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Mouvement völkisch et féminismes en Allemagne

posté le 27/12/17 par https://ciera.hypotheses.org/291 Mots-clés  histoire / archive 

Mouvement völkisch et féminismes en Allemagne. Une approche intersectionnelle à partir de l’exemple de Sophie Rogge-Börner (1878-1955)
04/04/2012 ciera2 Laisser un commentaire https://ciera.hypotheses.org/291

Texte de Jennifer Meyer, Universität Erfurt / Ecole Normale Supérieure de Lyon

Colloque : Féminismes allemands (1848-1933)

Date : 27 et 28 janvier 2012

Lieu : Lyon

Organisateurs : Anne-Marie Saint-Gille (université Lumière Lyon 2), Patrick Farges (université Sorbonne Nouvelle-Paris 3)

Programme du colloque

En Allemagne, l’historiographie du Mouvement – ou plutôt des Mouvements – des femmes a été renouvelée depuis une trentaine d’années, entre autres grâce aux apports des Gender Studies. Il s’agissait principalement, dans le cas des recherches sur la complicité des femmes sous le nazisme, de rectifier l’idée d’une « grâce de la naissance féminine » (Gnade der weiblichen Geburt) qui exemptait les femmes allemandes de toute responsabilité dans l’avènement et le déroulement de la dictature en les réduisant au statut de victimes – ou tout du moins d’innocentes apassives – et en postulant le caractère masculin de l’antisémitisme. De nombreuses études nuançant les représentations caricaturales ou extrêmes des femmes et soulignant la variété des formes de complicité, de soutien ou de résistance ont permis de dépasser cet obstacle épistémologique. D’une part, les tendances nationalistes, colonialistes et antisémites du Mouvement allemand des femmes ont ainsi été révélées. D’autre part, le rôle important des femmes au sein de partis conservateurs, nationalistes ou racistes a été analysé, de même que les tentatives de certaines d’entre elles pour développer en leur sein des projets d’émancipation divers. En témoignent l’intérêt porté à des personnes comme Mathilde Ludendorff ou Käthe Schirmacher ainsi que les études sur les organisations féminines comme le Bund Königin Luise ou le Ring nationaler Frauen, ou sur la commission des femmes du Parti National-Allemand du Peuple (Deutschnationale Volkspartei). Ces approches ont permis de dépasser des oppositions parfois trop tranchées – comme par exemple entre courant bourgeois et prolétaire – et de repenser l’historiographie du Mouvement des femmes avec une perspective non normative et historicisée du féminisme. Contrairement à ce que l’on pouvait/pourrait penser, les femmes engagées dans des organisations et partis ultranationalistes et racistes n’étaient pas toutes antiféministes ni n’avaient de conception traditionnelle et sexualiste (Anne Verjus) des sexes.

Comme le titre de mon intervention l’indique, je souhaiterais donc m’attarder aujourd’hui sur les liens entre idéologie völkisch et féminismes, en vous présentant plus spécifiquement la symbiose pour le moins atypique développée par l’une de ces femmes : Sophie Rogge-Börner, symbiose que j’ai qualifiée dans mes recherches de « racial-féministe ».

J’adopte à cet effet une approche intersectionnelle, c’est-à-dire que je m’intéresse aux relations d’interférence et de co-influence des catégories de race et de sexe/genre, mais également de classe, de religion, de sexualité et cherche ainsi à évaluer comment et dans quelle mesure ce discours a tenté de redéfinir les termes d’un débat historiquement situé sur les « questions féminine » et « raciale » afin de transformer les rapports de pouvoir et les inégalités – en les renforçant ou les abolissant – qui régnaient entre les « races » et les « sexes ». Je considère l’intersectionnalité comme un instrument heuristique qui interroge la production historiquement située – sociale et discursive – de différences et d’inégalités et reprends les termes utilisés par les acteurs_trices de l’époque afin de rendre compte des dispositifs discursifs et des jeux de langage dont ils_elles pouvaient faire et faisaient usage, de manière plus ou moins intentionnelle et critique. Je ne considère pas ces catégories comme des réalités ontologiques et naturelles mais comme des « catégorie[s] d’analyse d’un rapport de pouvoir » (Elsa Dorlin) historiquement et socialement situées et dont la signification doit être replacée dans et définie par leur contexte d’énonciation.

