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Nedjib Sidi Moussa_ : _« Ne rien céder aux illusions identitaires »

posté le 20/06/17 par https://www.revue-ballast.fr/nedjib-sidi-moussa/ Mots-clés  réflexion / analyse 

C’est en lisant l’essai La Fabrique du Musulman — qui assure vouloir « appuyer l’émancipation de tous les exploités » tout en luttant contre ce qu’il perçoit comme la « racialisation » et la « confessionnalisation » de la question sociale, à l’œuvre dans une partie de la gauche radicale — que nous sommes tombés sur l’un de nos entretiens, du moins un extrait, cité à des fins critiques. Nous écrivons à son auteur, qui se réclame ouvertement des traditions marxistes, libertaires et anticléricales ; il réitère le caractère « fort discutable » de notre papier : quoi de mieux, dès lors, que d’en discuter publiquement, tant ces sujets agitent et brouillent le camp de l’émancipation ? Voici chose faite.

    • Deux camps prennent la gauche en otage, estimez-vous : les « intégristes républicains » versus les « islamo-gauchistes ». À quelle troisième voie appelez-vous ?

J’estime plutôt que le mouvement ouvrier et révolutionnaire demeure, plus que jamais, pris en étau entre ses tendances opportunistes et sectaires. Ces vieilles impasses prennent à chaque époque des formes nouvelles, sans jamais offrir de réel point d’appui en faveur de l’émancipation des prolétaires de tous les pays. Parmi de nombreuses questions autrement plus sérieuses comme la guerre et l’exploitation, ma génération a été confrontée à la montée en puissance des récits dits « intégristes républicains » ou « islamo-gauchistes », présentés comme des exacts opposés mais qui ne sont, dans les faits, que les deux faces d’une même pièce menant à la confusion et la capitulation. Peut-on, par exemple, laisser dire que l’on défend la séparation des Églises et de l’État tout en soutenant l’installation des crèches de Noël dans les mairies ? Peut-on, au nom de la lutte antiraciste, s’allier avec des associations qui sont les émanations de formations intégristes ? Ce sont là des questions concrètes qui sont posées à des militants, collectifs ou organisations qui, en dépit de leur relative faiblesse numérique, possèdent une audience importante et peuvent donc influencer les débats dans un sens progressiste ou réactionnaire.

Évidemment, les polémiques successives sur le voile islamique, le débat sur l’identité nationale ou les attentats islamistes n’ont pas facilité la discussion dans le champ intellectuel — « l’affaire » Kamel Daoud en fut une illustration pathétique — ou dans les milieux militants où des clivages se sont durcis et des ruptures se sont opérées. Pourtant, je pense avec un certain optimisme que nous sommes entrés dans une phase de clarification et de décantation. L’avenir nous le dira avec plus de certitude. Pour ma part, je soutiens toute initiative, même limitée, qui soulignerait la nécessité de l’indépendance de la classe laborieuse et articulerait sur cet axe les luttes antiracistes et anticléricales. Et cela, sans rien céder aux illusions identitaires, aux modes théoriques ou à la tentation de vouloir constituer des « fronts larges » sans rivage à droite. Je ne pense pas qu’il existe de « troisième voie », dans la mesure où il s’agit plutôt de trouver une réelle alternative aux différentes manifestations de l’obscurantisme qui se déploie à l’échelle mondiale, notamment grâce aux nouvelles technologies. Au plan international, ma solidarité — qui n’est jamais inconditionnelle — va, entre autres, aux communistes irakiens qui résistent au sectarisme religieux, aux militants américains qui se démarquent de l’« identity politics » ou aux anarchistes vénézuéliens qui font face à un régime répressif.

Les participant-e-s au congrès anti-autoritaire de Saint-Imier proclamaient que « la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat ». Dans cet esprit, je me méfie des alternatives qui mettraient au centre de leurs préoccupations la conquête du pouvoir au profit des « opprimés » — peu importe leur nationalité, religion, couleur, statut, etc. Dans Offense à président, Mezioud Ouldamer notait avec lucidité : « On sait, maintenant que l’Algérie est indépendante, que les esclaves d’hier sont les maîtres d’aujourd’hui. On vérifie du même coup l’étrange dialectique qui pousse l’esclave à être encore plus cruel que le maître lorsqu’il prend sa place. » La question n’est donc pas de changer de maîtres mais de s’en débarrasser pour de bon ou alors, pour citer Daenerys Targaryen : il ne s’agit pas de stopper la roue mais de la briser.

