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Lettre à Luz

posté le 23/05/15 par Musée de l'Europe & de l'Afrique Mots-clés  luttes sociales 

Cher Luz,

On ne se connaît pas. On a failli se croiser une fois, il y a bien longtemps, lors du lancement de CQFD à Marseille. Toi et Charb aviez accepté de filer des dessins pour les vendre dans une galerie, histoire de ramasser un peu de tune pour le journal. Je crois qu’il y avait le vague projet de vous débaucher, pas grand monde supportait Val dès cette époque, mais il assurait la mangeaille. C’était bien avant l’affaire des caricatures. Moi, j’étais venu remplacer au pied levé un salarié d’Agone qui ne supportait (déjà !) plus l’autoritarisme de son Organe Suprême. J’étais tricard, je le suis toujours, et je me suis fait attraper à ce moment-là. Rétrospectivement, c’est pas brillant. Mais nous sommes de petites choses, avec une légère tendance petite-bourgeoise à avoir la foi, ce qui nous rend, nous aussi, vulnérables aux Ayatollahs qui passent la main dans le dos aux grands empathiques pas sûrs d’eux en flattant leur héroïsme plus que rentré (en plus moi je ne sais pas dessiner ma quéquette donc je compense mal). À l’extrême-gauche, ça n’a jamais manqué. Publier du Guy Hocquenghem, ça soulageait (un peu) du néolibéralisme dans lequel ils nous avaient foutu après avoir manipulé et flingué leurs fidèles. Ça fait bien rigoler mes copains musulmans qui n’ont de Dieu que Dieu, ce qui pour le meilleur, pour les vrais, permet quand même de passer au-dessus de tous les chefs et de l’État (et dans pas mal de pays dont les dictateurs sont soutenus de l’étranger, c’est une forme d’anarchie personnaliste qui aide à vivre...). Ils ont bien des genres de curés, mais pas d’Église ni de pape, c’est d’ailleurs ce qui a l’air de faire méga chier Sarkozy et Valls qui aimeraient bien leur en coller...

Je me souviens, j’étais au bureau et j’ai reçu un coup de fil : « Tu peux pas nous imprimer quelques A3 ’Ces-œuvres-sont-au-prix-de-500-EUR’ ? ». Donc, je me ramène avec mes A3 avec le début du texte en gros et en caractères newroman 6 : « 500 EUR ». Ça a été le scandale. On m’est tombé dessus en hurlant en criant au sacrilège. Alors j’ai dit : « si c’est comme ça, je me fous à poil » (on faisait beaucoup ça à l’époque dans les expos à Bruxelles quand l’orga nous tombait dessus parce qu’on faisait un peu de situationnisme sur les dessous de l’art, car quelque que soit le champ comme nous avait appris Bourdieu, dès qu’on remet en cause la croyance, c’est le scandale. J’ai toujours adoré ça.) J’ai commencé à me dépoiler et, terrorisés (dans une expo de dessins de Charb et Luz !), ils se sont calmés. Et je me suis cassé. Donc, on s’est pas croisés. Je te raconte pas ça pour faire comme tous les journalistes qui ont tenu le micro pendant 48 heures pour être sur la photo du massacre en racontant les confidences que leur avaient confiées les martyrs qu’ils avaient touchés et refaire la virginité de leur liberté d’expression qu’ils violent tous les jours en se taisant.

Non. Je t’écris parce que j’ai un truc important à te dire.

J’ai entendu que tu te cassais. Après avoir lu qu’avec tes collègues vous aviez affronté la direction de Charlie Hebdo. C’est très dur d’affronter la direction dès que l’affaire devient florissante, quelles que soient les circonstances. À Agone, ça a essayé en ordre dispersé, avec un peu la honte au bide de s’être laissé manipuler et avoir fui dans la cause en s’assommant de boulot pour ne pas le voir. Avec y compris des copains autour ou autrefois dedans qui essayaient d’ouvrir des yeux et que la rhétorique patronale gavante comme des oies à en dégueuler poussait à envoyer chier parce que les contradictions qu’ils soulevaient été insupportables pour continuer à bosser, jusqu’à ce que ce ne soit plus des amis et qu’on soit seul. Pour finalement y passer à son tour et se faire dépouiller abandonnant l’outil de travail dans de très mauvaises mains. Chez nous, c’était juste le prix de la sueur, le capital. Chez vous, comme l’a dit ta collègue, c’est le prix du sang.