Après quelques brèves informations biographiques, je présenterai en trois points l’articulation du discours racial-féministe. Premièrement : Le mythe fondateur ou la racialisation de l’égalité des sexes. Deuxièmement : L’ennemi principal ou la domination masculine juive. Et troisièmement : La solution raciale de la question féminine ou l’égalité des sexes comme condition du renouveau racial.

Née en 1878 dans une famille protestante de classe moyenne, fille d’un officier prussien, Sophie Börner vécut et fut scolarisée dans différentes villes de garnison, situées principalement dans l’actuelle Pologne. Elle épousa un médecin militaire en 1910 et un an plus tard naquit leur fils, Ralf Rogge, qui fut médecin en tant que membre des SS dans différents camps de concentration. Malgré son statut de professeur de lycée, elle n’enseigna pas, préférant se consacrer à l’écriture et à la politique. Ainsi, bouleversée par la défaite de 1918 et la proclamation de la République, Rogge-Börner s’engagea pour les droits des « meilleures » femmes allemandes et pour le « renouveau racial », en tant que membre du Parti National-Allemand du Peuple puis en tant qu’écrivaine et journaliste, établie à Berlin. Elle publia quelques romans ou recueils de poèmes et plusieurs essais qui visaient d’une part à attribuer la responsabilité du déclin racial à l’introduction d’une domination masculine « juive » en Allemagne et d’autre part à justifier l’existence d’un Mouvement « national » des femmes combattant ouvertement le sexisme en vigueur sous Weimar et le régime nazi. Entre avril 1933 et juin 1937 parut mensuellement sa revue Die deutsche Kämpferin. Stimmen zur Gestaltung der wahrhaftigen Volksgemeinschaft (La Combattante allemande. Voix pour la réalisation d’une véritable communauté du peuple). Après un relatif silence dans les années 40, Rogge-Börner publia en 1951 un dernier ouvrage promouvant les droits des femmes de « race blanche » et décéda en 1955 à Düsseldorf.
Le mythe fondateur ou la racialisation de l’égalité des sexes (Elsa Dorlin)

Une grande partie des textes de Rogge-Börner était consacrée à la réécriture idéalisée du passé de la « race allemande » et reposait sans grande surprise sur les trois piliers constitutifs de l’« idéologie germanique » (Germanenideologie) du mouvement völkisch : « […] la prédestination de la race germanique ou nordique, la supériorité de celle-ci sur les autres races et peuples et la parenté biologique directe entre les peuples germaniques et les Allemands » (Uwe Puschner). Accordant à la Germanie de Tacite et aux textes de la mythologie nordique le statut de témoignages historiques véridiques, et reprenant les terminologies de l’anthropologue Ludwig Ferdinand Clauß, Rogge-Börner faisait valoir la pureté raciale, la force physique, l’héroïsme, les bonnes mœurs ainsi que le potentiel créatif des peuples germaniques qu’elle opposait en tous points à la « race juive ». Mais c’est le rapport de pouvoir entre les sexes en vigueur au sein d’une société qui déterminait sa place dans la hiérarchie raciale. Rogge-Börner accordait aux peuples germaniques le statut de « race » supérieure avant tout parce que ceux-ci avaient instauré une « égalité totale » (völlige Gleichheit) entre les sexes. Ce postulat posa rapidement problème à la majorité des représentant_es völkisch, comme Alfred Rosenberg, Hans F. K. Günther, Walther Darré, Willibald Hentschel ou même Adolf Hitler qui décrivaient les peuples germaniques comme une « union d’hommes » (Männerbund), virils et polygames. (Entre parenthèses, Rogge-Börner entra en conflit également avec les partisans du « matriarcat primitif » germanique comme Herman Wirth ou Ernst Bergmann, puisqu’elle condamnait toute forme de domination sexuée).