    • Vous louez le courant révolutionnaire, évoquez votre formation marxiste, publiez chez un éditeur anarchiste et en appelez à Socialisme ou Barbarie, tout en ciblant, page après page, la gauche radicale. Le courant que vous portez a-t-il une existence palpable ?

La conclusion du livre mentionne trois revues révolutionnaires du vingtième siècle : Internationale situationniste, Noir et Rouge ainsi que Socialisme ou Barbarie. L’essai s’appuie notamment sur des textes issus de ces périodiques qui constituent un véritable capital politique que l’on aurait tort de ne pas valoriser ou redécouvrir. Leurs animateurs intervenaient dans la lutte des classes et produisaient des articles dont beaucoup critiquaient sévèrement mais avec lucidité les obstacles (sociaux-démocrates, staliniens, etc.) dressés sur la voie de l’émancipation. La décomposition du mouvement ouvrier et la rétraction du mouvement révolutionnaire ont sans doute conduit à confondre aujourd’hui analyse et invective, débat et polémique. Si certains pensent encore que la situation se caractérise par « la crise historique de la direction du prolétariat », alors cela signifie que les organisations qui prétendent défendre les intérêts de cette classe ont des comptes à rendre. Il est donc tout à fait légitime de prendre au sérieux leurs déclarations, actions ou alliances en se demandant si elles permettent de sortir du marasme ambiant. Une autre méthode consisterait à s’interdire de pointer les dérives et glissements douteux au nom d’une unité sans forme ni contenu. Je ne me reconnais pas dans cette dernière démarche.

En revanche, j’ai évoqué dans le livre deux initiatives qui me paraissaient pertinentes dans le contexte récent en offrant des pistes d’intervention sur les plans économique et politique :

- Les déserteurs actifs

et

- On bloque tout !

Je ne regrette pas ces allusions, surtout après avoir vécu le climat pesant de l’entre-deux-tours des élections présidentielles, durant lequel on a voulu faire passer les abstentionnistes ou boycotteurs pour des complices du fascisme… Pourtant, le slogan « Ni patrie ni patron ! Ni Le Pen ni Macron ! » était extrêmement juste, dans la confusion ambiante. Toujours est-il que depuis la parution de l’essai en janvier de cette année, j’ai reçu des messages, des commentaires et des invitations à discuter de son contenu de la part de militants révolutionnaires de toutes tendances (autonomes, libertaires, marxistes, syndicalistes, etc.) et de lecteurs de différentes origines ou orientations philosophiques. Ces individus qui, pour beaucoup, se battent au sein de leurs organisations contre des tendances aussi opportunistes que défaitistes, ont une existence bien plus palpable que des complaintes ou saillies publiées sur les réseaux sociaux. Et cela s’inscrit dans une bataille politique qui ne fait que commencer.

    • Que sont-ils, ce « paternalisme » et cet « orientalisme à rebours » que vous voyez dans la gauche critique ?

Au début des années 1980, Sadik Jalal Al-Azm proposait une critique de L’Orientalisme d’Edward Saïd. Al-Azm soulignait le caractère anhistorique de l’orientalisme tel que présenté par Saïd. Selon lui, cette approche conduisait à essentialiser l’opposition entre Occident et Orient, ou encore à privilégier une lecture idéaliste au détriment d’une analyse matérialiste de l’expansionnisme occidental. Al-Azm mettait en lumière l’existence d’un « orientalisme ontologique », en tant que doctrine créée par l’Europe moderne et qui stipule l’existence d’une différence ontologique radicale entre l’Orient et l’Occident.

Cet orientalisme — que l’on pourrait qualifier de différentialiste — a laissé son empreinte en Orient, où s’est constitué un discours reprenant les mêmes travers essentialistes qu’en Occident, mais avec une connotation méliorative. C’est ce qu’Al-Azm a appelé « l’orientalisme à rebours ». Il soulignait également la tendance chez certains intellectuels arabes consistant à faire de l’« islam politique populaire » l’instrument du salut national depuis la révolution iranienne.

