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Notes de lecture : La fabrique du musulman

posté le 24/04/17 par Christophe PATILLON Mots-clés  réflexion / analyse 

En 1991, dans L’immigration prise aux mots, Simone Bonnafous analysait l’évolution du discours posé sur les immigrés par la presse nationale (de Minute à Lutte ouvrière) entre 1974 et 1984. Elle y notait le lent effacement du travailleur immigré comme membre d’une classe sociale et son remplacement par le « délinquant » ou l’inassimilable, ce qui sonnait comme une première victoire culturelle pour une extrême droite encore balbutiante électoralement...

Quinze ans après, où en sommes-nous ? Le livre incisif du politiste Nedjib Sidi Moussa répond à cette question mais son point de départ n’est pas tant le point de vue des « de souche », des « blancs », que celui des rejetons de l’immigration qui sont nés ici, ont grandi ici, ont une carte d’identité française dans la poche mais ne sont pas considérés comme des nationaux comme les autres, en raison de leur couleur de peau, de leur religion, ou de leurs us et coutumes présumés.

Pour une partie de nos concitoyens, l’immigré a les traits du musulman qui voile sa femme (égorge-t-il encore le mouton dans sa baignoire ?), dédaigne la charcuterie et ose parader dans l’espace public comme n’importe quel citoyen ; jeune, il incarne l’incivilité, l’agressivité et le parler fort dans les transports en commun. Adulte ou jeune, il est ce qui rend impossible, difficile ou hasardeux ce « vivre ensemble » que nous désirons tous… du moment que chacun reste à sa place, comme au bon vieux temps des colonies, où l’indigène était un inférieur et le restait, même s’il était un évolué, comme jadis le nègre à talents.

Qu’une partie de la classe politique fasse de la question de l’identité « raciale », « culturelle » son fonds de commerce électoral, cela ne surprend guère. Mais que des individu-e-s stigmatisé-e-s par ces discours s’approprient cette logique binaire (eux et nous, les « blancs » et les « racisé-e-s », les « de souche » et les « indigènes »), au point même de pactiser avec « l’ennemi », voire de théoriser cette tactique (le « vivre ensemble » est impossible) dans leurs collectifs de lutte, cela a de quoi inquiéter.

Pour Nedjib Sidi Moussa, l’air nauséeux du temps s’est emparé de ces collectifs, notamment des indigènes de la République. Un air fétide qui entérine l’assignation d’individus à une identité prétendue première et à leur inscription de force (à leur enfermement) dans une trajectoire historique collective (la « colonisation ») et dans une communauté fantasmée (« les » musulmans, « les » noirs, etc.1).

L’auteur dénonce également les alliances opportunistes (et médiatiques) entre « islamo-gauchistes » et réactionnaires (religieux ou non), « entreprise potentiellement dévastatrice pour les combats progressistes », tant elles mettent sous le boisseau la question sociale. De fait, « cette gauche assigne à résidence identitaire les individus qui voudraient s’émanciper de toute appartenance confessionnelle ou raciale ». Au nom d’une critique radicale des Lumières (et de ses promesses émancipatrices non tenues), certains en oublient à quel point les exploité-e-s et les colonisé-e-s puisèrent dans cet héritage pour alimenter leurs combats émancipateurs. Comme l’a écrit en son temps Jean-François Bayart, « l’analyse du nationalisme et de l’islamisme nous a montré que l’antagonisme, le rejet peuvent être des moyens de s’approprier les catégories mentales, les valeurs, les institutions de l’adversaire » (L’illusion identitaire, Fayard, 1996, p. 168)

Cette régression idéologique et politique puise également sa source dans la droitisation de la gauche de gouvernement qui, de reniement en reniement, a abandonné les classes populaires au rouleau-compresseur néolibéral et aux « entrepreneurs communautaires », tout en cooptant une fraction des élites émergeant des quartiers de relégation… arrivisme et opportunisme n’étant l’apanage d’aucun groupe.

Sortir de la confusion politique et de l’obsession identitaire en remettant les antagonismes de classes au coeur des analyses : tel est l’enjeu pour Nedjib Sidi Moussa qui nous appelle pour se faire à puiser dans les expériences passées (de l’Espagne rouge et noire aux combats anti-coloniaux, du ghetto de Varsovie au soulèvement de Soweto), à dépasser les logiques d’appareils sclérosés et tendre à la jonction des contestations politiques et sociales capable d’articuler anticapitalisme, antiracisme et critique du religieux.

Note

1. L’auteur cite opportunément Pierre Boilley : « Tout descendant de victime, doit-il, par essence, se considérer nécessairement à son tour comme une victime obligée ? »


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