Créés à l’image d’une divinité « asexuée » (ungeschlechtig), les peuples germaniques n’auraient pas introduit d’inégalité ou de division du travail sur la base d’une différence biologique entre les femmes et les hommes réduite selon Rogge-Börner à la seule question des organes reproducteurs et de la maternité – mieux, ils n’en auraient même pas eu connaissance :

Aussi longtemps qu’il s’est tenu à l’écart des influences étrangères à la race, l’être nordique a ignoré la séparation de l’être humain en une partie dominante et une partie dominée : cette distinction ne faisait même pas partie de sa conception du monde. Il ne connaissait qu’une seule notion pour désigner la différence et la domination : l’être nordique domine les êtres des autres races, les êtres non-nordiques.

Au sein de la famille germanique aurait donc régné l’égalité des sexes, à la fois entre les membres du couple hétérosexuel mais aussi entre leurs – si possible – nombreux enfants. Soumise aux impératifs de reproduction et de préservation raciale, la constitution d’une famille exigeait que le choix du partenaire dépendît de son grade de pureté raciale et se fondait sur les principes de monogamie et de fidélité, empêchant ainsi la propagation de maladies sexuellement transmissibles et la naissance d’enfants naturels, potentiellement « impurs ». Le partage de l’autorité parentale, l’éducation des enfants à l’égalité des sexes et la transmission égalitaire du patrimoine auraient été la règle, de même qu’une séparation, – qu’elle fût sollicitée par l’homme ou par la femme, aurait été autorisée et garantie par l’indépendance économique des membres du couple. Ces thèses ont été très débattues à l’époque et également défendues par les germanistes völkisch Gustav Neckel ou Bernhard Kummer, qui travailla d’ailleurs avec Rogge-Börner.

L’absence de différence et d’inégalité entre les sexes se faisait sentir également dans la sphère publique. Contrairement à la « race juive », au sein de laquelle, selon Rogge-Börner, l’inégalité sexuée constituait la première des hiérarchies, suivie par l’inégalité de classe au sein de chaque classe de sexe, les peuples germaniques auraient développé une société certes strictement élitiste mais au sein de laquelle hommes et femmes auraient été absolument égaux. En effet, en affirmant que le rôle et les tâches d’un_e individu_e de « race germanique » étaient déterminés par son « destin » (Schicksal), Rogge-Börner soutenait certes là-encore une position anti-individualiste et élitiste défendue traditionnellement par le mouvement völkisch. A la différence notable que selon elle, cette scission de la société germanique en deux classes sociales hermétiques – la « masse » et l’« élite » – permettait aux femmes d’exercer tâches et métiers d’influence, sans être victimes d’une discrimination sur la base de leur sexe. Elles auraient donc fait partie de l’élite au même titre que les hommes et auraient détenu un pouvoir politique, économique, juridique, religieux et militaire important :

La spécificité déterminée racialement s’exprime dans l’inconditionnelle reconnaissance de la personnalité, qui ne connaissait aucune distinction selon le sexe. Celui qui était doté d’un pouvoir supérieur avec des aptitudes et des forces particulières n’avait pas simplement le droit, il devait l’exercer et le rendre utile pour la communauté.

Ainsi, Rogge-Börner va jusqu’à faire le récit de « personnalités féminines de chef » intervenant au Thing – le lieu de promulgation des lois – ou détenant la prêtrise ; de femmes combattant aux côtés des hommes, animées d’un « esprit guerrier » devenu l’apanage non plus d’un « sexe » mais d’une « race » ; ou de propriétaires indépendantes administrant leurs biens fonciers. C’est cette relecture féministe des textes et de l’héritage germanique qui ont été traditionnellement instrumentalisés par le mouvement völkisch et cette réécriture idéalisée de l’histoire des peuples germaniques qui permit ensuite à Rogge-Börner de faire le lien avec l’Allemagne contemporaine et de légitimer des revendications politiques en faveur de l’égalité des sexes.
L’ennemi principal ou la domination masculine juive