Gilbert Achcar a repris plus tard cette notion pour montrer que l’on retrouvait, avec des nuances, ce courant chez les orientalistes français après 1979. Achcar critiquait notamment François Burgat, pour qui l’islamisme représenterait « le troisième étage de la fusée de la décolonisation ». Pourtant, ce sont les analyses de Burgat plutôt que celles d’Achcar — sans même parler d’Al-Azm ou d’autres matérialistes arabes, comme Georges Tarabichi — qui font parfois autorité jusque dans les milieux radicaux de France par la grâce de certains universitaires, éditeurs, journalistes ou organisations.

Le paternalisme, quant à lui, implique une situation de subordination et d’inégalité dans laquelle les « dominés » — par exemple, des ouvriers ou des colonisés du siècle dernier — faisaient l’objet d’une attitude bienveillante — de patrons ou États — qui cherchaient ainsi à prévenir toute action autonome remettant en question leur tutelle. Cette inclination se retrouve aussi chez certains courants ou individus de gauche, sûrs de leur légitimité à dicter leur attitude aux « dominés », à choisir leurs interlocuteurs parmi ces derniers et à donner de la visibilité à leurs initiatives — mêmes ambiguës ou réactionnaires — du moment que le principe de séparation est respecté, que la frontière entre « eux » et « nous » est rigoureusement maintenue. Mais il existe aussi un « paternalisme à rebours », que dénoncèrent des trotskistes en pointant le silence de certains anticolonialistes français devant l’assassinat de syndicalistes algériens (La Vérité, 3 octobre 1957). Cette attitude — autrement problématique et caractéristique d’un certain anti-impérialisme — consiste donc à applaudir à tout rompre quand les « dominés » paraissent aller dans le bon sens et à éviter la moindre critique publique — y compris quand cela est nécessaire —, afin d’éviter ou retarder un procès en paternalisme qui finit pourtant par arriver d’une manière ou d’une autre…

Vous dénoncez le fait que les musulmans soient devenus les « bouc-émissaires » de la société française tout en vous montrant critique à l’endroit de la notion d’« islamophobie ». Pinaillage étymologique ou dossier de fond ?

Les « musulmans » — réels ou présumés — sont l’objet de nombreuses sollicitations contradictoires dans la France de 2017. En tant que consommateurs, ils sont les cibles privilégiées du marketing dit ethnique à travers la niche du halal, pour le grand plaisir des grandes marques et des chaînes de supermarchés. En tant qu’électeurs, ils ont les faveurs des états-majors — toutes tendances confondues — en raison de la croyance dans l’existence d’un « vote musulman » ou de la sensibilité supposée de ce groupe à certaines questions. Qu’ils soient perçus comme consommateurs ou électeurs, l’essentiel est donc qu’ils demeurent « musulmans », ce qui révèle la force de l’assignation identitaire — à coloration confessionnelle de surcroît — et constitue une véritable violence symbolique pour les athées, agnostiques, libres penseurs, hétérodoxes et non pratiquants. Pourtant, on a désigné par le passé ces mêmes personnes avec d’autres mots ou expressions comme « beurs » dans les années 1980, « travailleurs arabes » dans les années 1970, « ouvriers nord-africains » dans les années 1950. Cela ne signifie pas que ces termes étaient plus corrects mais cette évolution souligne autant la démonétisation du référent ouvrier dans les discours publics que le remplacement des idéaux nationalistes, socialistes ou panarabes par l’hégémonie islamiste sur la rive Sud de la Méditerranée. Bien sûr, les « musulmans » ne sont pas complètement passifs dans la mise en œuvre des processus décrits plus haut.

