guerre civile des années 1990, entraînent un rejet de la politique sous toutes ses formes.

Révolte en Tunisie

Pierre Blavier se penche sur les causes économiques et sociales de la révolution tunisienne. Les problèmes sociaux deviennent des causes de révolte. En 2010, la Tunisie n’est pas le pays le plus touché par la crise économique. Le chômage et la misère restent importants, mais ne semblent pas augmenter. La révolte de 2010 s’explique par l’immolation de Mohamed Bouazizi. Cet évènement incarne le malaise d’une jeunesse précaire qui, malgré des diplômes, ne trouve pas de travail.

L’expansion scolaire peut également expliquer la révolte. De nombreux jeunes obtiennent des diplômes et se retrouvent déclassés socialement. L’inadéquation entre les niveaux de formations et les postes que peut offrir le marché du travail alimentent la frustration.

Les cafés deviennent des lieux de rencontre et de sociabilité, notamment entre diplômés-chômeurs. Dans les régions rurales, le chômage n’est pas vécu uniquement comme une expérience individuelle, mais comme un problème collectif. « Parce qu’ils incarnent l’échec porté par l’expansion scolaire, les diplômés-chômeurs de l’intérieur des terres ont constitué l’un des appuis sociaux de la révolution tunisienne », observe Pierre Blavier. Ce n’est pas la "soif de démocratie" qui explique cette révolte, mais surtout les problèmes sociaux comme le chômage et les inégalités territoriales.

Choukri Hmed se penche sur les nouvelles formes de luttes en Tunisie. L’occupation des places permet le regroupement de différents individus et collectifs en dehors des cadres politiques traditionnels. « Or, c’est d’abord par l’unification des temps sociaux qu’elle produit qu’une situation devient potentiellement révolutionnaire », analyse Choukri Hmed. La révolte brise les routines sociales, fait vaciller les institutions et bouleverse les rapports sociaux.

Des activistes des zones rurales décident de rejoindre Tunis, la capitale, après le départ de Ben Ali. Une « Caravane de la liberté » doit permettre de faire converger la protestation vers Tunis pour achever le régime du RCD. La place du siège du Premier Ministre est occupée.

« C’était extraordinaire. Alors on chantait, on dansait, parfois toute la nuit », témoigne un chômeur. L’espace de la place du Gouvernement devient une agora, avec des discussions en petits groupes. La parole libérée permet de « tout remettre en cause ». Les rôles sociaux et les hiérarchies traditionnelles finissent par voler en éclats. « L’occupation transgressive matérialise et symbolise en réalité la présence, par effraction, des groupes défavorisés au cœur même des institutions régaliennes et leur prétention à peser sur le cours de l’histoire », souligne Choukri Hmed. Cet espace libre favorise l’autonomie du mouvement.

La révolte se propage dans d’autres pays, comme l’Egypte. La contestation échappe à ses initiateurs et revêt « une apparence de spontanéité et de rupture avec la politique instituée, particulièrement mobilisatrice dans ce contexte », décrit Choukri Hmed. Mais, à la fin du mois de février 2011, la revendication constitutionnelle fédère les opposants radicaux comme les anciens cadres du régime.

Comprendre les révolutions arabes

Ce dossier permet de comprendre davantage l’originalité des soulèvements révolutionnaires. Les enquêtes de terrain permettent de s’immerger au cœur des aspirations des mouvements contestataires. Cette approche permet aussi d’analyser l’originalité et les limites de ces révoltes politiques.

Déjà, les soulèvements de 2011 ont permis de donner une nouvelle actualité à la révolution. Ce n’est pas un simple concept qui évoque une chimère lointaine. C’est avant tout un processus social et politique qui permet de renverser l’ordre existant. Les révolutions ne sont pas non plus condamnées aux poubelles de l’histoire. Elles restent d’une brûlante actualité. Le XXIe siècle a déjà connu des soulèvements révolutionnaires. Et il en connaîtra d’autres.

Les sociologues peuvent permettre de comprendre les causes de ses nouvelles révolutions. Ce sont évidemment les problèmes sociaux et les conditions de vie qui déclenchent la révolte. La situation économique, avec le chômage et la crise expliquent cette colère. Mais il ne faut pas non plus sombrer dans le déterminisme sociologique. Les révolutions ne sont pas programmées par des « conditions objectives ». Les sociologues de la revue insistent sur la spontanéité et sur une révolte qui peut se propager comme une traînée de poudre. Il faut donc rester attentif à l’évènement, à l’incertitude et à la spontanéité.

Les révolutions ne proviennent pas des avant-gardes. Le modèle léniniste peut être définitivement enterré au regard des expériences nouvelles. Les partis et les syndicats ne sont pas du tout les moteurs du mouvement. Au mieux, ils accompagnent. Sinon, ils sont largement discrédités et détestés par les contestataires. La révolte a d’ailleurs inventé ses propres formes d’organisation, à l’image des conseils de quartiers évoqués par Omar Aziz. Une révolution ne se programme pas. C’est un moment qui découle en partie de causes qui ne peuvent pas être maîtrisées. Un jeune qui s’immole peut se réduire à un fait divers ou devenir le symbole qui exprime une colère prête à s’embraser. Les militants ne doivent pas tenter de guider les révolutions mais s’ouvrir à la spontanéité et se saisir de ces moments pour alimenter la réflexion collective.

Les révolutions permettent de sortir de la routine militante. Ce sont des moments qui mobilisent une large partie de la population, bien au-delà des milieux militants. Ces mouvements deviennent pour beaucoup de personnes leur première expérience politique. Ce sont aussi des moments d’intensification de la vie. Tous les articles reviennent sur les rencontres, les discussions et la rupture avec la routine du quotidien. Toutes les formes de séparations et de hiérarchies s’effondrent le temps d’un mouvement. La politique se confond alors avec la vie, la fête et le plaisir.


posté le  par  Revue Actes de la Recherches en Sciences Sociales n° 211-212, « Révolutions et crises politiques au Maghreb et au Machrek », 2016  Alerter le collectif de modération à propos de la publication de cet article. Imprimer l'article

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