Après avoir fait le récit de cet « âge d’ôr » germanique et vanté tant la supériorité raciale que le système d’égalité des sexes en vigueur, comment expliquer alors les inégalités entre hommes et femmes de « race » allemande au début du 20ème siècle ? Pour Rogge-Börner, celles-ci témoignaient de l’éloignement du peuple allemand de son essence germanique et étaient donc l’illustration, le symptôme du déclin racial. Les contacts réguliers avec des « races » inférieures – à cause de phénomènes migratoires, de l’occupation romaine, de la christianisation ou plus tard des croisades – auraient eu pour conséquence de favoriser des « mélanges des sangs » (Blutsmischungen) dégénérescents ainsi que d’importer dans les territoires germaniques une morale sexuelle « judéo-romaine » et des rapports de pouvoirs sexués « orientaux », c’est-à-dire inégalitaires et contraires à la nature même de la « race » germanique :

Avant tout, avec le christianisme judéo-romain, la moralité inférieure de l’Ancien Testament, la séparation fatale des sexes des races orientales pénétra dans les pensées et les sentiments de nos ancêtres et forma avec le temps une conception de la vie qui qualifia l’homme d’unique sexe dirigeant et déterminant et la femme de sexe inférieur sur lequel et pour lequel l’homme imposait sa loi, comme il faisait sur et pour d’autres choses et d’autres valeurs.

Pour Rogge-Börner, le déclin racial était le résultat d’une dégénérescence biologique mais également – je dirais même principalement – sociale provoquée par l’introduction de la « domination masculine juive » (jüdische Männerherrschaft). Afin d’imposer un système patriarcal fondé sur une division sexuée du travail, la « domination masculine juive » aurait donc exclu les femmes de la sphère publique en transformant profondément les croyances, les lois et les mœurs germaniques. Non seulement les femmes auraient été privées de leur statut de personnes libres et égales aux hommes, mais elles auraient également été réduites aux tâches domestiques et reproductives. Cette redéfinition idéologique de la féminité – et en creux de la masculinité – aurait en outre été renforcée par des mesures visant à réaliser dans les faits, à construire biologiquement la différence sexuelle et donc à justifier les inégalités entre les sexes. Ici, Rogge-Börner s’appuyait sur les thèses de la philosophe féministe Mathilde Vaerting pour accuser le patriarcat d’avoir créé des « différences artificielles » (künstliche Unterschiede) entre les hommes et les femmes en refusant à ces dernières le droit à une formation scolaire ainsi qu’à une éducation physique et sportive. Les différences biologiques entre les sexes – et notamment la prétendue infériorité physique et intellectuelle des femmes – n’auraient donc pas eu de validité historique. Elles ne pouvaient pas être considérées comme des données naturelles figées justifiant l’enfermement des femmes dans la sphère privée et leur mise sous tutelle mais auraient été le résultat d’une politique sexiste « étrangère », c’est-à-dire « juive », visant à légitimer le pouvoir d’un sexe sur l’autre, sexes à présent constitués en classes antagoniques et complémentaires.

En anéantissant l’égalité originelle entre les sexes et en distinguant ceux-ci à la fois biologiquement et socialement, l’introduction de la domination « unisexuée » fut pour Rogge-Börner le point de départ de la dégénérescence historique de la « race » allemande. Les évolutions postérieures étaient donc conçues comme des inventions « judéo-masculines », et condamnées en tant que telles : les idéologies modernes notamment le libéralisme, l’individualisme, les droits de l’Homme la démocratie ou le capitalisme étaient l’incarnation du patriarcat « juif », contraire à la nature allemande.