De fait, certains courtiers ou entrepreneurs communautaires y voient de nouvelles opportunités afin de satisfaire leurs intérêts personnels ou leur projet de société. Mais cela ne réglera en rien le sort de la grande majorité des « musulmans », qui a plutôt à voir avec les couches de la population française les moins favorisées économiquement. Seule une minorité — plutôt bien dotée en capitaux économiques ou scolaires — pourra accéder à des postes de représentation ou intégrer l’élite dirigeante grâce à la « diversité », qui joue contre l’égalité comme le rappelait Walter Benn Michaels. Le reste sera condamné à la stagnation ou à la relégation — au même titre que les autres composantes des classes populaires de France —, les discriminations en plus. Ces dernières n’ont d’ailleurs pas forcément de rapport direct avec la religion réelle ou supposée des individus mais plutôt avec le pays d’origine ou le statut social. C’est pourquoi je suis extrêmement sceptique devant la volonté de vouloir simplifier les enjeux à travers une grille de lecture exclusivement religieuse sans percevoir l’émergence d’une « Muslim misleadership class », pour reprendre l’expression de Nazia Kazi. Cependant, on ne peut occulter les effets de certains discours dans les champs médiatique et politique tendant à fixer l’attention du grand public sur les « musulmans » et venant alimenter les peurs, notamment depuis que le terrorisme islamiste s’est déployé en Europe et en Amérique ou que des pratiques rétrogrades sont devenues plus visibles en France.

Néanmoins, et en toute rigueur, on ne peut fermer les yeux sur les usages ambivalents de la notion d’« islamophobie » par certains acteurs nationaux ou internationaux — je pense notamment à l’Organisation de la coopération islamique —, qui souhaitent amalgamer attaques intolérables contre des personnes et critique légitime des institutions religieuses, discriminations (à l’embauche, au logement, aux loisirs) et instauration du délit de blasphème. Sur cette question, La Lettre aux escrocs de l’islamophobie de Charb demeure toujours pertinente. Je partage aussi la vigilance de libres penseurs internationaux qui ne confondent pas liberté de conscience et liberté de religion, d’autant que mon anticléricalisme ne se dissout pas dans mes convictions antiracistes, bien au contraire.

C’est pourquoi je refuse avec la même force la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale car leur triomphe définitif signifierait la disparition de toute issue réellement émancipatrice.

    • La « race », comme outil sociologique visant à penser la question du racisme, est une affaire « fumeuse », estimez-vous. Le marxiste caribéen C.L.R. James estimait qu’on ne pouvait « traiter le facteur racial avec négligence », pas plus qu’on ne pouvait le « considérer comme fondamental ». Cette ligne de crête, qui renvoie dos à dos les marxistes paléolithiques et les forcenés de l’identité, n’est-elle pas la meilleure voie d’entre toutes ?

Essayons d’être précis dans les citations pour éviter les faux procès intentés par certains lecteurs, trop pressés d’en découdre en raison de mon nom, mon itinéraire ou mes convictions. Dans le livre, j’ai employé le terme « fumeuse » pour qualifier la notion de « race sociale » employée par Sadri Khiari, dans La Contre-révolution coloniale en France. Dans cette logique, penser la conflictualité sociale à travers le prisme racial amène à présenter un champ politique mondial structuré par la confrontation entre un « Pouvoir blanc » et une « Puissance politique indigène ». Le primat du facteur racial conduit à une impasse totale d’un point de vue émancipateur car cela placerait la confrontation sur le même terrain que celui des identitaires d’extrême droite qui prônent la « remigration », au nom d’une prétendue lutte contre l’« islamisme » ou en réponse au « grand remplacement », et véhiculent des thèses ethno-différentialistes qui pénètrent toutes les strates de la société. Je partage les remarques d’Amin Maalouf qui, dans Les Identités meurtrières, exprimait ses inquiétudes sur le fonctionnement du monde quand des personnes aux appartenances multiples « sont constamment mises en demeure de choisir leur camp, sommées de réintégrer les rangs de leur tribu ». Il ajoutait que c’était de la sorte que l’on fabriquait des « massacreurs ». Dans Les Exécuteurs, Harald Welzer soulignait la vitesse des « processus d’ethnicisation » dans l’ex-Yougoslavie ou de la nazification de la société allemande. De nos jours, des notions comme la « race » et l’« identité » ont été rapidement réappropriées, sans la moindre critique, par certains milieux militants porteurs d’un discours radical — et je ne parle pas ici de discussions savantes dans les colloques ou séminaires universitaires. Il faudrait tout de même réussir à démontrer l’utilité politique de ces outils théoriques dans une perspective révolutionnaire, en particulier dans le contexte français. Notre époque est confuse, confusionniste, et je suis en accord avec Daniel Bensaïd qui avait déclaré son hostilité « à la mythologie des origines pour répondre à la panique identitaire ». Les notions précitées apparaissent porteuses d’ambiguïtés et cela demeure toujours le cas quand on leur cherche des substituts comme le statut d’« afro-descendant » que certains accordent à un individu si et seulement si ses ancêtres subsahariens « représentent plus de 6,25 % du total de ses ancêtres », critère suffisant pour influer sur « l’apparence » de cette personne. Une telle précision chiffrée a de quoi interpeller…

