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Mexique : “la police n’est pas infiltrée par la mafia, elle fait partie de la mafia”

posté le 06/12/14 par Mathieu Dejean Mots-clés  répression / contrôle social  Mexique  Peuples natifs 

Le 26 septembre dernier 43 étudiants ont été enlevés et vraisemblablement tués par des narcotrafiquants dans l’Etat du Guerrero au Mexique. Jeudi 27 novembre onze corps décapités ont été retrouvés dans la même région, et cinq autres le 30 novembre. De quoi cette recrudescence de violence est-elle révélatrice ?

David Recondo - Il faut relativiser la notion de recrudescence. Il faut tenir compte du contexte depuis ces huit dernières années, pendant lesquelles ce genre de niveau de violence existait déjà, mais n’était pas aussi médiatisé. Il faut donc relativiser la nouveauté de cette violence, sans relativiser sa réalité.

Elle révèle un lien très fort de l’Etat avec le crime organisé, et cela à tous les niveaux. Ces crimes particulièrement cruels sont le résultat de ces liens. Il ne s’agit pas seulement d’une criminalisation de l’Etat par les cartels de la drogue, mais des liens de collusion très forts entre des structures de l’Etat et des activités illégales.

Il faut imaginer des acteurs criminels qui sont à cheval entre l’Etat et la société, et pas seulement des bandits qui seraient en train d’acheter les fonctionnaires, de les corrompre. Il s’agit d’un continuum entre des acteurs étatiques, de l’administration publique, qui sont en fait des investisseurs dans un domaine du trafic illégal de drogues notamment, mais aussi de l’extorsion de fonds, et d’autres activités illégales.

Comment expliquez-vous que la situation se soit dégradée à ce point depuis une dizaine d’années au Mexique ?

Cela tient particulièrement à la perte de contrôle politique d’une classe dirigeante qui auparavant maîtrisait tous ces mécanismes au travers de la présidence de la République et du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) essentiellement. Issu de la révolution de 1910, le PRI était au départ une confédération de forces politiques à la périphérie autant qu’au centre. Il a perdu la présidence de la République pour la première fois en 2000. Cela a permis l’accès au gouvernement fédéral du premier président du Parti action nationale (PAN), qui a aussi gagné les élections présidentielles de 2006, et qui a placé Felipe Calderón à la tête de la fédération.

Ces deux périodes d’alternance ont désarticulé le système de contrôle qui existait depuis la fin des années 1920, et ont laissé des espaces vides, sans contrôle direct du centre politique. Cela a eu pour conséquence une autonomisation relative de pans entiers de l’administration publique, notamment sous l’autorité des trente-et-un gouverneurs [le Mexique est composé de 31 Etats fédérés, ndlr].

Ces trente-et-un gouverneurs sont devenus des barons politiques, qui ont énormément gagné en autonomie face au centre politique. Cette décentralisation politique de fait explique en grande partie que les liens entre l’Etat et la société se transforment et que certains entrepreneurs publics puissent avoir les coudées franches dans leurs relations avec les marchés de la drogue et toutes les activité illicites.

Cela explique pourquoi la police municipale a été infiltrée par la mafia à Iguala, où elle a remis les 43 étudiants entre les mains de l’organisation criminelle “Guerreros Unidos” ?

En partie, mais j’insiste bien sur un point : il ne faut pas seulement concevoir la police et les fonctionnaires en général comme étant infiltrés par la mafia, mais comme faisant partie eux-mêmes de la mafia. C’est difficile en terme de vocabulaire. Au Mexique on continue à avoir une vision en terme de contamination de l’Etat par le crime alors que pour bien comprendre la situation il faut avoir en tête que les policiers, comme d’autres fonctionnaires, sont des gens qui utilisent leurs positions pour avoir accès à d’autres ressources, à commencer par les ressources liées au trafic de drogue. La police d’Iguala comme d’autres font partie d’un milieu criminel.

Quelles pourraient êtres les conséquences de la décision du président Enrique Peña Nieto de dissoudre les polices municipales ?

Cela va dans le droit fil d’une recentralisation politique lancée par le président de la République mexicaine élu en 2012, Enrique Peña Nieto. Il a fait un certain nombre de réformes dans ce sens, en recentralisant l’administration des processus électoraux, et en lançant la création d’une police spéciale intégrée au niveau fédéral. Cette idée d’éliminer les polices municipales relève également d’une volonté de contrôler depuis le centre l’ensemble de la police, de l’appareil de sécurité de l’Etat. C’est un pari risqué.