Parallèlement au paradoxe évoqué précédemment entre naturalisation des « races » et vision anti-essentialiste des « sexes », on constate que la pensée de Rogge-Börner naturalisait et racialisait les rapports de pouvoir entre les sexes, devenus le critère de hiérarchisation entre les « races ». L’égalité des sexes était érigée en élément constitutif – quasi biologique – de la « race » allemande, tandis que le patriarcat était un système social per se « juif ». Rogge-Börner proposait donc une lecture racialiste – et fondamentalement antisémite – de l’émergence historique du patriarcat dans les territoires germaniques. S’il y avait bien chez elle captation du pouvoir économique et politique par les hommes et donc un lien entre propriété privée, division (sexuée) du travail, contrôle de la reproduction et patriarcat, Rogge-Börner n’avait pas de lecture marxiste de la domination masculine qui aurait trouvé son inspiration dans les textes de Friedrich Engels ou d’August Bebel. La question féminine (Frauenfrage) et notamment l’impératif d’émancipation des femmes allemandes était une question raciale et ne pouvait être résolue par la lutte des classes ni viser à l’émancipation globale des femmes (et donc par exemple des femmes juives).
La solution raciale de la question féminine ou l’égalité des sexes comme condition du renouveau racial

Pour Rogge-Börner la corrélation double d’une part entre appartenance raciale et rapports de pouvoir entre les sexes et d’autre part entre déclin racial et patriarcat impliquait que renouveau racial et émancipation des femmes allemandes fussent liés. Les textes de Rogge-Börner, puis les articles de Die Deutsche Kämpferin, étaient en dialogue permanent avec les représentant_es du mouvement völkisch ainsi que celles et ceux du Mouvement des femmes. Ils s’inscrivirent dès le départ dans les débats fondamentaux qui traversaient ces deux mouvements – accès à l’éducation et à l’emploi, patriotisme, reproduction et sexualité, égalité civique et parité politique – et commentèrent dès avril 1933 les lois et pratiques du régime nazi – auquel Rogge-Börner et ses collaborateurs_trices étaient au départ favorables du fait de son idéologie raciste et antisémite.

Célébrant l’engagement de femmes comme Louise Otto-Peters, Anita Augspurg, Helene Lange ou Gertrud Bäumer en faveur de l’accès des filles à l’éducation scolaire puis à la formation universitaire, Rogge-Börner invitait à dépasser les avancées réalisées en instaurant la mixité scolaire (Koedukation) et un programme commun dans toutes les matières pour les deux sexes dont les capacités intellectuelles étaient selon elle identiques. Ces arguments se rapprochaient donc plus de ceux d’une radicale comme Hedwig Kettler que de ceux des bourgeoises modérées qui défendaient une formation conforme à la « nature féminine ». Pour Rogge-Börner, l’enseignement des filles devait donc intégrer les sciences exactes et des activités sportives tandis que celui des garçons devait également aborder les questions relatives à la vie conjugale et à la paternité. Le numerus clausus appliqué aux femmes dans les universités dès décembre 1933 par le régime nazi était donc tout à fait illégitime. Cette profonde réforme de l’instruction devait être précédée et accompagnée d’une socialisation au sein de la famille à l’égalité des sexes : L’égalité entre les parents devait servir de modèle aux enfants tandis que les activités et les jouets spécifiquement sexués devaient être abolis. Allant plus loin encore dans sa critique du sexualisme, Rogge-Börner défendait la formation militaire des jeunes filles et leur participation à la guerre tandis que les représentantes du courant bourgeois du Mouvement des femmes comme Gertrud Bäumer, Hedwig Heyl ou Alice Salomon préféraient encourager un patriotisme spécifique au sein du « Service national féminin » (Nationaler Frauendienst), créé en 1917.

Même s’ils_elles mettaient parfois en exergue des qualités présentes plus particulièrement chez les femmes, Rogge-Börner et ses collaborateurs_trices s’attirèrent les foudres du régime nazi en défendant une position radicale en matière d’égalité professionnelle, non limitée à un « espace vital féminin » (weiblicher Lebensraum) distinct. L’accès à l’éducation devait renforcer les chances des femmes sur le marché du travail, leur permettre de concourir à égalité avec les hommes – notamment pour les meilleurs postes dans les entreprises – et d’obtenir des salaires ainsi que des conditions de départ à la retraite identiques à ceux de leurs collègues masculins, et augmenter leur présence dans les domaines d’influence comme la justice, la science ou l’administration. Par conséquent, on trouve dans Die Deutsche Kämpferin une critique vigoureuse des licenciements massifs de femmes permis par la loi sur les « fonctionnaires du Reich » ou de la propagande contre les « doubles salaires » et une dénonciation pertinente du caractère sexiste de ces mesures.