Pour sa part, C.L.R. James écrivait dans The Black Jacobins : « En politique, la question des races est subordonnée à celle des classes, et penser l’impérialisme en termes de race est désastreux. Mais négliger le facteur racial comme simplement accessoire est une erreur à peine moins grave que de le rendre fondamental. » James, qui se réclamait de Lénine et Trotsky, tentait de dresser un parallèle entre l’échec des dirigeants bolcheviks et celui de Toussaint Louverture, dont le tort aurait été de négliger les préjugés raciaux des exploités noirs en apparaissant trop proche des anciens propriétaires blancs. On comprend clairement la place que James donne à la question raciale en politique : elle est subordonnée à la lutte des classes. En ce sens, il faisait toujours de cette dernière le moteur de l’Histoire, y compris sur un territoire marqué par l’esclavage. Son analyse de l’impérialisme rejoint, dans une certaine mesure, celle de Robert Louzon qui notait au moment du centenaire de la conquête française de l’Algérie : « La colonisation n’est donc pas, en fait, ce qu’elle paraît être à première vue ; elle n’est pas affaire de races et elle est encore bien moins affaire de religion ; elle n’a pour raison ni d’exterminer une race ennemie, ni de convertir des « infidèles » ; elle est simplement l’extension à d’autres parties de la planète du système à fabriquer des prolétaires que la bourgeoisie a commencé à appliquer chez elle dès sa naissance. » (La Révolution prolétarienne, 1er mars 1930). J’aurais plutôt tendance à penser que l’on manque d’anarchistes, de marxistes et de matérialistes conséquents pour contrer les « forcenés de l’identité », d’où qu’ils viennent.

    • Vous consacrez de nombreuses pages à H*uria B*uteldja, porte-parole du Parti des 1ndigènes de la République et auteure de l’essai Les Blancs, les Juifs et nous. Et affirmez, malgré leur adversité, qu’elle partage « beaucoup en commun » avec Alain Soral. À quoi songez-vous donc ?

Ce sont d’abord des journaux, revues, sites ou éditeurs de la « gauche de la gauche » qui ont, durant de nombreuses années, offert beaucoup d’espaces à la porte-parole de l’organisation que vous mentionnez, le plus souvent avec une grande complaisance et sans la moindre réserve.

Là réside le problème : celui d’une alliance « contre-nature » en apparence et qui n’a permis en rien d’améliorer la situation de ceux que certains appellent les descendants de « l’immigration post-coloniale » ou les habitant-e-s des « quartiers populaires » pour ne pas parler des exploité-e-s dans leur ensemble.

Qu’il existe des groupes obsédés par l’« identité », la « race », la « mythologie des origines » ou le pourcentage du « total de ses ancêtres », cela n’est pas nouveau dans l’histoire française — il suffit par exemple de lire Ni droite ni gauche de Zeev Sternhell. Mais que ces groupes soient cooptés et reconnus comme alliés légitimes par un pan non négligeable de la « gauche de la gauche », dans le cadre d’une troublante division du travail politique, cela est autrement dommageable.

Il se trouve que depuis la parution de l’essai mentionné dans votre question, certains, à gauche, semblent avoir ouvert les yeux pour découvrir les productions textuelles de ce courant qui suivait, depuis un moment déjà, une pente réactionnaire. Mieux vaut tard que jamais… mais le mal est fait et beaucoup de temps a été perdu au profit de la réaction.