Calderon avait déjà affaibli les polices municipales en tentant la création d’un commandement unique des polices dans les Etats. Il a placé les polices municipales sous une suspicion systématique, comme si c’était les premières à être forcément criminalisées, alors que ce n’est pas forcément le cas de toutes les polices municipales. Le risque serait de perdre complètement les possibilités d’avoir une connaissance profonde et précise des affaires au niveau local, des liens entre les organisations mafieuses existantes, et d’avoir une police de proximité ayant un rapport avec la population qui peut faciliter l’administration de la criminalité. Tout le monde est conscient que le crime organisé ne peut pas être totalement éliminé, mais qu’il peut être régulé. Le conflit peut être cantonné à certaines sphères, et on peut en limiter les effets négatifs sur la population.

Les polices municipales peuvent être jusqu’à un certain point prises dans des réseaux de corruption, tout en étant des sources d’informations précieuses et des interfaces utiles dans un rapport conflictuel entre l’Etat et la société.

Comment réagit la société civile dans l’Etat du Guerrero par rapport à cette insécurité et cette corruption ? Est-ce un endroit où les gens s’ogranisent de manière autonome par rapport à l’Etat, en formant des groupes d’autodéfense ?

Vous avez raison d’évoquer les groupes d’autodéfense et les polices communautaires. Cela fait très longtemps, depuis les années 1990 qu’il y a des polices communautaires dans les régions les plus rurales de l’Etat de Guerrero. On a vu apparaître plus récemment des groupes d’autodéfense qui ont défrayé la chronique au Michoacan, l’Etat voisin du Guerrero au nord, mais ce phénomène existe aussi ailleurs dans le sud du pays et au centre. Ce sont des symptômes d’une crise profonde de la confiance de la société envers l’Etat. Cela signifie que les villageois et certains habitants des zones urbaines s’organisent, créent des rondes, des corps de surveillance parfois armés pour combler les manques de l’Etat.

Ce phénomène est monté en puissance ces dernières années, et le cas de Guerrero est assez symptomatique puisqu’il y a des polices communautaires depuis longtemps, qui prenaient appui sur des systèmes de police traditionnels. Tous ces villages à majorité indigène ont leur propre système de surveillance traditionnellement, et l’Etat avait avalisé ces systèmes. Désormais des systèmes nouveaux émergent, qui sont beaucoup plus armés, touchent des régions qui n’étaient pas forcément indigènes, et que souvent ces corps de surveillance locaux peuvent avoir des liens avec des mafias locales. C’est un système d’auto-organisation de la société qui peut recourir à des moyens illicites, et à des accords stratégiques avec certaines mafias. Les frontières entre les ‘gentils’ et les ‘méchants’ sont très ambiguës.

Cela fait plusieurs semaines qu’il y a des manifestations au Mexique. A-t-on atteint un point de non-retour dans le divorce entre la société et l’Etat ? Ou le président pourrait-il regagner la confiance de la population ?

Il est toujours très difficile de faire de la prévision. Mais c’est sans doute le moment le plus critique de ces dix dernières années. Il y a eu des moments forts de mobilisation en 2009-2010 d’une société civile urbaine et de classe moyenne au sens mexicain du terme (aux revenus très moyens, mais qui a fait des études), pour demander la fin de la guerre lancée par Calderon contre les cartels de la drogue. Cette guerre faisait énormément de victimes et a poussé les cartels à diversifier leurs activités. Ils ont commencé à vraiment devenir des mafias, à investir dans l’enlèvement, l’extorsion, ce qui touchait beaucoup plus la population mexicaine, contrairement au trafic de drogue qui était essentiellement destiné aux Etats-Unis.

On a déjà eu auparavant de très fortes mobilisations qui touchaient des secteurs qui n’ont jamais vraiment utilisé la manifestation pour se plaindre. On assiste de nouveau à un moment qui ressemble à 2010, avec une intensité plus élevée, et une convergence de secteurs très différents, urbains et ruraux, unis dans différentes villes autour d’une exigence de transparence et d’arrêt de la répression. On est en effet à un moment critique de divorce entre la société et l’Etat.

Enrique Peña Nieto peut-il rattraper cela ?

Ce sera difficile mais ce n’est pas complètement impossible. S’il y a des mesures très fortes notamment du coté de la police fédérale, de clarification de son rôle dans les récents actes de répression, s’il continue une politique constante de nettoyage du corps de police au niveau des Etats et de la police fédérale, s’il y a des signes de retrait de l’armée d’un certains nombre de lieux, et s’il y a des inculpations claires et des responsabilités clairement établies sur des hauts fonctionnaires, on peut imaginer que la légitimité du gouvernement s’améliore, et que l’on retrouve une certaine stabilité.

Cela fait beaucoup de conditions. L’enjeu est de voir si un président issu de l’ancien parti dominant sera capable d’établir une forme de contrôle plus démocratique qu’avant les années 2000.


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