Parallèlement à l’égalité professionnelle et économique, Rogge-Börner défendait la parité politique entre les hommes et les femmes au nom d’une optimisation de la « race » passant par un élitisme forcené :

Conformément à la loi du sang germanique, la communauté raciale du peuple a besoin d’une direction masculine et féminine parce que le peuple a le droit naturel et inaliénable d’être conduit par les meilleurs, les plus purs et les plus forts d’entre les siens. Appliqué à l’Etat moderne, cela signifie qu’hommes et femmes partagent les mêmes responsabilités aux postes du plus haut niveau, aux postes de direction, dans tous les ministères et dans toutes les administrations.

Elle s’opposait en cela à la majorité des représentant_es du mouvement völkisch, longtemps réticent_es au droit de vote des femmes et qui aimaient rappeler comme Rosenberg que « l’homme devait être et rester juge, soldat et dirigeant » ou encore qu’il fallait « s’émanciper de l’émancipation féminine ». Mais elle s’opposait également aux féministes modérées, ou cantonnées le plus souvent dans les partis à des missions en conformité avec leur « nature » féminine voire même favorables à la défense des intérêts spécifiques de leur classe de sexe au sein d’un parti de femmes – comme Helene Lange. Refusant de recourir à des arguments différentialistes qui liaient appartenance sexuelle et attribution des responsabilités politiques, Rogge-Börner exigeait l’introduction d’une véritable parité au Parlement, voire d’un principe de « double commandement » (Doppelführung) dans tous les domaines décisionnels, c’est-à-dire la nomination d’un homme et d’une femme – un ‘couple’ politique – pour un poste commun. En conflit permanent avec le régime nazi, elle accusa celui-ci de poursuivre une politique féminine (Frauenpolitik) anachronique et contraire au caractère ainsi qu’aux intérêts du peuple allemand.

En matière de reproduction et de sexualité, Rogge-Börner et sa revue Die Deutsche Kämpferin insistaient sur la nécessité d’une politique nataliste et eugéniste afin d’enrayer le déclin démographique et la dégénérescence raciale. Cependant, elles ne s’alignaient pas sur les lignes argumentatives sexistes du mouvement völkisch ou du régime nazi qui attribuaient exclusivement aux femmes la responsabilité des questions de reproduction et de pureté raciale, voire même qui faisaient la promotion de la polygynie comme Hans Blüher, Willibald Hentschel ou Walther Darré. Ainsi, elles appelaient à étendre cette responsabilité aux hommes et soutenaient le combat abolitionniste contre la double morale et l’autorisation de facto de la prostitution. En outre, elles affirmaient que toutes les femmes n’étaient pas destinées à la maternité et condamnaient les dérives des argumentations natalistes qui s’opposaient à l’activité professionnelle des femmes et à leur refus d’avoir des enfants. Là encore, tout en célébrant l’adoption de mesures eugénistes, elles critiquèrent ouvertement la politique du régime nazi pour son sexisme et furent dénoncées – comme ce fut le cas de Rogge-Börner en mars 1933 – ou attaquées violemment dans la presse, entre autre par des responsables des organisations féminines comme Lydia Gottschewski.

Un Mouvement « national » de femmes « conscientes de leur germanité » (artbewußt / deutschbewußt) devait être l’instrument de ce programme ambitieux de lutte contre le « patriarcat juif » et pour l’égalité des sexes. Rogge-Börner et ses collaborateurs_trices s’opposaient en cela à l’antiféminisme völkisch notoire qui voyait dans les revendications féministes de la fin du XIXème et du début du XXème siècle l’influence des Juifs_Juives. Ce mouvement devait d’une part – comme nous l’avons vu – réagir aux transformations politiques et sociales enclenchées par le régime nazi et d’autre part combattre l’invisibilisation des femmes par le patriarcat dans l’Histoire en travaillant à la rédaction d’une histoire nationale qui ne serait plus androcentrée. La « mise au pas » des associations de femmes – c’est-à-dire leur dissolution ou leur intégration dans le Front allemand des femmes (Deutsche Frauenfront) dès mai 1933 – fut qualifiée dans Die deutsche Kämpferin de « collectivisation forcée » et interprétée comme la preuve que le régime ne considérait pas les femmes comme des citoyennes et des membres de la « communauté du peuple » à part entière. Les critiques adressées à la politique nazie conduisirent donc la Gestapo à interdire en 1937 la revue.
Conclusion