Je rappelle l’histoire avec CQFD parce qu’à cette époque, on n’était pas loin de 1995 et on avait la foi qu’on allait sortir de ce merdier néolibéral puant et notamment que ça passerait par la bataille contre la presse qui ne connaissait plus la liberté d’expression que des actionnaires et des caniches, à mesure que les premiers rachetaient tout et que les journalistes n’arrivaient pas à résister pour ceux qui n’étaient pas déjà convertis au culte du marché. Certains, comme Plenel, ont l’air, pour le meilleur jusqu’ici, d’avoir dessaoulé depuis, mais le comique de la situation c’est que certains de ceux qui, à l’époque, contribuaient à lui lui taper dessus à juste titre, notamment en étant l’éditeur de PLPL, ont commencé à être hypnotisés par la courbe des ventes, le management et le marketing des "idées de gauche". Chez nous, ça s’est passé comme ça en tous cas. Chez vous, ça m’en a tout l’air. Finalement, je ne pense pas qu’on savait très bien ce qu’était qu’être de gauche. C’était une bataille culturelle et à la fin il ne restait plus que la culture, c’est à dire l’idéologie. Et on s’est joyeusement intoxiqués avec avant de redécouvrir, mais un peu tard, qu’être de gauche ce n’était pas remplacer le Bourgeois éclairé par le petit-bourgeois gentilhomme qui se la joue (ou pas) sans connaître les paroles en se drapant dans les grandes causes, mais être du mauvais côté des rapports de production. Et quant tu rappelles aux Grand-Prêtres les principes de la religion, c’est là que les ennuis commencent.

Alors voilà, des millions de gens ont défilé pour la liberté d’expression au commandement de toute la presse de marché et de l’État (c’est à dire librement). On pense ce qu’on veut du père Todd, mais on n’a pas observé le même phénomène au sujet de la Loi Renseignement prise au nom de Charlie, ni contre la loi Macron : d’ailleurs cette rue, la logique voudrait qu’on y reste une bonne fois pour toutes. C’est la force des médias qui ne se voit pas en temps normal puisque le résultat de l’injonction quotidienne de ne pas bouger est beaucoup moins spectaculaire. Et ils ont envoyé des sous, des sous pour la liberté d’expression, et des sous pour la liberté d’expression, si je reprends tout ce que j’ai dit, c’est des sous pour une presse libre, pas au service du capital, de l’État (et avec le numéro des survivants vous avez raté l’occasion inouïe de leur en mettre plein la gueule et d’appeler à de toutes autres mobilisations contre l’injustice) ni de je ne sais quelle chefferie ivre d’elle-même et de son pouvoir sur les autres. Comme les dessins pour CQFD. Et une presse libre, c’est une presse qui appartient aux journalistes et garantit l’indépendance des rédactions (Rimbert t’expliquera ça mieux que moi).

Ça faisait un moment que vous vous faisiez rouler et que vous vous rouliez vous-mêmes. Mais c’est le moment aujourd’hui d’être vraiment des héros. Il faut se battre et ne pas abandonner les moyens de production, les tenir, les collectiviser. Ne pas les laisser aux accapareurs. D’abord parce que c’est trop dangereux, un journal, même entre de bonnes mains. Et là... avec si ça se trouve Val et Fourest en embuscade, il y a de quoi mettre le monde à feu et à sang. Mais surtout parce que les moyens de production aux travailleurs, aux producteurs, c’est ça être de gauche. Et quand on les tient, le meilleur peut arriver. Il y a tant de luttes à soutenir pour changer ce monde, tant de pouvoirs à dénoncer et à faire rendre gorge, tant de voix à rassembler dans d’immenses cris. Sous ta fenêtre. Inutile d’aller au Pakistan.

Tu as la légitimité et d’immenses soutiens peuvent se lever, notamment de tous ceux dont on fait croire qu’ils ont fait défaut.

Ils croient juste à l’histoire ancienne.

C’est le moment d’être courageux, Garçon ! Décolle de ton nombril !

Tout est à nous, rien n’est à eux !

Bendy Glu

PS (sic) : Comme j’ai pas ton adresse, je fous ma lettre sur le web pour te la faire passer par le Premier Ministre. Pour la réponse, pareil, tu lui demandes de te filer mon 06.


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