D’autant que ce discours se retrouve désormais repris dans certains milieux radicaux. Ce qui pose d’autres problèmes, plus épineux. Fort heureusement, une résistance à ce glissement généralisé — dû à la stupéfaction, la passivité, la peur, les liens personnels, etc. — a commencé à se faire jour. Quant aux deux personnes citées dans votre question, elles ont en effet beaucoup en commun dans le sens où elles ont cherché à capter l’attention d’une couche non négligeable de consommateurs-spectateurs d’origine maghrébine, des conservateurs de confession musulmane, hostiles au mouvement ouvrier et révolutionnaire, virulents à l’égard de l’homosexualité et du féminisme, obnubilés par les « sionistes » ou sensibles aux thèses conspirationnistes. Ces deux entrepreneurs ont souhaité réussir sur le terrain de la représentation politique des « damnés de l’impérialisme » à la manière d’un ancien humoriste passé de la lutte contre l’extrême-droite à la célébration d’un négationniste. Ce qui explique, pour l’une, sa difficulté à condamner fermement l’ex-comique [allusion à Dieudonné, ndlr] pour ne pas se couper de ce qu’elle pense être sa clientèle, et, pour l’autre, son franc soutien car il n’a pas à s’encombrer d’une posture faussement progressiste afin de rassurer ses alliés de la gauche dite « blanche ». De fait, les progressistes ou révolutionnaires d’origine maghrébine — de nos jours on parle même d’« origine musulmane » ! — ne les intéressent pas, puisque ces derniers les combattent en refusant les ghettos dans lesquels on voudrait les emmurer vivants.

    • La pensée post-coloniale ou décoloniale a souvent critiqué la notion d’universalisme, comme outil d’un Occident impérial. Comment le sauvez-vous de l’histoire coloniale ?

Si une certaine critique de l’universalisme conduit à promouvoir la tenue d’assemblées dites « non mixtes racisé-e-s » dans les universités ou l’organisation de camps d’été interdits aux « Blanc-he-s », alors cela traduit d’abord la victoire de l’ethno-différentialisme dans certains milieux militants plutôt que celui de l’antiracisme. Chacun chez soi et le marché pour tous : les classes possédantes peuvent ainsi dormir sur les deux oreilles tant qu’il n’existe pas de mouvement d’ampleur remettant en cause la propriété privée. Les études postcoloniales ou décoloniales ont fait l’objet de débats au sein du champ scientifique. On pourrait mentionner la critique formulée par Vivek Chibber pour qui « au nom de l’anti-eurocentrisme, les études postcoloniales régurgitent un essentialisme culturel que la gauche considérait à raison comme un socle idéologique de la domination impériale » (Le Monde diplomatique, mai 2014). Pour la rédaction de mon essai, j’ai surtout été intéressé par les usages politiques de ces travaux, leur influence sur les milieux radicaux et les interventions publiques d’intellectuels se réclamant de ces courants de pensée qui recouvrent des approches plurielles. Mais quand on consulte, par exemple, The Post-Colonial Studies Reader, on est frappé par les amalgames opérés entre universalisme et homogénéité, universalité et contrôle impérial, universel et européen… Frantz Fanon, qui fait partie des auteurs réappropriés par les courants précités, écrivait pourtant dans Peau noire, masques blancs : « Nous estimons qu’un individu doit tendre à assumer l’universalisme inhérent à la condition humaine. » Cette proposition, qui conserve toute sa validité, propose un débouché politique bien plus enthousiasmant que le mot d’ordre « Separation or Death », autour duquel pouvaient se retrouver la Nation of Islam de Malcom X et l’American Nazi Party.

Malheureusement, l’histoire coloniale est malmenée de toutes parts et fait l’objet de représentations fantasmées d’autant que le rapport à l’Algérie demeure une question aussi centrale que refoulée dans la société française. Cependant, c’est aussi dans le mouvement révolutionnaire algérien que l’on retrouve l’universalisme et l’internationalisme en actes. Après tout, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 figure dans les archives de Messali, tandis que Mohamed Dahou écrivait de son côté : « Nos frères sont au-delà des questions de frontière et de race. Certaines oppositions, comme le conflit avec l’État d’Israël, ne peuvent être résolues que par la révolution dans les deux camps. Il faut dire aux pays arabes : Notre cause est commune. Il n’y a pas d’Occident en face de vous. » (Potlatch, 27 juillet 1954). Dahou exprimait sans doute une opinion des plus radicales parmi ses compatriotes, en restant sur le terrain de l’universalisme et de l’internationalisme, en mettant à distance les projets panarabe ou panislamique.

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