Je voudrais conclure en évoquant deux éléments. J’ai présenté le discours racial-féministe tel qu’il s’est développé et a évolué principalement sous Weimar et le nazisme. Que s’est-il passé après 1945 ? Entre 1945 et 1955, Rogge-Börner publia quelques rares articles et un ouvrage : Planète en chute ! (Planet im Absturz !). Dans ces textes, elle procéda à la critique du NS et à la réélaboration – à l’actualisation – de ses revendications. Sa condamnation du NS était double : elle concernait d’une part la politique sexiste du régime, faisant écho à une critique plus générale du patriarcat, et d’autre part la catastrophe que représentait la Seconde Guerre Mondiale et qui témoignait selon elle de la débâcle du 20ème siècle et de la modernité. Quant à la question de l’Holocauste, ses textes montrent bien qu’elle hésitait entre déni (négationnisme) et minimisation (révisionnisme). Cette rupture, cette catastrophe que fut la Seconde Guerre Mondiale fut interprétée par Rogge-Börner comme le paroxysme de la domination unisexuée, comme l’illustration culminante des erreurs commises par le patriarcat. Elle poursuivit ensuite sa critique anti-patriarcale, en étant très sévère avec les lois en vigueur en RFA qui ne garantissaient pas une véritable égalité entre les sexes et consacraient notamment l’autorité paternelle et masculine. Abandonnant – du moins dans la forme – la catégorie de « race », elle inscrivit cette critique dans un projet nationaliste-européen, soutenant la constitution d’une Europe des régions, un nouvel Empire unifié politiquement, culturellement et racialement. Celui-ci devait garantir l’égalité de droits et de devoirs pour les femmes « occidentales » « blanches », que Rogge-Börner appela même à la grève totale – c’est-à-dire économique et sexuelle – afin que leurs revendications en matière d’égalité politique, professionnelle, domestique et parentale aboutissent. Je soulignerai encore que ces idées ont été diffusées au sein de la Nouvelle Droite, notamment par l’intermédiaire de la philosophe Sigrid Hunke.

Enfin je voudrais revenir sur l’aspect central du discours racial-féministe. Celui-ci témoigne de la compatibilité, voire même de la possible fusion, entre deux postulats jusqu’alors généralement pensés comme inconciliables : d’une part l’affirmation profondément anti-universaliste de l’existence de « races » homogènes, opposées et hiérarchisées et d’autre part un principe anti-sexualiste qui s’oppose à l’idée selon laquelle les hommes et les femmes constitueraient deux classes de sexes biologiquement et politiquement antagoniques. Il invite à approfondir le renouvellement déjà engagé de l’historiographie du Mouvement des femmes et illustre parfaitement l’intérêt d’une approche intersectionnelle. Nous avons bien ici intersection entre des catégories de race/genre-sexe – et de classe dans une moindre proportion – mais également des idéologies puisque ce discours défendait à la fois la mise en place d’une société racialisée/raciste et un projet féministe. Si ce concept dénonçait à l’origine la discrimination spécifique vécue par les femmes noires américaines, à l’intersection du racisme et du sexisme, il permet également d’appréhender les imbrications possibles entre féminisme et racisme, comme en témoignent mon intervention mais aussi les débats actuels en France (Elsa Dorlin, Christine Delphy) ou en Allemagne (Birgit Rommelspacher) sur la racialisation du féminisme ou sur l’instrumentalisation du féminisme par l’extrême droite.


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